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Globalisation et grèves dans les ports de commerce

lundi 2 décembre 2013, par WXYZ

Le transport de marchandises, comme celui des personnes, de l’information et des données financières, représente l’un des éléments centraux et essentiels du processus d’accumulation du capitalisme contemporain dans le cadre globalisé. L’analyse de ces flux (la logistique) est l’une des clés pour comprendre autant la dynamique du capitalisme que les dynamiques et les impacts de la conflictualité.
Un texte de Sergio Bologna nous informe sur les conflits sociaux importants qui ont bloqués ces derniers mois plusieurs grands ports. Il aborde aussi les autres limites et problèmes que rencontre aujourd’hui l’explosion du trafic maritime.

En guise d’introduction :
conteneurs, globalisation et lutte de classes

Parmi les facteurs qui ont rendu possible la « mondialisation » actuelle, ses caractéristiques et ses niveaux jamais atteints dans l’histoire, certains ont insisté sur l’importance qu’a été l’invention et l’introduction du conteneur, à la fin des années 1960. Sa standardisation et son caractère multimodal sur tous les supports du transport des marchandises (porte-conteneurs géants et plus petits, barges fluviales, camions, trains) lui a en effet permis de réduire considérablement les coûts du transport et les temps de transbordement. On estime généralement que les coûts de manutention, qui représentaient entre un tiers et la moitié du coût total du transport jusqu’aux années 1970, sont maintenant de l’ordre quelques pourcents. C’est à partir de sa diffusion et de sa généralisation que l’on a pu parler de chaîne logistique internationale.

Selon une étude menée par deux universitaires, dans un ensemble de 22 pays industrialisés, la « conteneurisation » du trafic explique 790% (presque une multiplication par 9) de l’augmentation du commerce au cours des vingt dernières années, beaucoup plus par comparaison que les accords de libre-échange (+45%) ou l’appartenance à l’OMC (+285%).

Cette explosion du commerce maritime international a entrainé la croissance inexorable de la construction navale, de la taille des bateaux (les derniers plus grands porte-conteneurs construits au monde mesurent 400 mètres de long sur plus de 50 de large) et le développement parallèle des infrastructures portuaires de plus en plus gigantesques (terminaux, quais, hangars, parkings, portiques, grues, gares ferroviaires, autoroutes…) et parmi eux, de quelques hubs (centres de concentration et de dispatching) comme Singapour, Hong-Kong, Rotterdam, Anvers, Dubaï, Busan (Corée du Sud) ou Los Angeles-Long Beach à l’échelle de continent ou d’un ensemble de pays, sur le modèle du trafic aérien passagers.

Derrière la réduction et la plus grande précision sur les temps de livraison, c’est aussi le just-in-time qui a été rendu possible, le ‟zéro-stock” et le développement de la production flexible à l’échelle internationale. Á cela s’ajoute, l’intervention grandissante du capital financier dans l’univers du transport maritime, et les phénomènes inhérents de spéculations… tout en légitimant, et rendant peut-être rentables, des projets pharaoniques d’élargissement des canaux existants ou le percement de nouvelles voies de passage interocéaniques (les 3 ou 4 projets de dédoublement du canal de Panamá, au Nicaragua, en Colombie…) ou encore l’ouverture de nouvelles autoroutes de la mer intercontinentales (les projets de transit via l’Arctique pour relier plus vite l’Europe et la côte est nord-américaine avec l’Asie). Sans compter les phénomènes d’accélération du temps, de fuite en avant dans l’obsolescence des navires, de leur surproduction et de la surcapacité des équipements.

Le transport de marchandises, comme le transport de personnes et de l’information, représente dans le processus de la valorisation internationale, l’un des éléments centraux et essentiels du processus d’accumulation du capitalisme contemporain. L’analyse de ces flux (la logistique) est l’une des clés pour comprendre autant la dynamique du capitalisme que les dynamiques et les impacts de la conflictualité.

Dans l’introduction de son dernier livre, Sergio Bologna indique l’importance de ce secteur à ce sujet.
« Si quelqu’un avait la patience de suivre les magazines du secteur des transports qui informent chaque semaine ou quotidiennement sur ce qui se passe dans le monde, il remarquerait que la conflictualité dans les ports, les aéroports, sur les autoroutes, les bateaux de la navigation marchande, dans les plateformes logistiques, est très élevée, sans comparaison avec d’autres secteurs industriels ou commerciaux. Dans cette veine, s’inscrivent aussi les deux grèves générales, très réussies, organisées par les Cobas [syndicats de base] dans les plateformes logistiques et les entrepôts en Italie au cours des premiers mois de cette année 2013. Il ne s’agit pas seulement de ‟signes” mais des conditions structurelles propres à un secteur où la grève peut, encore, pour des raisons technico-organisationnelles, ‟faire mal” et où la force de travail a encore un pouvoir de blocage presque intact. Ce n’est pas de la science-fiction de dire qu’une grève des transports et de la logistique bien pensée, même avec moins de forces, peut mettre un pays à genoux en quelques jours. » Banche e crisi. Dal petrolio al container, 2013 (‟Banques et crise. Du pétrole au conteneur”).

Dans cet article, Sergio Bologna, qui a analysé depuis des années le fret maritime (shipping), montre comment, au cours des derniers mois, ce gigantesque secteur global a été traversé par les luttes qui ont touché les principaux hubs internationaux (Hong Kong, Rotterdam, Los Angeles, Vancouver et Newcastle en Australie).

Les raisons de fond tiennent à la fois à la résistance contre la dérégulation du travail (et aussi à la pratique des fausses déclarations, ou de déclarations frauduleuses dans les documents de voyage sur la nature et le poids des marchandises transportées) qu’à la revendication pour des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail dans un secteur en pleine croissance et qui en outre a connu ces dernières années des niveaux croissants de profitabilité.
Le secteur de la logistique tend ainsi à représenter, en dépit de différences substantielles, des dynamiques de conflit analogues à celles des années 1960, à l’époque de l’ouvrier-masse dans l’usine taylorienne-fordiste, qui en son temps avait su renvoyer l’organisation de la chaîne productive comme un boomerang à la figure des directions d’entreprises et de leurs équipes des méthodes et de l’encadrement, en en faisant le lieu central de l’affrontement, la possibilité du blocage des flux productifs et le motif de résistances et de contre-attaques ouvrières sur les niveaux de productivité et d’exploitation avec une redoutable efficacité.

J.F., novembre 2013


Grèves dans la chaîne logistique : les ports

Sergio Bologna

« Rotterdam, le 20 octobre 2013, 23h00. Bonsoir, nous avons le plaisir d’informer notre clientèle qu’une action de grève sauvage (wildcat strike) nous créé des problèmes et que nous ne savons pas encore combien de temps cela va durer ». C’est ce qu’on pouvait lire il y a quelques semaines sur le site du principal terminal à conteneurs en Europe, le Maasvlakte 2 à Rotterdam, dirigée par la branche des opérations portuaires de la première compagnie mondiale, la Maersk.

Wild cat, Gatto selvaggio, ‟[Chat] sauvage”, un terme qui rappelle quelque chose à ceux qui ont connu la saison des luttes ouvrières en Italie au cours des deux décennies 1960-80.
Mais ce conflit de Rotterdam n’est pas un épisode isolé. Si nous regardons la scène à une échelle globale (la seule dimension acceptable lorsque l’on parle de shipping et de ports, qui sont de par leur nature, comme la finance et l’informatique, des marchés globaux), nous pouvons facilement remarquer que ce secteur est maintenant touché par une conflictualité de plus en plus âpre. Il ne s’agit plus d’épisodes de courte durée, quelques heures de grève rapidement résolues par la négociation ou tout simplement terminées à cause de la fatigue ou la peur chez les grévistes.
Á Rotterdam, la situation est revenue à la normale après plusieurs semaines. Á Los Angeles, en décembre 2012, la lutte des travailleurs du port, menée en particulier par les femmes travaillant dans les desk offices, a duré plus d’une semaine et a en outre déclenché un mouvement de grève sur la côte est des États-Unis qui a duré deux mois. À Hong Kong, en mai de cette année, les terminaux ont été bloqués pendant un mois par les travailleurs dans ce qui fut leur première expérience de grève, sans aucune organisation syndicale.
Si vous avez la patience d’aller sur le site www.thestrikeclub.com, vous pourrez facilement voir que l’intensité et surtout la durée des grèves dans les ports augmentent progressivement d’année en année. C’est d’autant plus significatif que cette tendance, clairement coordonnée par personne mais pour ainsi dire « spontanée », se révèle être particulièrement accentuée dans les hubs mondiaux comme le sont précisément Hong Kong, Rotterdam, le Los Angeles des conteneurs ou Newcastle, Australie, le plus grand terminal charbonnier du monde, où ont été menées pendant des mois des grèves tournantes et sélectives (rolling strikes) ou à Vancouver, où de la même manière, elles ont duré pendant trois mois. Et ces épisodes, qui affectent des hubs importants, créent, comme le dit une publication spécialisée à propos de la grève de Hong Kong, une situation extremely damaging, des dommages dévastateurs pour le trafic mondial.

Mais pourquoi tout cela arrive-t-il ? Parce que nous ne l’avions pas remarqué auparavant, ou parce que quelque chose a changé ? Est-ce que c’est seulement dû au fait, comme croit le savoir quelqu’un, que dans les terminaux à conteneurs – Maasvlakte 2 en est le parfait exemple – on est passé à un stade ultérieur de l’automatisation qui a réduit les effectifs de la main d’œuvre de la place, ou y a-t-il autre chose ?

Ce n’est certainement pas la crise, car en effet, ces luttes éclatent dans des ports en croissance, ceux où les exploitants de terminaux réalisent des chiffres d’affaires abondants et avec une rentabilité peut-être tout aussi positive. Donc, il s’agit d’actions qui tendent à obtenir une redistribution des profits, une dynamique habituelle dans les conflits industriels. Mais pour déclencher une protestation, il faut qu’il y ait des conditions de malaise particulières chez les travailleurs, le désir de redistribution en lui-même ne suffit pas pour déclencher une action. Un des facteurs qui peut déterminer ce malaise est certainement l’augmentation de la charge de travail. Partout dans les terminaux, les directions poussent à travailler plus rapidement, à augmenter la productivité, le rendement horaire, généralement avec la même quantité de personnel. Toujours plus répandue est la technique de la sous-traitance (à Hong Kong, seuls les employés des entreprises qui ont le contrat de sous-traitance pour la manutention se sont mis en grève). Et enfin la sécurité. La sécurité, l’intégrité physique et psychique des travailleurs sont de plus en plus menacées par les pratiques de déréglementation, ainsi que la charge de travail.

Malgré l’accent mis sur les problèmes de la safety&security qu’exhibent toutes les directions des sociétés portuaires, travailler dans les ports devient de plus en plus risqué. Ce sont du reste les mêmes compagnies maritimes qui le disent, il suffit de penser aux misdeclarations [fausses déclarations], qui causent d’énormes dommages, jusqu’aux risques de naufrages de navires entiers.

Qu’est-ce qu’est la misdeclaration dans le secteur du conteneur ? Elle se définit comme la déclaration erronée ou frauduleuse dans les documents de voyage sur la nature et le poids de la cargaison de la part de l’expéditeur. Marchandises dangereuses, substances toxiques se font passer pour des marchandises normales, sont déclarées sur les documents comme des marchandises normales, embarquées comme telles, sans aucun contrôle par les compagnies maritimes, qui se retranchent derrière l’habituel is said to contain [censé contenir] écrit sur tous les conteneurs. Et puis, peut-être que ces conteneurs avec des substances toxiques exploseront en plein navigation, tuant les membres de l’équipage et mettant en péril l’ensemble de la cargaison et le navire qui la transporte, comme cela s’est produit l’année dernière le « MSC Flaminia ».

Mais tout aussi grave est la misdeclaration sur le poids du conteneur : si un conteneur de 20 pieds, habituellement dédié aux marchandises lourdes, au lieu des 24 tonnes en moyenne en contient 32 et en déclare 20, cela peut créer des problèmes à la grue qui le soulève, au personnel qui est sous la grue, mais également à l’arrimage du bateau où la répartition de la charge est régie selon des paramètres déterminés. À la limite, si le nombre de conteneurs ‟mal-déclarés” est élevé, cela peut provoquer des problèmes à l’entrée du navire dans le port, où un surcroit de poids produit un plus grand tirant d’eau, avec le risque de racler le fond ou de rester bloqué. Le problème créé par les fausses déclarations est tel qu’il a conduit les grandes compagnies maritimes à mettre en place un groupe de travail pour enquêter sur la nature et la cause des incidents, tandis que l’International Maritime Organisation (IMO) envisage de rendre obligatoire le contrôle du poids des conteneurs avant l’embarquement.

Encore plus important est le danger causé par un mauvais arrimage des marchandises à l’intérieur des conteneurs, on pense même que c’est la première cause des accidents qui se produisent. Un autre problème, qui peut provoquer des dommages à l’intégrité physique de l’opérateur, cette fois dans la phase d’ouverture et de vidage du conteneur, est l’aération insuffisante, la désinfection du conteneur, avant de le remplir de nouveau avec d’autres marchandises. Dans le cas du transport de produits périssables, alimentaires ou similaires, pas seulement dans le cas du transport de produits chimiques, des gaz toxiques peuvent se produire à l’intérieur du conteneur. Des raisons les plus diverses et impensables font qu’un conteneur vide peut générer autant de risques pour la santé et l’intégrité de l’opérateur qu’un conteneur plein ‟mal-déclaré”.

Ce contexte , qui crée déjà des raisons suffisantes de malaise et de protestation chez les travailleurs, doit en outre être placé dans le panorama répugnant de la spéculation internationale sur la navigation, dans la course folle de la construction de plus en plus de bateaux dans un marché où les taux de fret sont au minimum en raison de la suroffre de cale, ce qui pousse à envoyer à la démolition des navires encore jeunes et efficaces (disons teenagers), dans une orgie de déchets et une ineptie qui amène les ports à procéder à des choix symétriques hors de toute raison, en particulier en Europe.
Ce qui se passe aujourd’hui dans la finance du shipping est semblable à ce qui est arrivé dans la finance de l’immobilier ou des hedge funds, un soi-disant marché, en réalité un cirque, un show de variétés, une roulette, sans aucun contrôle. Même le système bancaire allemand est menacé par ces pratiques, au point que l’autorité de surveillance a obligé les banques à présenter un rapport trimestriel sur leur exposition dans le secteur du transport maritime, comme l’a déjà signalé en février de cette année, la Lloyd’s List. Un spectacle déprimant qui contraste avec la condition humaine de millions de travailleurs de la mer, des ports, de la logistique, desquels il semble possible d’extraire un surtravail sans limites.

Wildcat strike. Grève sauvage. Il y a 40 ans, on aurait dit : « bien creusé vieille taupe ! » Aujourd’hui, nous disons beaucoup plus modestement : « Il est temps que le travail commence à se faire respecter, à se rebeller, ils ont trop tiré sur la corde. »

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Publié le 10 novembre 2013 sur le site commonware.org (puis sur de nombreux autres sites italiens)

Traduction par nos soins.


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