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Autopsie de l’action humanitaire

mardi 18 mars 2008, par Courant Alternatif

Après les grands shows médiatiques sur « le Darfour, un génocide oublié » avec en vedettes Bernard Kouchner et George Clooney, l’affaire de l’arche de Zoé nous interpelle par de nombreux côtés. Elle semble un condensé de toutes les dérives. Président français se croyant encore au bon vieux temps des colonies, promettant de ramener ses ressortissants en France, avec l’aval de toutes les télés qui ont laissé croire qu’ils pourraient être jugés en France. Où a-t-on vu que les immigrés en France sont jugés dans leur pays d’origine quand ils commettent des crimes et délits ? Dictateur fantoche à la solde de la France tristement célèbre, sur lequel couraient des rumeurs d’utilisation d’enfants-soldats, se posant soudainement en défenseur des enfants et de l’Afrique offensée par les colons. Lynchage médiatique des aventuriers de l’arche de Zoé, accusés d’escroquerie et de pédophilie par les medias mêmes qui les auraient applaudis caméras au poing s’ils avaient réussi à enlever les enfants. De fait, la fameuse affaire de l’arche de Zoé est symptomatique du triomphe de l’ « humanitaire » comme mode d’analyse du monde et comme méthode de règlement des conflits.

L’humanitaire au premier plan

L’humanitaire moderne est souvent associé à la première apparition des « french doctors » pendant la guerre du Biafra en 1967 qui fonderont plus tard Médecins sans frontières, ou aux grandes opérations caritatives et médiatiques du type chanteurs contre la faim en Ethiopie en 1984, ou plus récemment au déploiement logistique impressionnant après le tsunami de décembre 2004. Mais il ne faut pas oublier que des organisations comme la croix rouge existent depuis 1863 et que les églises ont assuré l’équivalent de cette mission au fil des siècles. Ce qui change justement aujourd’hui est que l’assistance caritative n’est plus seulement une affaire de chapelle mais de plus en plus le domaine d’organisations non gouvernementales sans références religieuses, agissant sans objectifs missionnaires. Le fait nouveau est également le développement considérable de ces ONG qui bénéficient aujourd’hui d’un poids politique et économique équivalent à certains Etats et qui sont capables de peser dans le concert des nations.

Pour comprendre ce développement de l’humanitaire, on ne peut ignorer l’influence de l’effondrement des régimes dit « socialistes » à la fin des années 80 et le recul des idéologies de transformation radicale de la société. Assurément, le caritatif a pris la place laissée vacante par les projets révolutionnaires. La volonté de faire disparaître les injustices de la planète ne passe plus par la révolte et les projets de sociétés alternatifs, mais par l’action concrète, porteuse de résultats immédiats en terme de vies sauvées. Derrière ce changement de la façon d’agir, il existe deux sentiments exacerbés : la culpabilité et l’impuissance.

La culpabilité repose principalement sur le constat réaliste que la prospérité des sociétés occidentales est le fruit de l’exploitation des richesses du sud. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les principales ONG sont soutenues et financées par les classes moyennes d’Europe et d’Amérique du Nord. Cette culpabilité suppose donc la prise de conscience d’une situation injuste dans laquelle il existe une certaine forme de responsabilité individuelle de par sa position sociale. Par là même elle repose aussi sur une modification des rapports sociaux marginalisant de plus en plus la notion de solidarité au profit d’une compassion porteuse d’une inégalité de fait entre la victime et le charitable.

Toute fois, l’apitoiement n’est pas le seul moteur de l’humanitaire. Il nécessite également une farouche envie d’agir. Pas pour transformer la société et faire disparaître les causes de l’injustice. Cet objectif est désormais définitivement rangé au rayon des utopies irréalistes, voire des idéologies criminelles, ou alors, il est tout simplement perçu comme inatteignable immédiatement. La chanson des restos du cœur ne proclame-t-elle pas depuis plus de 20 ans « Je ne te promets pas le grand soir, mais juste à manger et à boire » ! L’urgence c’est de sauver des vies, pour la révolution on verra plus tard. Si nous en sommes là c’est qu’il faut effectivement bien admettre notre impuissance à changer le monde aujourd’hui ou du moins dans un proche avenir. L’action humanitaire est ainsi devenue le seul substitutif efficace à l’action politique car il est concret et les résultats sont visibles immédiatement. En plus il permet d’éviter les débats idéologiques interminables et fratricides.

Bien sûr tout ceci ne fonctionnerait pas sans un vecteur très puissant permettant d’alimenter ce double sentiment de culpabilité et d’impuissance : les médias. Les ONG sont intrinsèquement liées à eux. Elles en dépendent pour leur financement et pour faire connaître tel conflit ou telle catastrophe naturelle. Les médias servent à communiquer l’image de la victime, en général éloignée géographiquement et culturellement. Cette distance permet de renforcer la sensation d’impuissance. En relayant des situations atroces, à l’autre bout de la planète, ils nous font prendre conscience de notre incapacité flagrante à stopper l’innommable par la seule action politique. Les victimes mises en lumières là-bas par les médias, peuvent mourir dans les mois, dans les semaines, ou dans les jours prochains. Notre baratin de révolutionnaire sur la critique du capitalisme et la nécessité de changer de société est alors perçu comme irresponsable et totalement inefficace pour empêcher les morts de se produire.

Outre cette volonté d’agir concrètement et immédiatement contre les injustices subies sur la planète, le développement de l’humanitaire n’est peut-être pas étranger à l’affaiblissement des grandes luttes ouvrières que nous avons connues dans les pays industrialisés. Faute de luttes de grandes ampleurs ici, servant à satisfaire notre volonté de résistance contre l’ordre capitaliste, nombreux sont ceux qui s’investissent dans le milieu associatif défendant les opprimés de là-bas. Nous sommes cette fois plutôt dans le registre du défoulement : n’arrivant pas à trouver d’exutoire pour contester notre propre domination, nous nous rattrapons en nous faisant les porte-parole d’autres opprimés. C’est notamment le credo des ONG de défense des droits de l’Homme comme Amnesty International ou la ligue des droits de l’homme, mais on pourrait également analyser comme cela l’émergence de mouvements tels que le réseau éducation sans frontières.

Les moyens d’action de ces organisations ne sont plus les 4x4 et les sacs de riz, mais le droit et la justice. La défense des droits humains repose sur le postulat que les Etats et en particulier les Etats démocratiques ont le souci de respecter certaines normes juridiques et morales. Cela s’accompagne d’un certain aveuglement sur la nature réelle des démocraties et d’une foi quasi religieuse dans le pouvoir des textes juridiques. Cela ne peut nous satisfaire car le droit n’est que l’expression du rapport force entre le pouvoir politique et les mouvements sociaux. Dans le contexte actuel de régression des luttes, il est donc plutôt extrêmement restrictif. Par exemple, les associations de défense des étrangers sont obligées d’utiliser et de défendre au quotidien le droit issu des lois Pasqua, Chevènement, Sarkozy etc.

Dans le domaine de la défense des droits, les démocraties occidentales sont également championnes hors catégorie de l’hypocrisie, adoptant à tour de bras des superbes déclarations universelles, conventions de Genève et traités internationaux en tout genre, mais s’empressant immédiatement d’en contourner l’application. Une encyclopédie ne suffirait pas à dresser l’inventaire de ces textes et des mille et une méthodes utilisées pour les vider de toute substance. Pour en revenir à l’exemple de la défense des immigrés, combien de fois avons-nous vu des batailles juridiques victorieuses se solder par un changement de loi destiné à annuler tous les effets bénéfiques de la jurisprudence durement gagnée ? Bien sûr, la « guérilla » juridique n’est pas à négliger pour gêner le pouvoir, cependant beaucoup d’ONG en font une fin en soi, en demandant l’adoption de textes que les Etats n’appliqueront que dans la limite de leur bonne volonté.
Croyance au respect des droits de l’homme par les démocraties, sentiment de culpabilité face au drame médiatisé du Darfour, volontés d’action immédiate et concrète, c’est sans doute un peu tous ces ingrédients qui sont à l’origine de l’opération calamiteuse de l’arche de Zoé.

L’arche de Zoé, ou les dérives de la radicalité dans le domaine de l’humanitaire

Le premier épisode de cette histoire est classique. Les projecteurs médiatiques se braquent sur une des régions de l’Afrique où des populations civiles sont massacrées dans des conditions affreuses, où les populations fuient pour atterrir dans des camps de fortune et survivent dans des conditions très difficiles. Ces massacres ont lieu au Soudan, pays en difficulté avec les puissances occidentales, une des pointes avancées de la conquête du continent africain par la Chine. Les populations se réfugient au plus près, c’est-à-dire au Tchad, dictature maintenue au pouvoir par la France. Ces éléments là ne sont bien sûr pas donnés par les medias. On joue sur le ressort de l’émotion, des appels sont lancés, à la population pour des dons, et aux gouvernements pour un corridor humanitaire. On est déjà en train de verser vers la real politique, sachant que ce corridor ne peut être mis en place que par des armées occidentales dans une région objet de conflits entre grandes puissances et entre puissances locales. Ensuite, tout ceci est enterré dans les couloirs de l’ONU, comme un élément parmi d’autres du grand marchandage de cette région. Pendant ce temps, les ONG prospèrent, une des plus grandes opérations humanitaires de tous les temps est organisée. Pendant ce temps, les massacres continuent, les ONG n’ont ni le pouvoir ni la mission de les empêcher, leur rôle est de récupérer les blessés et les survivants sans gêner la diplomatie en cours, donc les Etats impliqués dans ces massacres.

Mais en France, il a bien été entendu par quelques uns qu’un génocide était en cours, et continuait. Le mot « génocide » est chargé d’une force émotionnelle particulière en Europe, où on ne pourra plus jamais dire depuis 1945 « on ne savait pas ». Il est chargé aussi d’une certaine force en France, à cause de la responsabilité du gouvernement dans le génocide rwandais, lui aussi dans l’indifférence. Si génocide il y a, il faut le stopper, ou à défaut, car comment stopper un génocide lointain, sauver le maximum de vies humaines, et bien sûr, comme on se situe dans le registre de l’émotion, sauver des enfants. Et pour ça, tous les moyens sont bons. S’il s’agit de sauver des vies, quelle importance y a-t-il à être instrumentalisé par les puissances qui agissent localement, comme par exemple être récupéré par le gouvernement en cas de réussite de l’opération ? S’il s’agit de sauver des vies, quelle gravité y a-t-il à proposer de participer à l’opération à des familles en désir d’adoption (ce n’était pas la motivation de toutes) ?

L’utilisation politico-médiatique du terme génocide est porteuse de nombreuses perversions. Dans l’imaginaire occidental, génocide est synonyme de victimes innocentes, particulièrement s’il s’agit des enfants. D’un coup, la victime est extraite de tout contexte politique, social et culturel. Le statut d’acteur, d’être social, lui est du même coup dénié. Et lorsque ceci se recoupe avec plus de 150 ans de propagande coloniale qui nous marque tous, y compris les anticolonialistes, ceci peut s’avérer dramatique. L’Afri-que n’est pas seulement le terrain de jeu des grandes puissances qui y poussent aux massacres réciproques. Un Africain n’est pas un Européen noir victime de la misère. Les structures familiales n’y sont pas les mêmes, et notamment avoir perdu son père et sa mère biologico-légaux ne fait pas de vous un orphelin. Pour être orphelin, il faut souvent avoir perdu tous ses oncles paternels, voire toutes ses tantes maternelles, ce qui fait du monde là-bas. La famille n’y est pas nucléaire, et ce ne sont pas les géniteurs qui y décident du sort de leurs enfants. Ce sont des conseils de famille voire des conseils de village. Dans une situation de misère et de guerre civile, de pouvoir corrompu, où les ONG ont souvent une présence civile plus importante que l’Etat (en terme d’infrastructures, d’éducation, de santé...), il est normal pour la population d’essayer d’utiliser leur présence et leurs propositions pour améliorer le sort du groupe ou de quelques uns.

Cette réaction émotionnelle l’horreur du génocide, sa résonnance avec l’extermination des Juifs et des Tsiganes en Europe, en fait oublier l’histoire : personne n’a sauvé d’enfants juifs en France par des opérations commando d’extraction. Ces enfants avaient tous été confiés à des réseaux par leurs parents. Ils n’ont pas été extraits du continent européen auquel ils appartenaient. Il n’y avait pas des victimes et des sauveurs, car en cas d’arrestation, leur sort était commun : la mort pour tous. Là, nous avons des Français qui viennent sauver des enfants africains dans une région gouvernée indirectement par la France, dans un continent qui ne cesse d’être sauvé, de l’enfer, du paganisme, de la misère, de la barbarie, depuis plusieurs siècles, toujours pour le plus grand bénéfice, y compris financier, de ses sauveteurs. Ce que cette histoire montre, de façon tragique pour les enfants, de façon très dure pour les membres de l’association, c’est qu’on ne peut pas faire l’impasse sur le colonialisme, sur l’analyse politique au prétexte d’une action efficace et rapide. On ne peut pas sauver des enfants en mentant à leur famille, ou en niant qu’il s’agit de leur famille car elles ne le sont pas au regard de nos critères culturels. On ne peut pas sauver des enfants en ignorant leur pays, leur société, leurs parents. Cette façon d’agir ne fait que reproduire le schéma colonial hérité du passé, même au corps défendant des individus qui agissent ainsi. C’est toute la différence entre la charité, l’humanitaire, et la solidarité. La solidarité, c’est un partage réciproque dans lequel il n’y a ni victimes ni sauveurs, mais des acteurs en lutte contre le même ennemi.

Sur la base de cette opération, toutes les manipulations étaient ensuite possibles, et le moins qu’on puisse dire c’est que les gouvernements français et tchadien ne s’en sont pas privés. Un Président de la République qui se comporte comme si on était encore au temps des colonies, « je vais les ramener personnellement », des avocats qui nient le droit à un pays de juger de crimes commis sur son territoire. Une dictature fantoche qui se pose soudain en défenseur d’enfants dont elle ne s’est jamais souciée, en défenseur d’une souveraineté nationale qui est constamment bafouée, pour ensuite se coucher devant la France en lui renvoyant ses ressortissants au premier besoin d’aide militaire... Un procès à la mesure de la « justice » tchadienne, confirmée par une France impliquée jusqu’au cou dans toutes ces histoires...

On peut comprendre le sentiment d’impuissance et de culpabilité devant les images médiatiques des horreurs de ce monde, de la part de téléspectateurs isolés qui cherchent un moyen d’agir pour ne pas être coupables par omission. Mais dans ces situations peut-être que le courage politique signifie savoir renoncer à agir à tout prix, lorsque nous ne connaissons et ne maîtrisons finalement rien des enjeux sociaux et géopolitiques. Vouloir le bien de l’humanité malgré elle, c’est ce qui a fait une des bases du totalitarisme au 20ème siècle. L’émancipation des opprimés ne peut être que l’oeuvre des opprimés eux-mêmes, même si c’est long, décourageant, si ça semble (souvent à juste titre) inefficace à court terme.

Sylvie, Antoine, OCL Paris


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