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CA n° 220 - mai 2012

A propos du caminar indignado

Espagne

vendredi 27 avril 2012, par Courant Alternatif


A propos du caminar indignado

Le mouvement dit des « indignés », particulièrement dans l’État espagnol, continue de susciter des réflexions de toutes sortes ; sur ce qu’il peut signifier comme mouvement singulier au regard des expériences précédentes, sur ce qu’il dit de la période dans son sens le plus large et ses capacités à peser dessus, à modifier l’état de choses existant, sur, comme l’on dit généralement, ses potentialités (ce qu’il ouvre, débloque…) et ses limites, ses contradictions internes et ce qui les fait tenir ensemble...
Le texte qui suit est une contribution supplémentaire à une réflexion qui doit demeurer ouverte et permanente, particulièrement à cause de la période instable que nous vivons, en Europe notamment.
Réflexions, discussions sur les conditions de possibilité de (re)formuler des propositions, essentiellement pratiques, cherchant à articuler les résistances sociales multiformes au commandement capitaliste (à ses injonctions disciplinaires et sa logique destructrice, nihiliste et mortifère) et des expériences de lutte, créatives et créatrices, en tous cas émancipatrices, indiquant que la sortie du capitalisme est non seulement nécessaire mais également tout aussi désirable que possible.


A propos du caminar indignado

Mai 2011. En simplifiant, nous appelons 15M le début dans la région espagnole d’un « mouvement », moins comme réponse mimétique à celui qui s’est développé dans les rues arabes, et plus particulièrement en Tunisie et en Égypte, mais comme réponse à une situation de formes très différentes, mais de même nature : contre la marche accélérée de l’actuel système technique et capitaliste qui, en croissant, contamine, détruit la planète et nous conduit à la misère. Mouvement non seulement comme le résultat de la puissance de mobilisation des réseaux internautes – qui existe –, mais conséquence logique et nécessaire que cette même marche du système capitaliste précité nous impose. Pas tant un mouvement surgi par génération spontanée, mais précédé par des luttes amples, si nous pensons par exemple l’occupation de la Banque Banesto [en soutien de la grève générale de 24 heures de septembre 2010] ou le mouvement V de Vivienda [lutte pour le logement et contre la métropolisation en 2006-2007] à Barcelone, au niveau local, ou les émeutes de la faim dans une grande partie de la périphérie capitaliste, à un niveau général Contre ce rythme accéléré du système, s’oppose une marche indignée qui questionne l’organisation et la hiérarchisation sur ce monde qui nous est imposée ; une marche en avant qui soulève des questions et des interrogations sur ce mouvement lui-même et sur les réponses qu’il a formulé depuis son départ.

C’est d’affronter une situation identique qui explique l’internationalisme du mouvement, la réponse qui parcourt une bonne partie de la géographie et unifie les actions, les formes – assembléaires – et les discours. On a pu compter des actions simultanées, à certains moments, dans plus de 900 villes en Europe, Amérique, Asie et Afrique, et les mêmes slogans parcourent ce territoire.

Un « mouvement » hétérogène

C’est la matérialité de l’enjeu, la matérialité de l’action de ce système sur nos vies, qui fait confluer ici, dans la région espagnole, dans un même mouvement, des personnes et des opinions aussi diverses. Diversité en âge, en revenant ainsi aux discours de l‘auto-organisation et des assemblées des années 1970. Diversité dans l’idéologie et les manières de comprendre le système que nous combattons, certains critiquant seulement ses aspects les plus indécents avec des propositions allant dans la même logique que celle du système qu’ils déclarent discuter avec des modes de dénonciation renforçant ce qui est dénoncé, d’autres proposant de modérer ses défauts au moyen d’une gestion différente de cette société et d’autres qui veulent se plonger dans ses causes et pas seulement dans ses effets afin d’en sortir, en pensant que des changements majeurs ne sont pas possibles à l’intérieur du système capitaliste, qu’il n’est pas possible de sortir du capitalisme en restant dedans. Diversité aussi à l’égard de leurs relations avec les médias et avec la technique en général : depuis les amateurs passionnés des nouvelles technologies qui les considèrent comme des éléments libérateurs, jusqu’à ceux qui critiquent la totalité du progrès technique ; certains pensant que nous pouvons utiliser la technique, d’autres que c’est la technique qui se sert de nous. Diversité aussi dans les perspectives : ceux qui saluent dans ce mouvement le retour de la « question sociale » et ceux qui dans le mouvement sont plus sceptiques et prévoient déjà sa fin inéluctable. Diversité également dans l’engagement : ceux qui proviennent de vieilles militances, ceux qui, jeunes, sont en train d’élaborer un travail militant, et les plus critiques envers tout militantisme considérant que mettre sa vie au service d’une cause est, trop souvent, transformer la cause en dogme.

Une si grande diversité empêche peut-être de parler d’un mouvement, c’est pourquoi au début nous l’avons mis entre guillemets : et c’est seulement par souci de simplicité que nous utilisons ce terme qui comprend de si nombreuses et diverses conceptions et tendances. Mais ce qui maintient dans un même regroupement ces sensibilités et ces raisonnements n’est pas tant la critique idéologique et militante appelant à un changement, que la pression qu’exerce sur eux le système lui-même (coupes dans les salaires, dans les conditions de vie, dans les libertés). Comme cela s’est produit avec la critique du travail : dans les années 70, elle a été menée au niveau critique et militant, et dans les années 80 c’est l’activité même du capital qui a laissé les travailleurs sans travail et a transformé le travail en une denrée rare. Ou, comme c’est le cas maintenant avec la consommation : si dans les années 60, dans la société de consommation (obligatoire) sa critique idéologique était subversive, maintenant c’est le discours du capital lui-même, dans son processus de valorisation, qui fait la critique pratique de la consommation en réduisant les salaires et prestations sociales, tendant à mettre fin à la société de consommation telle qu’elle s’était développée dans les pays du centre capitaliste.

Pouvoir d’agir
contre représentation

L’arme dont s’est doté ce mouvement est l’assemblée : horizontalité, recherche du consensus (pas l’uniformité, qui pulvérise les minorités), pour éviter le vote qui nous sépare. Pour la coordination, délégués rotatifs et révocables. Pour son développement, il se dote des outils qui évitent la manipulation, la répétition des propositions, la rhétorique qui peut obtenir des assemblées l’approbation de propositions moins intéressantes que d’autres et présentées plus brutalement... Étant conscient de ce qu’une assemblée peut être manipulable, sans la mythifier pour autant, simple moyen et en même temps fin, en ce sens qu’elle visibilise l’ambition émanant du mouvement : une critique de la représentation, une société d’égaux.

« Personne ne nous représente » l’un des slogans les plus scandés, se réfère à cette critique de la représentation. L’absence de drapeaux dans les manifestations, les rassemblements et blocages devant le Parlement, l’insistance à ne pas dialoguer avec l’administration, l’occupation de la rue et des lieux publics, en disent long sur les manières de voir et le sens profond de cette pluralité (organisée) en mouvement.

« Nous allons lentement, parce que nous allons loin », un autre des slogans les plus scandés, en révèle aussi beaucoup sur l’orientation future de tant de sensibilités, raisons et raisonnement rassemblés. Au-delà des récits émancipateurs projetés vers l’avenir, ce qui domine est l’intervention ponctuelle, l’entraide, dans un chemin qui se sait long parce que ce dont il est question, pour beaucoup, ce n’est pas d’apporter trois ou quatre retouches, mais le système lui-même. Ce mouvement ne dessine aucun futur (ici certains y voient ses carences, d’autres ses succès), mais plutôt il l’anticipe.

La décentralisation, la dissolution de la centralité de la Place de Catalogne à Barcelone, par exemple, et le rôle principal joué par les assemblées de quartiers et de villes signalent, au-delà d’une meilleure communication par le simple fait d’être moins nombreux, la critique de la mégalopole et de son pouvoir de décision et l’affirmation de la dimension locale. C’est ici, à l’échelle locale, que se modifient les relations de voisinage (repas de rue, cinéma de quartier, marchés d’échanges, tentatives d’éviter la médiation de l’argent...), les espaces (occupation des rues, des places, jardins potagers...), le langage (échange de connaissances, d’émotions, de réflexions). C’est là où la solidarité s’active spontanément, mise en évidence, par exemple, dans la mobilisation contre les expulsions, etc.

Quelques questions

Questionner, s’interroger sur les aspects du mouvement ou sur le mouvement lui-même est tout à fait logique dans un mouvement qui, plus qu’une réponse (il n’a pas de programmes, il ne dessine aucun futur) est une question. Question que suscite le retour de la « question sociale ». Question sur la façon de sortir du système actuel (pour certains, simplement corrompu ; pour d’autres, néo-libéral ; pour d’autres encore, technique et capitaliste...) et génère une pluralité de réponses, et parmi elles, certaines qui confluent dans une activité nettement marquée par un caractère antihiérarchique indiquant une volonté de transformation fondamentale du système.

Question sur le rôle que joue la théorie dans son succès sur les propositions à mettre en œuvre pour sortir de la situation actuelle. Élucider si analyser les causes de ce malaise empêche de se perdre dans des retouches pour le modérer, retouches pour allonger la durée de vie de ce système ..., ou si critiquer ses fondements est la condition pour agir sur les causes ... Peut-être que mettre l’accent sur l’importance du travail théorique pour construire une autre société, c’est donner vie aux avant-gardes, aux minorités qui reflètent la hiérarchie qu’elles disent abolir, qui connaissent la direction à prendre ou ne pas prendre en critiquant les personnes ordinaires, les gens du commun, qu’Orwell appelait « common decency ». L’idée de considérer les gens en général comme grégaires, passifs, est plus le résultat de séances prolongées devant la télévision ou de la lecture des chroniqueurs et des critiques des faits de société, que le produit de l’observation immédiate, dans une relation d’égal à égal, que te donne à voir la décence ordinaire des personnes communes, plus prêtes à des pratiques désintéressées, à la solidarité, au partage, à l’entraide, et à la méfiance envers l’autorité, attitude venant du fait de se savoir en butte aux lois de l’État et de l’économie. Il ne s’agit pas ici de magnifier les gens par le fait d’être pauvre et de leur donner par là une supériorité morale, nous sommes bien enseignés par Marius Jacob : « J’ai compris tout le fardeau moral de ce préjugé  : se croire vertueux et intègre par le fait d’être un esclave. »

Si réforme ou révolution ... ; question qui demeurera comme non pertinente. La question sur ce que l’on vise, si c’est la fin du capital et de l’État ou simplement un système moins mauvais, n’est pas la plus opportune si l’on veut comprendre ce mouvement qui, plus que discuter sur ce qu’il peut développer dans l’avenir, affirme ce qu’il déploie dans le présent.

Dans le milieu de la critique du système capitaliste dans les années 1960, une vision progressiste de l’histoire, qui allait du communisme primitif au communisme que le capitalisme lui-même accoucherait dans son moment final, était monnaie courante. Maintenant, dans ce milieu de la critique intellectuelle, cette vision progressiste continue, mais inversée et ce que cette fin accoucherait désormais ne serait plus le communisme mais la catastrophe. Les deux critiques supposent des lois de l’histoire ; mais l’histoire n’a pas de lois ni de sens, le sens ce sont les gens qui le donne au moyen de la révolte et c’est ainsi que se sont produites dans l’histoire des réalités de l’émancipation sociale dans cette phase capitaliste : Paris, 1871, Berlin, 1919, Barcelone, 1936 ... Il n’est pas nécessaire d’attendre quelque chose d’insolite, de jamais vu, c’est dans la même dynamique que se construisent d’autres relations.

Question sur le renforcement de l’État. Si l’on peut parler d’une vue d’ensemble de ce mouvement, le mot et le fait de l’occupation de l’espace public devrait avoir une place centrale : toutes les activités, assemblées, groupes de travail ... se développent de manière ouverte dans les places et tentent d’occuper les espaces considérés comme nécessaires pour l’avancée du mouvement. L’auto-organisation et s’auto-occuper de soi-même s’affirment en opposition à l’organisation conçue au travers de l’État. Toutefois, dans les revendications concrètes contre les coupes dans la santé ou l’éducation, par exemple, on en revient à réclamer que ce soit l’État qui s’en occupe, renforçant ainsi de nouveau un État considéré comme une entité neutre au-delà de la division entre classes, exaltant la fiction d’un espace séparé dans lequel nous serions tous égaux. Contradiction renforcée par certaines initiatives (réforme électorale, réforme constitutionnelle, ...) qui conduisent directement à cette consolidation de l’État.

Question sur le retour du politique dans l’activité et le discours de ce mouvement. La suprématie de l’économie a progressé au point de transformer la politique en une fiction. C’est maintenant clair, surtout après ce qui s’est passé en Italie et en Grèce : le triomphe du marché dicte les politiques et les politiciens (les gouvernements). L’illusion démocratique demeure une illusion. La politique disparaît, va se placer dans les rubriques société des médias, en conservant, là oui, sa fonction répressive, en transformant ainsi les vrais problèmes de santé, d‘éducation, de chômage et de logement, en questions d’ordre public. Mais l’affrontement avec l’économie est politique, est social, il est macrosocial. En ce sens, nous disons que le politique, terrain de ce mouvement, est de retour. Et revient la question du pouvoir et de notre pouvoir, que nous ne pouvons pas éluder : être 100 et pas 10, c’est un pouvoir que nous avons pour empêcher une expulsion, par exemple. Une autre chose est le pouvoir hiérarchique, le pouvoir d’Etat, à détruire ou à maintenir toujours dans un état défaillant (Cossery).

La coordination du mouvement, nécessaire dès qu’il acquiert un caractère global, pose le problème de la médiation. Que le système qui régit ce mouvement soit horizontal et transversal ne veut pas dire qu’il évite la question des médiations : la relation entre les gens n’est pas immédiate, elle passe par diverses médiations, institutions, nécessaires pour résoudre la vie en commun. Il ne s’agit pas de construire un Eden, un monde parfait, mais un monde habitable pour tous, sachant que ce que nous pouvons changer, ce n’est pas les personnes, mais les relations entre elles, qui sont ce qui constitue une société.

Question sur la violence et son usage. Question discutée dans toutes les assemblées. Il semble que soit majoritaire la voix de ceux qui sont en faveur de la désobéissance civile, des actions non violentes, ce qui ne signifie pas de ne pas se défendre. La non-violence n’est pas l’inaction, au contraire, elle est action directe de confrontation à l’État, sans utiliser ses méthodes violentes de la brutalité armée. S’affronter à l’État, à l’état des choses établies, est considéré par le pouvoir comme hors la loi. Nous ne pouvons pas utiliser la brutalité armée de l’État pour l’affronter : sur son terrain, nous perdons. De nouvelles formes et de nouveaux lieux d’affrontement doivent émerger au cours de la marche en avant de ce mouvement. Parler d’employer la violence n’a pas non plus plus de sens, parce que le même mot conduit à ne pas se comprendre, à se perdre. Le même mot, dans ce cas violence, ne peut pas recouvrir des réalités aussi disparates que la violence d’État, la torture, l’assassinat, la guerre, la violence qui consiste à couvrir l’Irak de bombes, la violence que représente le pillage et la destruction de la planète ... et à la violence de briser un distributeur de billets ou de se défendre d’une charge de police avec des pierres.

Entre nous, il pourrait être préférable d’utiliser le terme de violence pour qualifier le système actuel de domination dans son fonctionnement normal, et pas seulement dans son exception, c’est-à-dire pour parler de la violence quotidienne de l’État, de la violence de l’économie, de la violence des médias, etc. Et ne pas perdre de temps dans une fausse polémique créée par la propagande de l’Etat.

De certaines assemblées
à d’autres

Il n’est pas rhétorique ou nostalgique de comparer le mouvement actuel des assemblées avec celui qui parcouru la région espagnole dans les années 1960, 1970 et que les pactes de la Moncloa, en 1978, ont condamné. La grande différence entre les deux montre le changement d’une société et des attentes forgées en elle, dans un court espace de temps.

Dans ces années-là effectivement eu lieu sur le territoire espagnol un mouvement d’auto-organisation dans les usines, les quartiers, les écoles, les universités, les prisons... qui cherchaient à obtenir de plus grandes quantités de liberté et de bien-être. Il laissait derrière lui une Espagne ancestrale, soumise par la dictature cruelle et entrée dans l’industrialisation, l’urbanisation et la prolétarisation. Un jeune prolétariat arrivait à la ville et à l’usine et en l’absence de représentation (il y avait seulement un syndicat vertical favorable au régime fasciste) il se représentait lui-même. En 1962, l’insurrection des mineurs des Asturies marque le début de ce mouvement assembléaire. Puis, en solidarité avec sa répression par l’État, et avançant leurs propres revendications, ils commencent à paralyser la production des grandes usines : les décisions sont aussi prises en assemblée. Début d’un mouvement d’auto-organisation, d’assemblées décisionnelles, de délégués révocables, qui s’étend à tous les secteurs : champs, construction navale, bâtiment, mines, métallurgie, chimie, textile... L’organisation s’effectuait principalement par les usines et dans une moindre mesure par quartier.

Tout cela se produisit dans une situation internationale de large contestation du système depuis le centre même des pays capitalistes, allant de la montée de la contreculture, des mouvements de rébellion en Italie, en Allemagne ... jusqu’à la grève générale en France de 1968 avec l’occupation des principales usines Dans ce contexte, s’étend alors, dans la région espagnole, un mouvement de mobilisations et de grèves qui en vient à arrêter la production et à menacer la transition continuiste négociée par tous les partis politiques. Un mouvement qui s’est révélé suffisamment puissant pour imposer de force ce pacte, mais pas assez pour donner une orientation anticapitaliste à la transition.

La critique du système, défini et compris comme capitaliste, s’articulait sur la critique de l’économie politique : les effets du capitalisme étaient remis en question : ses bas salaires, son système de primes, ses inégalités salariales, en même temps que son absence de liberté d’association et de revendication, et tout cet ensemble se canalisait dans une lutte sociale émancipatrice.

Le sujet qui se rebellait le faisait à titre d’ouvrier. Il se comprenait dans une lutte de classe anticapitaliste. Le moment de la valorisation capitaliste était (encore) en plein essor et donc ce qui était revendiqué était des améliorations (salaires, conditions de travail, conditions de vie, libertés...).

Une société de consommation émergente se renforçait. Avec des extras dans le travail (heures supplémentaires, dimanches, ...) il était possible de penser à la voiture et à la résidence secondaire. Le travailleur devenait le premier consommateur et la consommation va devenir le premier commandement. Avec l’exploitation il y avait donc de la place pour l’intégration.

Ce mouvement des assemblées ne contenait pas de critique de la technique – misant d’ailleurs plutôt sur le progrès technique –, ni de critique de la catastrophe écologique, ni de critique du patriarcat et de toutes ses dérivées. Questions qui, toutes, ne faisaient alors qu’apparaitre et étaient seulement posées par des petits groupes dans leurs publications.

Le mouvement actuel des assemblées, qui a commencé dans la Plaza del Sol et qui va occuper les places de nombreuses villes, articule sa critique non pas tant sur la critique de l’économie politique – il le fait aussi – que sur les excès de ce mode de production et de vie capitaliste (la corruption, la fraude, ...) qui nous a conduit à ce résultat : augmentation de la pauvreté et des inégalités. De ce système actuel, que l’on continue majoritairement à appeler capitaliste, on retient surtout son immoralité, son indécence exagérée, par conséquent, la lutte contre les aspects les plus corrompus du système plutôt que contre le système lui-même dans son développement normal. La question qui se discute est celle de son mauvais fonctionnement. Des alternatives sont recherchées dans le système technico-capitaliste lui-même au moyen d’une autre gestion de celui-ci.

D’un côté, la critique porte sur le progrès de la technique qui nous a conduit à la destruction actuelle de l’environnement et à la progression de la spéculation, mais d’un autre côté, les résultats les plus avancés de ce progrès sont utilisés. La décroissance, la durabilité deviennent des questions majeures dans les discussions du mouvement. (Nous pensons que la durabilité est plus une question idéologique et politique qu’un problème économique et écologique).

Les assemblées, comme dans la période précédente, continuent d’être ouvertes, horizontales, mais moins politisés. Au départ, cette politisation transformait de petites luttes en conflits sociaux et politiques. Maintenant, elles sont plus spontanées, moins homogènes et moins stratégiques. Malgré l’indignation qui les parcourt, les attentes sont moindres (il est loin le « nous ne nous demandons rien, nous voulons tout »). Loin de la vision progressiste précédente, le moindre mal est maintenant mieux considéré.

Le sujet qui se rebelle, ne le fait pas comme ouvrier mais comme individu ou mieux, comme gens, plèbe, ou simple peuple, personne quelconque, personnes sans plus. Fin, donc, du mouvement ouvrier identitaire, qui se reconnaissait comme ouvrier dans le prolétariat fordiste.

Le moment actuel du système technique et capitaliste est celui de sa crise dans le sens où il fait face a des problèmes de valorisation et donc ce qui est revendiqué, c’est de conserver ce que nous avons (fruit des luttes de la période antérieure), aujourd’hui menacé par des coupes dans les trois domaines fondamentaux : les pensions, la santé et l’éducation. Ce qui est revendiqué est une sorte de social-démocratie à contretemps et la manière de la revendiquer se fait à travers des manifestations.

Le travail ne façonne plus la vie d’une grande partie de la population, en particulier les plus jeunes, comme il le faisait dans la période précédente. En ce sens, nous devons parler d’exclusion plutôt que d’exploitation. Une exclusion qui ne génère pas d’intégration comme le faisait l’exploitation.

Etcétera (Barcelone), février 2012

[ Traduction par nos soins ( J.F.) ]

2 Messages de forum

  • A propos du caminar indignado

    10 mai 2012 10:19

    Pour prolonger et enrichir la réflexion, voici deux textes assez récents.

    Le premier, plutôt centré sur le mouvement Occupy, mais qui recoupe des thèmes soulevés par les Indignados d’Espagne :

    Occupy, cette agaçante interruption du business as usual

    Le second, un peu journalistique, montre certains des aspects parmi les plus intéressants du mouvement sur Madrid :

    Madrid : les racines du 15-M

  • A propos du caminar indignado

    10 mai 2012 10:31

    Avec ce texte publié dans Courant Alternatif, une petite réflexion était jointe sur cette "marche indignée" qui est aussi et surtout une démarche, une certaine manière d’avancer faisant retour sur l’action politique classique ("réformiste" comme "révolutionnaire") en la questionnant de fond en comble...

    Note de la traduction.

    Le terme espagnol « caminar », verbe pouvant être substantivé, est difficile à traduire fidèlement. Basiquement, il veut dire marcher et cheminer. Mais, en français ces termes sont connotés : la marche est associée à un effort physique, quand ce n’est pas une pratique militaire et disciplinaire (au pas, de nuit…). Cheminer serait plus proche mais évoque une effroyable lenteur faite de nombreux détours (le cheminement de la pensée)…

    Les références des Indignés d’Espagne au « caminar » s’inspirent de celui des zapatistes. Caminar preguntando : marcher en questionnant, caminar escuchando (en écoutant), etc., c’est surtout dire qu’il n’y a pas de chemins déjà tracé, que le chemin se construit en cheminant, ici et maintenant, s’appropriant le célèbre vers de Machado « al andar se hace el camino ». C’est la rupture avec la vision instrumentale de l’action politique (la fin justifiant les moyens). Démarche qui signifie aussi que la voie de l’émancipation, ou autonomie, se fait en partant du singulier (et de leur multiplicité) pour atteindre le global ou universel concret (« en situation » disait Sartre), et pas l’inverse, en se faisant imposer ou en ‟suivant” des totalités (la « ligne juste », l’organisation ou parti politique, l’État…) déjà conçues, déjà construites, ailleurs, au-dessus, et qui évidemment induisent une certaine relation de pouvoir. Démarche qui reformule le rapport entre la praxis (l’expérience sensible) et la réflexion dans l’acquisition et l’élaboration de nouveaux savoirs et la formulation de nouvelles hypothèses, y compris politiques.

    Le slogan « Nous allons lentement, parce que nous allons loin » dont le texte fait référence, a aussi une origine zapatiste. Ce n’est pas seulement un éloge de la lenteur en elle-même. Mais une démarche à la fois égalitaire et communautaire (ne pas perdre en route les plus lents) et consciente de l’énormité de la tâche à accomplir car il s’agit de transformer beaucoup de choses. Une lenteur revendiquée en tant qu’elle est aussi l’affirmation d’un refus de se soumettre aux rythmes toujours plus rapides, de la production-reproduction-accumulation du capital et ses insatiables exigences de mobilité, adaptabilité, productivité, rentabilité. Un mouvement qui affirme son autonomie dans cette non-coïncidence irréductible avec la temporalité du capital.

    Tout ceci peut être interprété comme faisant partie d’une nouvelle radicalité, non dans un sens étroitement conceptuel, adossé à une idée de la vérité ou de l’exactitude, mais comme expérience politique collective avec sa richesse et ses imperfections, tournant le dos au réformisme (qui ne vise pas à transformer grand’ chose) et à l’immédiatisme activiste et gauchiste qui, en voulant aller très vite, s’agite beaucoup, vit dans l’urgence permanente, manie des formules toutes faites, abstraites, qu’il tient pour des vérités radicales et définitives, mais ne construit rien et ne prend pas le temps de prendre les choses à la racine (en s’interrogeant, en écoutant…), c’est-à-dire en questionnant la trame des relations sociales qui, par définition, « font société » et qu’il convient de transformer, en en inventant de nouvelles, pourvu qu’elles soient meilleures, caminando.


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