jeudi 5 mars 2009, par Courant Alternatif
L’Islande connaît une prospérité très récente au regard de son histoire émaillée de famines et de colonisations. Depuis l’installation des premiers vikings et de leurs esclaves celtes au IXe siècle la survie a toujours été difficile sur cette île en bordure de l’océan glacial arctique et en proie à une activité volcanique parmi les plus importantes de la planète.
LES SIRÈNES DU LIBÉRALISME
Lorsque le pays, qui possède
sa propre culture et sa
propre langue, s’est enfin
débarrassé de la tutelle danoise
en 1944, il s’est essentiellement
développé grâce au secteur de
la pêche qui a pu rapidement
lui assurer des revenus confortables
grâce à des eaux territoriales
très riches. L’Etat islandais
s’est quant à lui construit
en s’inspirant des modèles
sociaux-démocrates des grands
frères scandinaves. Il semblerait
qu’au cours des années
1980-90 la bourgeoisie du pays
ait commencé à se sentir un
peu à l’étroit dans ce carcan et
à lorgner avec appétit sur les
réformes libérales que connaissaient
déjà la plupart des pays
dits « développés ». A cette
volonté de réformes coïncidait
également la prise de
conscience que la pêche était
un secteur fragile soumis à
l’état des stocks des fonds
marins, mais surtout aux
hasards des cours mondiaux.
Dans les années 80, le gouvernement
a élaboré un système
de quotas, officiellement
pour protéger les eaux de la
surpêche. Cela semblait une
bonne idée, les ressources
étaient au bord de l’épuisement,
mais, sous l’influence de
la mode libérale, ces quotas,
attribués aux propriétaires des
bateaux, avaient aussi la possibilité
d’être vendus et composés
en lots. Le résultat est que
les grands chalutiers appartenant
à de grosses entreprises
ont fini par racheter progressivement
tous les droits de pêche
au détriment des petits
bateaux. Le poisson, l’Islande et
son riche patrimoine d’actifs
pendant des siècles sont devenus
propriété privée et les nombreux
petits villages côtiers se
sont désertifiés.
Dans les années 90 arrive
au pouvoir le parti de l’indépendance
(droite conservatrice),
très lié aux milieux économiques,
qu’il ne quittera pas
jusqu’aux événements de ce
mois de janvier 2009. Avec son
appui se met en place tout un
système de collusion mêlant
pouvoir politique, économique
et financier. Dans ce pays de
300 000 habitants, les détenteurs
du premier sont souvent
les cousins du deuxième et les
beaux-frères du troisième. Au
coeur de cette élite, on retrouve
un personnage sulfureux, symbole
de la crise actuelle, Daviô
Oddsson, plusieurs fois Premier
ministre et dirigeant actuel de
la banque centrale. Farouche
partisan du capitalisme libéral
et du rapprochement avec les
Etats-Unis, l’Islande connaît
sous son mandat des vagues de
privatisation intenses.
L’INDUSTRIE COMME REMÈDE À LA DÉSERTIFICATION ?
A cette époque émerge une politique d’industrialisation pour diversifier les ressources du pays face aux aléas de la pêche. Les mêmes politiciens qui ont privatisé les quotas de pêche, entraînant la désertification des villages de pêcheurs, préconisent aujourd’hui l’industrialisation pour repeupler ces régions rurales. Après avoir privatisé les ressources marines, pourquoi ne pas vendre également l’énorme potentiel hydroélectrique que possède le pays avec ces nombreuses et puissantes rivières glaciaires , Les industriels de l’aluminium, très gros consommateur d’électricité, lorgnent avec intérêt sur la vente d’une électricité bon marché. Des projets de barrages sont alors élaborés, dont le très controversé complexe de Kárahnjúkar. Les travaux titanesques débutent en 2002 au coeur des hauts plateaux sauvages du centre-est de l’Islande. Le barrage principal est mis en eau en septembre 2006 devenant le plus important d’Europe. Il alimente désormais une fonderie d’aluminium sur la côte Est de l’île, appartenant au géant américain ALCOA et s’intégrant au schéma classique du marché mondial où les distances ne comptent pas : la matière première (la bauxite) est extraite essentiellement dans l’hémisphère sud, transformée en Islande, puis réexpédiée au quatre coins de la planète…
Pour lancer ces travaux mégalomanes de 2,2 milliard de dollars, équivalant à environ 20% du PIB, l’Etat est contraint d’engager un prêt gigantesque. Il signe en même temps un contrat avec ALCOA lui garantissant une rente pour l’exploitation de l’électricité, indexée sur le cours mondial de l’aluminium et devant lui permettre de rembourser ses dettes. Un pari hautement risqué puisque depuis le mois d’août 2008 le prix de l’aluminium est en chute libre, cet incident ayant contribué à accentuer la crise actuelle.
En 2001, le gouvernement a privatisé les trois banques du pays, Kaupthing, Landsbanki, Glitnir, qui ont aussitôt été rachetées par les quelques riches familles islandaises. Sous l’égide de ces banques, les entrepreneurs se lancent à l’assaut des marchés mondiaux en investissant et rachetant tout azimut entreprises – y compris les bons foies gras franchouillards de la marque Labeyrie –, banques, assurances, fonds de pension et probablement quantité de produits financiers aux origines douteuses. Il est dit que ces investissements financiers extérieurs représentèrent jusqu’à 9 fois le produit intérieur brut. Certains expliquent cette politique économique agressive par la résurgence de l’esprit viking ( !).
LE CHÂTEAU DE CARTES S’EFFONDRE
Au cours des années 2000, l’Islande connaît alors une période faste, avec un taux de croissance entre 4 et 7%, un niveau de chômage à moins de 2 %. Les capitalistes islandais entraînent dans leur danse folle une bonne partie de la population, incitée à consommer sans modération, à contracter des crédits à des taux avantageux en devises étrangères (yens ou francs suisses) et à travailler toujours plus pour les rembourser. Au début de l’année 2008, quelques économistes essaient de faire entendre leur voix en tirant le signal d’alarme sur la surchauffe de l’économie. Le taux d’inflation sur une année approche les 8 %. Cette même inflation oblige les Islandais, même les plus modestes, à s’endetter toujours plus, ne serait-ce que pour payer la maison. Rien n’y fait.
A la fin du mois de septembre débute la crise financière mondiale que l’on connaît, avec le dégonflement brutal des bulles spéculatives partout sur la planète et la « découverte » de ces créances pourries qui ont miné l’ensemble du marché interbancaire. Début octobre, en moins d’une semaine, les trois banques islandaises font faillite et sont nationalisées en catastrophe par le gouvernement islandais. L’Etat hérite ainsi d’une dette colossale, qui, aujourd’hui, n’est pas encore totalement évaluée, mais représenterait 200 000 euros par habitant, enfants compris. Dans les semaines qui suivent, les appels au secours de l’Islande rencontrent un silence assourdissant : aucune réaction des Etats-Unis ; pas plus de réaction de l’Union européenne, dont il est vrai le pays n’est pas membre. Finalement ,c’est du côté du FMI qu’un prêt de 2,1 milliards de dollars est accordé. La Norvège met aussi la main à la poche. La déroute est telle que même les petites îles Féroé versent une contribution.
Rapidement, la stupeur fait place à la fureur. Les Islandais comprennent que les quelques illuminés qui détiennent les rennes du pouvoir politique et économique viennent de conduire le pays à la ruine après s’être copieusement servis. Cette bourgeoisie qui possède et gère toutes les richesses est composée d’à peine 14 familles ; des dynasties avec des noms de famille. Il faut savoir que l’Islandais moyen n’est pas autorisé par la loi à porter un nom de famille. Seules 14 familles de la vieille aristocratie danoise ont un nom, les autres portent le prénom de leur père selon l’ancienne tradition païenne : Halldor Einarson (Halldor, fils de Einar), Björk Gumundsdóttir (Björk, fille de Gumund), etc. Sous ses allures de paisible contrée nordique, l’Islande n’en est pas moins une société de classe et d’inégalités.
L’implosion du secteur bancaire ne touche pas seulement les secteurs financiers. Très rapidement, la couronne islandaise, déjà très fragile, plonge et perd la moitié de sa valeur. Par effet mécanique, l’inflation grimpe en flèche à 18 % sur l’année 2008, d’autant plus que le pays dépend en très grosse proportion des exportations de produits de consommation courante : nourriture, habillement, essence, etc. Les salaires islandais ne peuvent plus suivre le rythme. A cela s’ajoute également l’explosion de la valeur des créances étrangères que de nombreuses personnes et entreprises ont contractées. A ce jour, des milliers de famille ne sont plus en mesure de rembourser les mensualités de leur emprunt immobilier. Le précédent gouvernement a dû annoncer qu’il suspendait les expulsions de logement, pour le moment, mais après ? Les retraites, financées majoritairement par des fonds de pension, vont être considérablement amputées.
En quatre mois, le chômage a bondi de 2 à 8 %, soit 16 000 sans-emploi, et atteindra probablement les 10 % à la fin 2009. Les nombreux chantiers de Reykjavik sont suspendus faute de financements, et les immigrés polonais rentrent chez eux. En sens inverse, les étudiants islandais à l’étranger ne peuvent plus payer leurs études et sont contraints de revenir au pays. Des coupes claires dans le budget de la santé se profilent déjà. Soupes populaires et Restos du coeur ont commencé à faire leur apparition au cours de l’automne. Malgré cette situation catastrophique, les responsables politiques et économiques de cette faillite continuent à tenir les rênes du pays et à prétendre sans vergogne pouvoir continuer à le diriger selon leurs recettes mortifères.
LA MOUTARDE MONTE AU NEZ DES ISLANDAIS
Au début du mois d’octobre, quelques jours après la banqueroute financière, les premiers rassemblements spontanés se déroulent dans les rues de la capitale. Puis une première manifestation est organisée le samedi 18 octobre dans l’après-midi sur la place jouxtant l’Althingi (le parlement national). Ces manifestations du samedi deviendront le point de rendez-vous principal des mobilisations, en rassemblant quelques centaines de personnes pour les premières jusqu’à près de 10 000 au sommet du mouvement, ce qui est loin d’être ridicule pour une population totale de 300 000 habitants. Elles ne concernent pas seulement Reykjavik (1), d’ailleurs ; des rassemblements de plusieurs centaines de personne se déroulent également à Akureyri (18 000 habitants) dans le Nord, et même dans des petits villages isolés dans l’hiver arctique.
La faible taille de la population
crée avec le pouvoir une
relation étrange à laquelle nous
ne sommes pas habitués ici. En
Islande, tout le monde se
connaît ; il est possible de croiser
des ministres dans la rue et
de les apostropher ; leur
adresse figure dans l’annuaire.
Un jour, un banquier en fit
d’ailleurs les frais en se faisant
courser dans les rues de Reykjavik
à coups de boules de
neige. Cette relation de proximité
induit des formes de
mobilisations et d’actions
directes inédites. Un matin du
mois de décembre, des manifestants
décidèrent par
exemple de former une chaîne
humaine autour d’un bâtiment
officiel où devait se réunir un
Conseil des ministres dans l’objectif
de les empêcher d’y
entrer. A la même période, des
dizaines de protestataires s’introduisaient
régulièrement en
journée dans les sièges des différentes
banques pour perturber
leur fonctionnement pendant
plusieurs heures avant de
se faire déloger par la police. Le
31 décembre, 300 personnes se
sont rassemblées devant un
hôtel de luxe où se déroulait un
débat télévisé réunissant le
gratin du milieu financier et
politique se félicitant de la
bonne gestion de la crise. Des
dizaines de personnes sont
finalement entrées en force, et
pour couper court aux élucubrations
de ces tartuffes les
câbles de retransmission furent
purement et simplement sectionnés.
Quantité d’actions
similaires se déroulèrent pendant
cet hiver : perturbation
d’une séance du Parlement,
détournement d’une marche
promotionnelle Coca-Cola au
moment de Noël. Au cours
d’une manifestation du
samedi, un habille grimpeur
remplaça le drapeau islandais
flottant au-dessus de l’Althingi
par la bannière des supermarchés
Bonus, dont l’emblème est
un ridicule cochon rose…
Après Noël, la tension monte d’un cran. Le mot d’ordre est lancé de bloquer le fonctionnement du gouvernement et de le contraindre à la démission. Les événements s’accélèrent à partir du mardi 20 janvier, jour de reprise de la session parlementaire. Dès le milieu de la journée des centaines, puis des milliers de personnes s’amassent autour du bâtiment avec casseroles et instruments bruyants de toutes sortes pour empêcher les députés de travailler. Durant quatre jours et quatre nuits, les manifestations sont quasi permanentes, regroupant des Islandais de toutes générations, mais également une jeunesse que l’on disait embrigadée par la société de consommation et qui se découvre finalement rebelle et insoumise (2). La police se trouve confrontée pour la première fois à des actions offensives d’ampleur, à la limite de l’émeute, contrainte de protéger les bâtiments officiels en se faisant harceler et copieusement arroser de peinture ou de skyr, le fromage blanc local. L’usage abondant des gaz lacrymogènes lui permet de garder un minimum de contrôle de la situation, mais provoque une polémique nationale. Au cours de ces journées, le Premier ministre Geir Haarde se fait prendre à partie en sortant de sa résidence. In extremis, il est protégé par la police et arrive à s’échapper en voiture. Une rumeur fait état de contacts avec le gouvernement norvégien pour l’envoi de renforts militaires, l’Islande ne possédant pas d’armée.
LA GAUCHE À LA RESCOUSSE
Sous les coups de boutoir
des manifestations, la coalition
gouvernementale finit par se
fissurer. Les sociaux-démocrates,
minoritaires, annoncent
qu’ils se retirent, puis le 26 janvier
le Premier ministre présente
sa démission. Les jours
suivants, d’intenses tractations
se déroulent pour former un
nouveau gouvernement. Tous
les sondages montrent que le
parti Vinstri græn (Gauche
verte) est désormais majoritaire
dans l’opinion. Une coalition
provisoire se forme donc
avec les sociaux-démocrates,
avec Johanna Sigurdardotti à la
tête du gouvernement, dans
l’attente d’élections législatives
anticipées pour le 26 avril prochain.
Pour le moment, le nouveau
pouvoir s’acharne à
déboulonner le gouverneur de
la banque centrale, Daviô Oddsson,
qui s’accroche à son
siège. Il se retrouve également
sur le fil du rasoir en gérant à la
fois la poursuite des mobilisations
– bien que de moindre
ampleur, les manifestations se
poursuivent pour « changer le
système » – et les négociations
des ajustements réclamés par
le FMI. Les secteurs de la santé
et de l’éducation sont notamment
sur la sellette. Les
ministres extrême gauche de
Vinstri græn auront-ils à effectuer
des coupes claires dans les
budgets sociaux ? Seront-ils
les fidèles soldats des sociauxdémocrates
dans les restructurations
imposées pour un
retour de l’ordre capitaliste ?
Vu de loin, la situation semble se résumer à un quasi retour à la case départ ; avec pour seul changement un gouvernement de gauche qui devra sans doute faire le sale boulot de normalisation. Mais les quatre mois d’intense agitation sociale ont sans aucun doute profondément marqué le pays. On l’a vu, la jeunesse est descendue massivement dans la rue. Une multitude d’assemblées, réunissant jusqu’à plus de 1000 personnes, des débats à bâtons rompus, des discussions informelles, se sont tenus et continuent encore de se dérouler. Journaux indépendants, sites internet, blogs, ont poussé comme des champignons (3). Lors des bombardements sur Gaza, des manifestations très conséquentes de soutien à la Palestine se sont déroulées, forçant même un ministre israélien à renoncer à un voyage officiel en Islande. Qui plus est, le mouvement a réellement été inspiré par un souffle anarchiste : spontanéité, actions directes, autogestion, etc. ; en témoigne aussi la présence systématique de drapeaux noirs dans toutes les manifestations, plus souvent visibles d’ailleurs que les drapeaux rouge ou vert. Voir également l’apparition de groupes politiques comme Öskra à l’université de Reykjavik (voir encadré). Bref, il semble bien que la société islandaise ait connu un de ces fameux coups d’accélérateur porteurs d’une politisation croissante et d’une critique radicale du système.
Tonio, 25 février 2009
(1) L’agglomération de Reykjavik
et la péninsule au sud-ouest
du pays concentre les deux tiers
des habitants.
(2) L’Islande est un des pays
d’Europe à la plus forte natalité,
proche de celle de la Pologne.
(3) A noter les sites :
http://aftaka.org/ (anarchiste,
quelques informations également
en anglais) ; http://this.is/nei/
(communiste) et http://savingiceland.
puscii.nl (informations principalement
en anglais sur les
luttes écologistes).