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Islande : de la crise à la révolte

jeudi 5 mars 2009, par Courant Alternatif

La fameuse crise des subprimes a touché de plein fouet l’Islande au début du mois d’octobre (voir CA 184, novembre 2008). En quelques jours les trois banques islandaises ont fait faillite, entraînant dans leur chute le système économique d’un pays entier. Au delà de cet aspect spectaculaire, les raisons de cet effondrement sont probablement à chercher plus en profondeur dans les choix politiques opérés depuis une quinzaine d’années.

L’Islande connaît une prospérité très récente au regard de son histoire émaillée de famines et de colonisations. Depuis l’installation des premiers vikings et de leurs esclaves celtes au IXe siècle la survie a toujours été difficile sur cette île en bordure de l’océan glacial arctique et en proie à une activité volcanique parmi les plus importantes de la planète.

LES SIRÈNES DU LIBÉRALISME

Lorsque le pays, qui possède sa propre culture et sa propre langue, s’est enfin débarrassé de la tutelle danoise en 1944, il s’est essentiellement développé grâce au secteur de la pêche qui a pu rapidement lui assurer des revenus confortables grâce à des eaux territoriales très riches. L’Etat islandais s’est quant à lui construit en s’inspirant des modèles sociaux-démocrates des grands frères scandinaves. Il semblerait qu’au cours des années 1980-90 la bourgeoisie du pays ait commencé à se sentir un peu à l’étroit dans ce carcan et à lorgner avec appétit sur les réformes libérales que connaissaient déjà la plupart des pays dits « développés ». A cette volonté de réformes coïncidait également la prise de conscience que la pêche était un secteur fragile soumis à l’état des stocks des fonds marins, mais surtout aux hasards des cours mondiaux.
Dans les années 80, le gouvernement a élaboré un système de quotas, officiellement pour protéger les eaux de la surpêche. Cela semblait une bonne idée, les ressources étaient au bord de l’épuisement, mais, sous l’influence de la mode libérale, ces quotas, attribués aux propriétaires des bateaux, avaient aussi la possibilité d’être vendus et composés en lots. Le résultat est que les grands chalutiers appartenant à de grosses entreprises ont fini par racheter progressivement tous les droits de pêche au détriment des petits bateaux. Le poisson, l’Islande et son riche patrimoine d’actifs pendant des siècles sont devenus propriété privée et les nombreux petits villages côtiers se sont désertifiés.
Dans les années 90 arrive au pouvoir le parti de l’indépendance (droite conservatrice), très lié aux milieux économiques, qu’il ne quittera pas jusqu’aux événements de ce mois de janvier 2009. Avec son appui se met en place tout un système de collusion mêlant pouvoir politique, économique et financier. Dans ce pays de 300 000 habitants, les détenteurs du premier sont souvent les cousins du deuxième et les beaux-frères du troisième. Au coeur de cette élite, on retrouve un personnage sulfureux, symbole de la crise actuelle, Daviô Oddsson, plusieurs fois Premier ministre et dirigeant actuel de la banque centrale. Farouche partisan du capitalisme libéral et du rapprochement avec les Etats-Unis, l’Islande connaît sous son mandat des vagues de privatisation intenses.

L’INDUSTRIE COMME REMÈDE À LA DÉSERTIFICATION ?

A cette époque émerge une politique d’industrialisation pour diversifier les ressources du pays face aux aléas de la pêche. Les mêmes politiciens qui ont privatisé les quotas de pêche, entraînant la désertification des villages de pêcheurs, préconisent aujourd’hui l’industrialisation pour repeupler ces régions rurales. Après avoir privatisé les ressources marines, pourquoi ne pas vendre également l’énorme potentiel hydroélectrique que possède le pays avec ces nombreuses et puissantes rivières glaciaires , Les industriels de l’aluminium, très gros consommateur d’électricité, lorgnent avec intérêt sur la vente d’une électricité bon marché. Des projets de barrages sont alors élaborés, dont le très controversé complexe de Kárahnjúkar. Les travaux titanesques débutent en 2002 au coeur des hauts plateaux sauvages du centre-est de l’Islande. Le barrage principal est mis en eau en septembre 2006 devenant le plus important d’Europe. Il alimente désormais une fonderie d’aluminium sur la côte Est de l’île, appartenant au géant américain ALCOA et s’intégrant au schéma classique du marché mondial où les distances ne comptent pas : la matière première (la bauxite) est extraite essentiellement dans l’hémisphère sud, transformée en Islande, puis réexpédiée au quatre coins de la planète…

Pour lancer ces travaux mégalomanes de 2,2 milliard de dollars, équivalant à environ 20% du PIB, l’Etat est contraint d’engager un prêt gigantesque. Il signe en même temps un contrat avec ALCOA lui garantissant une rente pour l’exploitation de l’électricité, indexée sur le cours mondial de l’aluminium et devant lui permettre de rembourser ses dettes. Un pari hautement risqué puisque depuis le mois d’août 2008 le prix de l’aluminium est en chute libre, cet incident ayant contribué à accentuer la crise actuelle.

En 2001, le gouvernement a privatisé les trois banques du pays, Kaupthing, Landsbanki, Glitnir, qui ont aussitôt été rachetées par les quelques riches familles islandaises. Sous l’égide de ces banques, les entrepreneurs se lancent à l’assaut des marchés mondiaux en investissant et rachetant tout azimut entreprises – y compris les bons foies gras franchouillards de la marque Labeyrie –, banques, assurances, fonds de pension et probablement quantité de produits financiers aux origines douteuses. Il est dit que ces investissements financiers extérieurs représentèrent jusqu’à 9 fois le produit intérieur brut. Certains expliquent cette politique économique agressive par la résurgence de l’esprit viking ( !).

LE CHÂTEAU DE CARTES S’EFFONDRE

Au cours des années 2000, l’Islande connaît alors une période faste, avec un taux de croissance entre 4 et 7%, un niveau de chômage à moins de 2 %. Les capitalistes islandais entraînent dans leur danse folle une bonne partie de la population, incitée à consommer sans modération, à contracter des crédits à des taux avantageux en devises étrangères (yens ou francs suisses) et à travailler toujours plus pour les rembourser. Au début de l’année 2008, quelques économistes essaient de faire entendre leur voix en tirant le signal d’alarme sur la surchauffe de l’économie. Le taux d’inflation sur une année approche les 8 %. Cette même inflation oblige les Islandais, même les plus modestes, à s’endetter toujours plus, ne serait-ce que pour payer la maison. Rien n’y fait.

A la fin du mois de septembre débute la crise financière mondiale que l’on connaît, avec le dégonflement brutal des bulles spéculatives partout sur la planète et la « découverte » de ces créances pourries qui ont miné l’ensemble du marché interbancaire. Début octobre, en moins d’une semaine, les trois banques islandaises font faillite et sont nationalisées en catastrophe par le gouvernement islandais. L’Etat hérite ainsi d’une dette colossale, qui, aujourd’hui, n’est pas encore totalement évaluée, mais représenterait 200 000 euros par habitant, enfants compris. Dans les semaines qui suivent, les appels au secours de l’Islande rencontrent un silence assourdissant : aucune réaction des Etats-Unis ; pas plus de réaction de l’Union européenne, dont il est vrai le pays n’est pas membre. Finalement ,c’est du côté du FMI qu’un prêt de 2,1 milliards de dollars est accordé. La Norvège met aussi la main à la poche. La déroute est telle que même les petites îles Féroé versent une contribution.

Rapidement, la stupeur fait place à la fureur. Les Islandais comprennent que les quelques illuminés qui détiennent les rennes du pouvoir politique et économique viennent de conduire le pays à la ruine après s’être copieusement servis. Cette bourgeoisie qui possède et gère toutes les richesses est composée d’à peine 14 familles ; des dynasties avec des noms de famille. Il faut savoir que l’Islandais moyen n’est pas autorisé par la loi à porter un nom de famille. Seules 14 familles de la vieille aristocratie danoise ont un nom, les autres portent le prénom de leur père selon l’ancienne tradition païenne : Halldor Einarson (Halldor, fils de Einar), Björk Gumundsdóttir (Björk, fille de Gumund), etc. Sous ses allures de paisible contrée nordique, l’Islande n’en est pas moins une société de classe et d’inégalités.

L’implosion du secteur bancaire ne touche pas seulement les secteurs financiers. Très rapidement, la couronne islandaise, déjà très fragile, plonge et perd la moitié de sa valeur. Par effet mécanique, l’inflation grimpe en flèche à 18 % sur l’année 2008, d’autant plus que le pays dépend en très grosse proportion des exportations de produits de consommation courante : nourriture, habillement, essence, etc. Les salaires islandais ne peuvent plus suivre le rythme. A cela s’ajoute également l’explosion de la valeur des créances étrangères que de nombreuses personnes et entreprises ont contractées. A ce jour, des milliers de famille ne sont plus en mesure de rembourser les mensualités de leur emprunt immobilier. Le précédent gouvernement a dû annoncer qu’il suspendait les expulsions de logement, pour le moment, mais après ? Les retraites, financées majoritairement par des fonds de pension, vont être considérablement amputées.

En quatre mois, le chômage a bondi de 2 à 8 %, soit 16 000 sans-emploi, et atteindra probablement les 10 % à la fin 2009. Les nombreux chantiers de Reykjavik sont suspendus faute de financements, et les immigrés polonais rentrent chez eux. En sens inverse, les étudiants islandais à l’étranger ne peuvent plus payer leurs études et sont contraints de revenir au pays. Des coupes claires dans le budget de la santé se profilent déjà. Soupes populaires et Restos du coeur ont commencé à faire leur apparition au cours de l’automne. Malgré cette situation catastrophique, les responsables politiques et économiques de cette faillite continuent à tenir les rênes du pays et à prétendre sans vergogne pouvoir continuer à le diriger selon leurs recettes mortifères.

LA MOUTARDE MONTE AU NEZ DES ISLANDAIS

Au début du mois d’octobre, quelques jours après la banqueroute financière, les premiers rassemblements spontanés se déroulent dans les rues de la capitale. Puis une première manifestation est organisée le samedi 18 octobre dans l’après-midi sur la place jouxtant l’Althingi (le parlement national). Ces manifestations du samedi deviendront le point de rendez-vous principal des mobilisations, en rassemblant quelques centaines de personnes pour les premières jusqu’à près de 10 000 au sommet du mouvement, ce qui est loin d’être ridicule pour une population totale de 300 000 habitants. Elles ne concernent pas seulement Reykjavik (1), d’ailleurs ; des rassemblements de plusieurs centaines de personne se déroulent également à Akureyri (18 000 habitants) dans le Nord, et même dans des petits villages isolés dans l’hiver arctique.

La faible taille de la population crée avec le pouvoir une relation étrange à laquelle nous ne sommes pas habitués ici. En Islande, tout le monde se connaît ; il est possible de croiser des ministres dans la rue et de les apostropher ; leur adresse figure dans l’annuaire. Un jour, un banquier en fit d’ailleurs les frais en se faisant courser dans les rues de Reykjavik à coups de boules de neige. Cette relation de proximité induit des formes de mobilisations et d’actions directes inédites. Un matin du mois de décembre, des manifestants décidèrent par exemple de former une chaîne humaine autour d’un bâtiment officiel où devait se réunir un Conseil des ministres dans l’objectif de les empêcher d’y entrer. A la même période, des dizaines de protestataires s’introduisaient régulièrement en journée dans les sièges des différentes banques pour perturber leur fonctionnement pendant plusieurs heures avant de se faire déloger par la police. Le 31 décembre, 300 personnes se sont rassemblées devant un hôtel de luxe où se déroulait un débat télévisé réunissant le gratin du milieu financier et politique se félicitant de la bonne gestion de la crise. Des dizaines de personnes sont finalement entrées en force, et pour couper court aux élucubrations de ces tartuffes les câbles de retransmission furent purement et simplement sectionnés. Quantité d’actions similaires se déroulèrent pendant cet hiver : perturbation d’une séance du Parlement, détournement d’une marche promotionnelle Coca-Cola au moment de Noël. Au cours d’une manifestation du samedi, un habille grimpeur remplaça le drapeau islandais flottant au-dessus de l’Althingi par la bannière des supermarchés Bonus, dont l’emblème est un ridicule cochon rose…

Après Noël, la tension monte d’un cran. Le mot d’ordre est lancé de bloquer le fonctionnement du gouvernement et de le contraindre à la démission. Les événements s’accélèrent à partir du mardi 20 janvier, jour de reprise de la session parlementaire. Dès le milieu de la journée des centaines, puis des milliers de personnes s’amassent autour du bâtiment avec casseroles et instruments bruyants de toutes sortes pour empêcher les députés de travailler. Durant quatre jours et quatre nuits, les manifestations sont quasi permanentes, regroupant des Islandais de toutes générations, mais également une jeunesse que l’on disait embrigadée par la société de consommation et qui se découvre finalement rebelle et insoumise (2). La police se trouve confrontée pour la première fois à des actions offensives d’ampleur, à la limite de l’émeute, contrainte de protéger les bâtiments officiels en se faisant harceler et copieusement arroser de peinture ou de skyr, le fromage blanc local. L’usage abondant des gaz lacrymogènes lui permet de garder un minimum de contrôle de la situation, mais provoque une polémique nationale. Au cours de ces journées, le Premier ministre Geir Haarde se fait prendre à partie en sortant de sa résidence. In extremis, il est protégé par la police et arrive à s’échapper en voiture. Une rumeur fait état de contacts avec le gouvernement norvégien pour l’envoi de renforts militaires, l’Islande ne possédant pas d’armée.

LA GAUCHE À LA RESCOUSSE

Sous les coups de boutoir des manifestations, la coalition gouvernementale finit par se fissurer. Les sociaux-démocrates, minoritaires, annoncent qu’ils se retirent, puis le 26 janvier le Premier ministre présente sa démission. Les jours suivants, d’intenses tractations se déroulent pour former un nouveau gouvernement. Tous les sondages montrent que le parti Vinstri græn (Gauche verte) est désormais majoritaire dans l’opinion. Une coalition provisoire se forme donc avec les sociaux-démocrates, avec Johanna Sigurdardotti à la tête du gouvernement, dans l’attente d’élections législatives anticipées pour le 26 avril prochain. Pour le moment, le nouveau pouvoir s’acharne à déboulonner le gouverneur de la banque centrale, Daviô Oddsson, qui s’accroche à son siège. Il se retrouve également sur le fil du rasoir en gérant à la fois la poursuite des mobilisations – bien que de moindre ampleur, les manifestations se poursuivent pour « changer le système » – et les négociations des ajustements réclamés par le FMI. Les secteurs de la santé et de l’éducation sont notamment sur la sellette. Les ministres extrême gauche de Vinstri græn auront-ils à effectuer des coupes claires dans les budgets sociaux ? Seront-ils les fidèles soldats des sociauxdémocrates dans les restructurations imposées pour un retour de l’ordre capitaliste ?

Vu de loin, la situation semble se résumer à un quasi retour à la case départ ; avec pour seul changement un gouvernement de gauche qui devra sans doute faire le sale boulot de normalisation. Mais les quatre mois d’intense agitation sociale ont sans aucun doute profondément marqué le pays. On l’a vu, la jeunesse est descendue massivement dans la rue. Une multitude d’assemblées, réunissant jusqu’à plus de 1000 personnes, des débats à bâtons rompus, des discussions informelles, se sont tenus et continuent encore de se dérouler. Journaux indépendants, sites internet, blogs, ont poussé comme des champignons (3). Lors des bombardements sur Gaza, des manifestations très conséquentes de soutien à la Palestine se sont déroulées, forçant même un ministre israélien à renoncer à un voyage officiel en Islande. Qui plus est, le mouvement a réellement été inspiré par un souffle anarchiste : spontanéité, actions directes, autogestion, etc. ; en témoigne aussi la présence systématique de drapeaux noirs dans toutes les manifestations, plus souvent visibles d’ailleurs que les drapeaux rouge ou vert. Voir également l’apparition de groupes politiques comme Öskra à l’université de Reykjavik (voir encadré). Bref, il semble bien que la société islandaise ait connu un de ces fameux coups d’accélérateur porteurs d’une politisation croissante et d’une critique radicale du système.

Tonio, 25 février 2009

(1) L’agglomération de Reykjavik et la péninsule au sud-ouest du pays concentre les deux tiers des habitants.
(2) L’Islande est un des pays d’Europe à la plus forte natalité, proche de celle de la Pologne.
(3) A noter les sites : http://aftaka.org/ (anarchiste, quelques informations également en anglais) ; http://this.is/nei/ (communiste) et http://savingiceland. puscii.nl (informations principalement en anglais sur les luttes écologistes).


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