lundi 4 février 2008, par Courant Alternatif
La féminité et la masculinité n’existent qu’au travers de la perception bipolaire d’une réalité
humaine. Ce système de pensée, qui s’organise autour d’un processus de classification hiérarchique
des choses matérielles et abstraites ainsi que des êtres, est à la fois la cause et la conséquence de
notre acceptation de la domination. Ce conditionnement mental intervient dès la naissance et se
poursuit jusqu’à la mort, notamment par le langage, l’éducation, les jouets, la publicité et la
prostitution et ce de génération en génération. Il n’y a pas de fatalité car en tant qu’être humain nous
avons la capacité de nous redéfinir. Ni une quelconque divinité, ni la « nature » ne nous manipule.
L’observation de sociétés très différentes de la notre montre qu’il n’y a pas de fatalité biologique,
mais bien des constructions sociales à l’origine du genre. Chez les Chambulis, en Nouvelle-Guinée,
de nombreuses caractéristiques dites masculines ou féminines sont inversées par rapport aux
notres(2). Pourtant, Les caractéristiques que peut avoir une personne ne sont ni masculines ni
féminines. Elles font partie de l’immense potentiel présent dans chaque être humain qui se décline
en un nombre infini de variations. Ces variations sont étiquetées par l’idéologie dominante comme
féminines ou masculines. Il en découle l’institution de catégories qui induisent l’assignation des
personnes dans une classification hiérarchique. Le recours à la biologie pour maintenir la
classification par catégories de genre n’est qu’un mauvais prétexte. On pourrait même faire appel à
la biologie pour démontrer le contraire. En effet, même d’un point de vue biologique, il n’y a pas de
rupture entre les femelles et les mâles, il y a un continuum. De plus, les humain-e-s sont culturel-les
plutôt que naturel-le-s jusque dans leurs anatomies. Les récentes découvertes en matière d’étude
du cerveau démontrent la « plasticité »(3) de ce dernier. Non seulement il n’y a pas deux cerveaux
identiques, mais de plus, le même cerveau, à un moment donné n’est pas identique à ce qu’il était
précédemment. Il n’y a donc pas davantage de différence entre le cerveau d’un mâle et celui d’une
femelle, qu’entre les cerveaux de deux femelles ou de deux mâles. La seule chose qui soit
universellement partagée entre tou-te-s les humain-e-s, c’est la condition d’êtres doté-e-s de
conscience. Mais « cette universalité n’est pas donnée, elle est perpétuellement construite » (4) et
elle prend autant de formes que de cerveaux pour participer à sa construction.
Il ne suffit pas de « débiologiser le genre » pour détruire la hiérarchisation entre les caractéristiques
dites masculines et féminines. Il est scientifiquement démontré qu’il n’y a pas de « races » au sein de
l’humanité. Beaucoup de personnes en conviennent tout en agissant en racistes.
Pour ces individu-e-s le concept « race » est débiologisé mais garde toute sa signification. Leurs
actes restent les mêmes qu’avant la « débiologisation » de la « race ». Elle-il-s demeurent
xénophobes et le problème reste entier. « 0% raciste-100% identité » peut-on lire sur certains de
leurs sites internet.
Se dégenrer ce n’est pas passer d’un genre à l’autre, ni se situer entre les deux. Se dégenrer c’est
détruire la catégorisation par le genre et non multiplier les catégories de genre. Définir comme une
fin en soi le passage d’un genre à l’autre et affirmer qu’il suffit de cela pour dépasser le genre c’est
admettre cette catégorisation comme une fatalité et l’entériner en s’y conformant. Par conséquent, on
ne peut se dégenrer individuellement. Une personne peut passer d’un genre à l’autre ou s’identifier
comme étant entre les deux. Cela peut être important pour elle, et elle est la seule à pouvoir définir
les conditions de son bien-être. Cependant, elle ne sera pas dégenrée tant qu’elle-même et la société
identifieront ses caractéristiques comme féminines et/ou masculines, au lieu d’estimer qu’elles ne
sont ni l’une ni l’autre, mais simplement les siennes, indépendamment de la forme de ses organes
génitaux et de celle des personnes avec lesquelles elle a des relations sexuelles. Ces caractéristiques
sont modifiables, car en perpétuelle évolution en fonction des choix (par désir ou par dépit) que la
personne fait consciemment ou inconsciemment. Elles sont aussi inaliénables et pourraient, à ce
titre, être considérées comme propre à cette personne plutôt que servir de prétexte à son
enfermement dans une catégorie. Si les caractéristiques humaines n’étaient pas classées en deux
genres, l’identité de chaque personne ne serait pas résumée à l’appartenance à l’une de ces
catégories. En revanche, amplifier la catégorisation du genre en classant les personnes dans des
catégories identitaires intermédiaires entre le masculin et le féminin ne fait que complexifier la lutte
pour échapper à la classification.
La théorie queer prône, non pas l’abolition du genre, mais la multiplication des catégories de genre
définies et déclinées selon différents critères genrés, confondant sexuation et sexualité. « Introduire
plus de degrés entre les pôles d’un continuum n’abolit pas ce continuum [...] Mais surtout cette
position ne dénaturalise pas le genre. Elle le détache du sexe, certes, et donc de la naturalisation
par la biologie. Mais elle considère le genre comme une dimension indispensable et nécessairement
présente dans la sexualité. Le genre est ainsi re-naturalisé par un trait psychologique présumé
universel, une « nature de la sexualité humaine ». »(5). La théorie queer ne remet pas en question le
principe même de norme, mais institue de nouvelles normes en maintenant la croyance en la
féminité et en la masculinité, donc en maintenant la hiérarchie, car « le genre est un concept
asymétrique car intrinsèquement hiérarchique »(6). Elle présente les rapports sociaux entre lesgenres et les « identités de genres » comme deux notions indépendantes l’une de l’autre. Ceci est
absurde car « l’identité de genre » d’une personne n’existe pas « en soi », elle est construite par les
rapports sociaux (auxquels la personne participe) qui la conditionnent et la définissent.
Si je suis « féminine » c’est parce que je vis au sein d’une société qui croit au concept de « féminité
» (dont la fonction est d’établir le « masculin » comme supérieur et universel ) et dont les règles et
les représentations entérinent cette croyance ainsi que ce qu’elle produit dans les rapports sociaux.
Dans Queer Zone 1, Marie-Hélène Bourcier (sociologue et théoricienne queer) écrit : « La mise en
perspective queer est fondamentalement déceptive en ce qu’elle invite à rompre avec des modèles
politiques qui n’ont pas forcément fait la preuve de leur efficacité [...] la théorie et les politiques
queer sont étrangères à une rhétorique de la libération ou de la révolution ». La théorie queer
séduit car elle propose une « alternative », plus rapide et plus facile, à la lutte révolutionnaire contre
la domination. Ceci rappelle le rapport au temps (temps à rentabiliser) dans les schémas de pensée
forgées par le capitalisme omniprésent qui exige la performance et la rapidité, excluant tout projet
de changement profond du système et des mentalités. Dans Queer Zone 2, elle développe une
critique de l’aspect impérialiste de ce quelle nomme « l’universalisme blanc hétérocentré », contre
lequel elle oppose une position pro-communautaristes. Ce qui relève de la même logique que de
s’affirmer pro-sectes pour combattre les religions dominantes. Cette apologie des
communautarismes se traduit, par exemple, par un discours quasi admiratif à l’égard du voile
islamique. Marie-Hélène Bourcier n’évoque même pas l’hypothèse d’une lutte pour l’inaliénabilité
inconditionnelle de chaque personne. Comme si au sein des communautés, il n’y avait pas
d’oppressions ni de dominations.
Contre le paritarisme, elle propose une politique de discrimination positive basée sur des quotas qui
selon elle « conduiraient à des calculs plus proches de la réalité historique et culturelle ». À une
mesure de discrimination positive elle en oppose une autre, se gardant bien de s’attaquer au principe
de discrimination, qui même « positif » ne peut être que stigmatisant, résumant l’identité d’une
personne à une appartenance communautaire. D’ailleurs, Marie-Hélène Bourcier emploie de
manière récurrente le terme de « race » sans jamais rappeler la non-existence scientifique de ce
concept et le fait qu’il s’agit d’une construction sociale au service de la domination. Être éga-les-aux
ne signifie pas être identiques. L’idéal républicain assimilationniste est l’expression du
communautarisme de la communauté dominante. Il n’en est pas moins un communautarisme parmi
les autres. Il y a une différence entre déclarer qu’on est lesbienne, trans, hétéro, etc. et prôner le
lesbianisme, la transsexualité, l’hétérosexualité, etc. comme norme exclusive de conformité à une
idéologie quelconque. Les lesbiennes ne sont pas moins aliénées au patriarcat que les
hétérosexuelles. Les homosexuel-le-s, les transgenre et les transsexuel-le-s ne sont pas forcément
communautaristes.
« L’implicite d’une préexistence des groupes à leur hiérarchisation laisse de côté la question de la
construction des groupes en groupes : comment, pourquoi ont-ils été créés ? L’impossibilité de
rendre compte de leur constitution par autre chose que la volonté de hiérarchiser les individu-e-s
[...]est la clé de voûte de ma théorie. [...] cette logique de la « différence » s’impose de plus en plus à
ces groupes dominés. De plus en plus on les entend « revendiquer leur différence ». Les
revendications d’égalité se transforment en revendications « d’identité » »(5). Ces revendications
peuvent déboucher sur une illusion d’égalité entre les catégories, mais pas sur une égalité entre les
personnes. « Pour avoir droit à ce « respect » et à cette « valorisation », il faut absolument que les
individu-e-s se tiennent dans les limites de ce qui est reconnu comme spécifique à leur groupe. [...]
Mais surtout, ce que porte en elle la revendication identitaire qui propose une valorisation par
l’appartenance de groupe, c’est la négation de l’individu-e au sens d’être singulier-e. [...] La
revendication identitaire implique en effet l’obligation pour chaque membre du groupe de se
conformer aux normes de ce groupe pour être reconnu-e, et d’abandonner l’individualité qui est
permise aux membres du groupe dominant. Cette interchangeabilité des personnes, cette
désindividualisation, c’est justement la situation dont [les femmes féministes] essaient de sortir. La
négation de l’individu-e, bien qu’elle soit prônée par les différentialistes, est cependant une
négation des différences : des différences individuelles. » (5).
Ce ne sont pas les femmes ni les homosexuel-le-s qui sont spécifiques mais le système qui les
oppresse et qui nécessite une analyse et une lutte spécifiques. Les personnes ne sont pas les
oppressions qu’elles subissent ni les stigmatisations dont elles font l’objet, mais ce qu’elles font face
à ces oppressions et à ces stigmatisations. Il ne s’agit pas de nier l’existence de la catégorisation
identitaire mais de visibiliser les différences individuelles pour démontrer, que chaque personne est
unique et inaliénable. C’est au travers de l’exercice du libre-arbitre que s’exprime la liberté
potentielle de chaque individu-e, qui peut choisir de s’associer à d’autres (qui ne sont pas forcément
assigné-e-s à la même catégorie) pour combattre la domination et l’aliénation, et/ou qui peut
également les combattre par des actes individuels.
Dans un chapitre intitulé « La cité des femmes mais sans les putes » de Queer Zone 1, on peut lire :
« cultiver derechef l’homologie entre lesbiennes et femmes, gaies et hommes, construisant par là
même les gaies [...] comme hétéro-patriarcaux ou des dominants masculins ». De même, dans le
n°7 de Bang Bang (journal queer) intitulé Le Miracle de l’hétérophobie on peut lire, parmi d’autres
articles allant dans le même sens, A propos de queer et du SM où Déborha Dioactiv déclare « Les
hétéros et les bis ne sont pas assez radicaux à mes yeux puisqu’en pratiquant une sexualité avec des
personnes de sexe différent, ils-elles se rendent complices et collabos d’un système hétérosexiste qui
m’opprime dans mon quotidien et sont donc des traîtres ». Selon la théorie queer, les hétéro et les
bisexuel-le-s seraient donc forcément machistes. Il faudrait obligatoirement n’avoir des relations sexuelles qu’avec des personnes de « même sexe » et se conformer à une sexualité soumise à une
certaine forme de morale plutôt que de prendre simplement en compte nos différents désirs, comme
le confirme le chapitre sur les « gouines SM radicales » dans Queer Zone 1.
Cette position rejoint la démarche de Monique Wittig qui prône le lesbiannisme strict comme mode
d’action et déclare que les lesbiennes ne sont pas des femmes.
Une personne se révèle machiste par ses prises de positions qui s’expriment au travers de de ses
actes. Il n’y a pas un machisme gay qui serait plus insupportable qu’un machisme hétéro, ou un
machisme lesbien (dont on ne parle pas). Il y a du machisme qui prend autant de formes que
d’individu-e-s (de tous genres et de toutes sexualités) qui le défendent.
La théorie queer fait aussi l’apologie de la prostitution comme en témoigne l’article de
« ProstituteGayBubblesBoys » et l’interview de Diamant18Carrats par Olga Zmick, dans Le Miracle
de l’hétérophobie. Ses adeptes se déclarent « pro-sexe » pour légitimer la prostitution. Or, si on aime
« le sexe », on tient à ce qu’il soit libre, et non pas aliéné au capitalisme. Cette expression replacée
dans son contexte est celle de l’aliénation aux lois de l’apparence et aux clichés construits par
l’idéologie puritaine. À partir de quand ou de quoi une relation est-elle sexuelle ? L’onanisme n’est-il
pas une forme de sexualité ? La sexualité se limite-t-elle aux seuls organes génitaux ? Pour ma part,
je préfère définir ma position à propos de la sexualité par le terme « pro-désirs » en opposition au
terme « pro-sexe », car le consentement peut être le fruit d’un choix par dépit, d’une contrainte
acceptée, d’une servitude volontaire.
La théorie queer se revendique post-féministe, le féminisme serait dépassé et les féministes qui
n’adhèrent pas à la théorie queer seraient tou-te-s des essentialistes hétéronormé-e-s qui n’ont rien
compris.
Dans le chapitre intitulé « Le SM métaphore politique d’une sexualité radicale gouine et gaie » de
Queer Zone 1, Marie-Hélène Bourcier explique cette position : « Non les femmes ne sont pas
étrangères au pouvoir. Voilà qui replaçait au premier plan la question du pouvoir et de son
exercice remettant en cause l’équation pouvoir = mâle et l’un des combats centraux du féminisme :
l’égalité dans la relation. À l’utopie féministe rêvant un monde hors pouvoir, les gouines SM ont
proposé une vision réaliste des relations intersubjectives ». L’égalité dans les relations serait une
utopie irréaliste parce que les femmes ne sont pas étrangères au pouvoir ? Est-ce dépassé de ne pas
être résigné-e-s ? C’est nous-même qui construisons nos relations, et qu’elles soient considérées
comme « sexuelles » ou non, nous en sommes à la fois les scénaristes et les act-rice-eur-s.
Il est possible de créer des relations égalitaires. Cela ne dépend que de nous, aucune entité n’est
responsable à notre place des actes que nous posons individuellement et collectivement. Les
relations de pouvoir ne sont pas « incontournables entre deux personnes » (ou plus si affinité !!!).
Elles sont le fruit d’une construction sociale et non la manifestation d’une essence prétendumenthumaine. La domination dans les relations inter-individuelles n’est pas une fatalité et sa seule issue
n’est pas de dominer l’autre chacun-e son tour. Par ailleurs, il y a plusieurs courants dans le
féminisme. Certains de ces courants s’opposent radicalement au point de rendre floue la définition
du « féminisme ». Il est plus facile de se déclarer féministe que de l’être réellement. C’est ce que font
de nombreuses personnes et organisations qui considèrent néanmoins la lutte contre le patriarcat
comme une lutte secondaire et prennent des positions incohérentes. Certaines d’entre-elles se
déclarent féministes pour étouffer les débats et brouiller les pistes. De même que certaines
organisations d’extrême droite se déclarent anti-racistes pour mieux faire passer leurs discours
xénophobes et identitaires.
Malheureusement, il est prématuré de parler de post-féminisme, alors que les personnes assignées à
des catégories dites « féminines » sont encore victimes de tant de discriminations et d’injustices
sociales et économiques. Alors, comme ces féministes qui ne sont pas « réalistes », je rêve donc je
suis libre de créer, partager, résister et me battre pour tendre vers l’utopie.
Mélusine Ciredutemps
(1) Simone de Beauvoir - Le Deuxième Sexe (Tomes 1 et 2)
(2) Margaret Mead - Moeurs et sexualité en Océanie.
(3) Catherine Vidal - Le cerveau a-t-il un sexe ?
(4) Jean-Paul Sartre - L’existencialisme
(5) Christine Delphy - L ’Ennemi Principal. Tome 2 : Penser le genre
(6) Guillaume Carnino - Pour en finir avec le sexisme.