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Mexique

Le crime d’Iguala et l’insurrection qui vient

Claudio Albertani

lundi 3 novembre 2014, par WXYZ


Face aux crimes de masse perpétrés par les différentes institutions politiques liées aux puissances économiques locales et globales, mafieuses et légales, « aujourd’hui, nous dit l’auteur de ce texte, dans ce Mexique si martyrisé, nous n’avons pas d’autres choix que de rompre le silence et d’inventer notre propre insurrection. »

À la suite, nous reprenons un texte récent de Raúl Zibechi, “Mexique, la faillite planifiée d’un État”, qui apporte d’autres données.

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Claudio Albertani

 

En tout cas, je tiens pour inévitable que nous (un “nous” constitué de millions de “je”),
nous intimidions ceux qui ont le pouvoir et nous menacent.
Nous n’avons pas d’autre issue que de répondre à leurs menaces par d’autres menaces
et de neutraliser ces hommes politiques qui, d’une façon totalement inconsciente,
se résignent à la catastrophe ou contribuent même activement à la préparer.

Günther Anders[*]

 

Le 26 septembre dernier, 43 élèves de l’École normale rurale ‟Raúl Isidro Burgos” d’Ayotzinapa, État du Guerrero, ont disparu, six personnes ont été tuées – parmi lesquelles cinq normalistes, dont l’un a été horriblement écorché – et 25 autres ont été blessées dans la ville d’Iguala. Face à un crime d’une telle dimension, la première chose que nous éprouvons est l’indignation, les tremblements d’émotion et l’impuissance. Immédiatement, les questions se posent.

Qui sont les responsables ?
L’ancien maire de Iguala, José Luis Abarca et son épouse, María de los Ángeles Pineda, présumés auteurs intellectuels du crime, aujourd’hui en fuite ?
Les policiers municipaux d’Iguala qui ont arrêté les étudiants ?
Les policiers municipaux de Cocula qui les ont aidé ?
L’armée fédérale, présente sur les lieux, qui n’est pas intervenue ?
Le groupe criminel Guerreros Unidos, lié à Abarca, qui aurait fait disparaitre les étudiants après que les policiers les leur auraient livrés ?

On parle d’un réseau de complicités. Jusqu’où va-t-il ?
Jusqu’au gouverneur déchu du Guerrero, Àngel Aguirre, qui n’a pas emprisonné Abarca quand il aurait pu le faire ?
Jusqu’au procureur général de la République, Jesús Murillo Karam, qui n’a pas agi contre l’ancien maire, malgré les plaintes répétées contre lui ?
Jusqu’au Parti de la révolution démocratique [gauche] qui a couvert à la fois Aguirre et Abarca ?
Jusqu’au secrétaire d’État à l’Intérieur, Osorio Chong, qui mène sa propre guerre contre les étudiants des écoles normales rurales ?
Jusqu’aux responsables de l’Union européenne qui, pour ne pas perdre de juteuses affaires, appuient « les efforts du gouvernement fédéral » ?

Les écoles normales rurales font partie d’un vaste projet d’éducation populaire qui a émergé lors de la Révolution mexicaine. Leur existence même est un cri de révolte contre le modèle économique en vigueur, dans lequel les jeunes paysans informés et critiques n’ont pas leur place. La SEP [ministère fédéral de l’Éducation], les bureaucrates du Syndicat national des travailleurs de l’éducation, les médias, l’establishment académique, les policiers, les juges, les journalistes et tous les grands partis politiques sont complices de ce massacre parce que, d’une façon ou d’une autre, ils ont contribué à construire l’image des écoles normales comme des foyers de guérilla et les étudiants comme des figures de la racaille.

Le crime d’Iguala n’a pas surgi tout seul. Le 12 décembre 2011, la police d’Aguirre a tué sournoisement deux étudiants de la même école normale, Jorge Herrera Alexis et Gabriel Echeverría, au cours d’une violente opération d’expulsion sur l’autoroute du Soleil. « Il fallait nettoyer la route », avait déclaré ouvertement un chef de la police. Quelques jours plus tard, le 7 janvier 2012, un camion a renversé un groupe d’élèves d’une école normale qui recueillaient de l’argent auprès des automobilistes sur la route fédérale Acapulco-Zihuatanejo. Plusieurs ont été blessés et deux sont morts. Le 24 mai dernier, Aurora Tecoluapa, étudiante de l’école normale rurale ‟Général Emiliano Zapata” d’Amilcingo, État de Morelos, a été tuée par une voiture sur l’autoroute Mexico-Oaxaca, tandis que six de ses compagnes étaient blessées.

Ce que nous vivons, c’est une guerre que l’État mexicain mène contre les jeunes, particulièrement les jeunes insoumis d’origine prolétaire. Le 2 octobre 2013, l’étudiant Mario González García a été arrêté dans la ville de Mexico alors qu’il se rendait en bus à une manifestation [**]. Autrement dit, il a été arrêté, sans avoir commis aucun délit, par le simple fait d’être un activiste connu et d’avoir participé à la lutte pour la défense des Collèges des Sciences et Lettres (CCH).

Incroyablement, Mario a été reconnu coupable et est toujours en prison, malgré qu’il n’a commis aucun délit, comme Josef K, le protagoniste du roman Le Procès de Kafka. Le 19 octobre dernier, alors que dans le pays montait l’indignation provoquée par les évènements d’Iguala, un autre jeune, Ricardo de Jésus Esparza Villegas, étudiant du Centre universitaire de Lagos, État de Jalisco, a été tué par la police de l’État dans la ville de Guanajuato, où il se rendait pour assister au Festival Cervantino.

Il serait erroné de croire que ces crimes ont à voir avec un ‟retard” supposé du Mexique. Ce sont, au contraire, des événements tout à fait modernes, ‟banals” au sens que dénonçait Hannah Arendt quand, horrifiée, elle a parlé de la banalité du mal. Un crime comme celui d’Iguala peut se produire n’importe où : en Palestine, en Syrie, en Irak, sans doute, mais aussi en France, aux États-Unis, en Italie ... La dictature de l’économie bureaucratique doit s’accompagner d’une violence permanente. Nous sommes tous des êtres collectivement prorogés avec une date de péremption ; nous ne sommes plus mortels comme individus, mais en tant que groupe dont l’existence est seulement autorisée jusqu’à nouvel ordre.

Comment expliquer la réaction (jusqu’à présent) modeste du peuple mexicain devant ces événements aussi terribles ? Il y a plus d’un demi-siècle, Günther Anders – le philosophe et activiste antinucléaire – réfléchissait de manière lucide et impitoyable sur le problème de comment le monde actuel produit des êtres déshumanisés qui ne connaissent aucun remord, ni de honte face aux crimes horribles qu’ils ont eux-mêmes commis. Nous vivons dans une nouvelle ère de totalitarisme qui transforme les humains en pièces mécaniques incapables de réactions humaines. Bien que cela soit plus infernal qu’il n’y paraisse, nous n’existons plus que comme des pièces mécaniques ou des matériaux requis pour la machine.

Et pourtant, le dernier mot n’a pas été dit. « Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent est sans issue. Ce n’est pas la moindre de ses vertus », ont écrit il y a quelques années les auteurs anonymes d’un célèbre pamphlet, L’insurrection qui vient. Et ils ajoutaient : « La sphère de la représentation politique se clôt. De gauche à droite, c’est le même néant qui prend des poses de cador ou des airs de vierge, les mêmes têtes de gondole qui échangent leurs discours d’après les dernières trouvailles du service communication. (…) Rien de ce qui se présente n’est, de loin, à la hauteur de la situation. Dans son silence même, la population semble infiniment plus adulte que tous les pantins qui se chamaillent pour la gouverner. » Ces mots qui se rapportent à la France et au désespoir des jeunes migrants dans les ghettos des métropoles européennes, s’appliquent parfaitement à ce que nous vivons ici et maintenant. Aujourd’hui, dans ce Mexique si martyrisé, nous n’avons pas d’autres choix que de rompre le silence et d’inventer notre propre insurrection.

Claudio Albertani

Le 29 octobre 2014, Ciudad de México

[ Traduction : J.F. (OClibertaire) ]

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Notes :

[*] Sur Günter Anders et ce passage de Violence oui et non. Une discussion nécessaire, voir le texte d’Osvaldo Bayer ici : http://www.cairn.info/revue-tumulte...

[**] Il vient d’être libéré après plus d’un an d’incarcération : voir ici http://oclibertaire.free.fr/spip.ph...


Mexique, la faillite planifiée d’un État

par Raúl Zibechi

L’État est devenu une institution criminelle où se mélangent les narcos [trafiquants de drogues] et les hommes politiques pour contrôler la société. Un État dont la faillite a été élaborée au cours des deux dernières décennies pour éviter le plus grand cauchemar des élites : une seconde révolution mexicaine.

« Vivants ils les ont enlevés, vivants nous les voulons », crie Marie Ester Contreras, tandis que vingt poings levés approuvent le mot d’ordre sur l’estrade de l’Université Ibéroaméricaine de Puebla, lors de la réception du prix Tata Vasco au nom du collectif Forces Unies Pour Nos Disparus au Mexique (Fundem), pour son travail contre les disparitions forcées. La scène est saisissante, alors que les familles, presque toutes mères ou sœurs, ne peuvent retenir leurs pleurs et leurs larmes chaque fois qu’elles parlent en public dans ce XI Forum des Droits humains

Rien à voir avec la généalogie des disparitions que nous connaissons dans le Cône Sud. Au Mexique, il ne s’agit pas de réprimer, de faire disparaître et de torturer des militants mais de quelque chose de beaucoup plus complexe et terrible. Une mère a raconté la disparition de son fils, un ingénieur en communication qui travaillait pour IBM, séquestré par les narcos pour le forcer à construire un réseau de communications à leur service. « Cela peut être le tour de n’importe qui », remarque-t-elle, estimant que toute la société est dans le collimateur et que, par conséquent, personne ne doit ignorer cette situation.

Fundem est née en 2009, à Coahuila, et a réussi à réunir plus de 120 familles qui recherchent 423 personnes disparues, qui travaillent à leur tour avec le Réseau Vérité et Justice, qui recherche 300 migrants de l’Amérique centrale disparus en territoire mexicain.

L’ancien président Felipe Calderon a nommé cela « des dommages collatéraux », en essayant de minimiser la tragédie des disparitions. « Ce sont des êtres qui n’auraient jamais dû disparaitre », réplique Contreras.

Pire que l’État Islamique

Un communiqué de Fundem, à l’occasion de la Troisième Marche de la Dignité célébrée en mai dernier, souligne que «  selon le Ministère de l’Intérieur, jusqu’en février 2013, on dénombrait 26 121 personnes disparues », depuis que Calderon a déclaré la « guerre au trafic de stupéfiants » en 2006. En mai 2013, Christof Heyns, rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires a déclaré que le gouvernement a reconnu 102 696 homicides pendant le mandat de six ans de Calderon (une moyenne de 1 426 des victimes par mois). Mais en mars dernier, après 14 mois du gouvernement actuel de Peña Nieto, l’hebdomadaire Zeta comptabilisait 23 640 homicides (1 688 par mois).

La chaîne d’information Al Jazeera a diffusé une analyse où sont comparées les morts provoquées par l’État Islamique (EI) avec les massacres du narcotrafic mexicain. En Irak, en 2014, l’EI a mis fin à la vie de 9 000 civils, pendant que le nombre de victimes des cartels mexicains en 2013 a dépassé les 16 000 (Russia Today, 21 octobre 2014). Les cartels commettent des centaines de décapitations tous les ans. Ils ont démembré et mutilé les corps des victimes, pour ensuite les exposer afin d’effrayer la population. « Avec la même intention, les cartels attaquent aussi des enfants et des femmes, et, comme l’EI, ils publient les images de leurs crimes sur les réseaux sociaux ».

Nombre de médias ont été réduits au silence par des pots-de-vin ou des intimidations et depuis 2006 les cartels ont été responsables de l’assassinat de 57 journalistes. L’État Islamique a assassiné deux citoyens étatsuniens, dont les cas ont été largement couverts par les grands médias, mais peu savent que 293 citoyens des États-Unis ont été assassinés par les cartels mexicains entre 2007 et 2010.

La question n’est pas, ne doit pas être, qui sont les plus sanguinaires, mais pourquoi. Depuis que nous savons qu’Al Qaïda et l’État Islamique ont été créés par les services de renseignement étatsuniens, la question de savoir qui se trouve derrière le trafic de stupéfiants, mérite d’être posée.

Diverses études et travaux d’enquêtes journalistiques soulignent la fusion entre les autorités étatiques et des narcos au Mexique. La revue Proceso fait remarquer dans sa dernière édition que « depuis le premier trimestre de 2013, le gouvernement fédéral a été alerté par un groupe de parlementaires, des militants sociaux et des fonctionnaires fédéraux au sujet du degré de la pénétration du crime organisé dans les domaines de la sécurité de plusieurs municipalités du Guerrero », sans obtenir la moindre réponse (Proceso, 19 octobre 2014).

En analysant les liens existants derrière le massacre récent des étudiants d’Ayotzinapa (six morts et 43 disparus), le journaliste Luis Hernández Navarro conclut que ces faits ont « jeté la lumière sur le cloaque de la narcopolitque du Guerrero » (La Jornada, 21 octobre 2014). Y participe des membres de tous les partis, y compris du PRD, de centre-gauche, où militait le maire d’Iguala, José Luis Abarca, directement impliqué dans le massacre.

Raúl Vera fut évêque à San Cristobal de las Casas quand la hiérarchie a décidé d’écarter Samuel Ruiz de cette ville. Mais Vera a suivi le même chemin que son prédécesseur et il exerce maintenant à Saltillo, la ville de l’État de Coahuila d’où viennent plusieurs mères qui font partie de Fundem. Elles n’ont pas de local propre et se réunissent au Centre Diocésain pour les Droits humains. L’évêque et les mères travaillent cote à cote.

En 1996, Raúl Vera a dénoncé le massacre d’Acteal, dans lequel 45 indigènes tzotziles – parmi eux 16 enfants et adolescents et 20 femmes – ont été assassinés alors qu’ils priaient dans une église de la communauté, dans l’État du Chiapas. Malgré le fait que ce massacre ait été perpétré par des paramilitaires opposés à l’EZLN, le gouvernement a essayé de le présenter comme un conflit ethnique.

Contrôler la société

De par sa longue expérience, il soutient que le massacre d’Ayotzinapa, « est un petit message adressé au peuple, pour nous dire : voyez ce dont nous sommes capables », comme c’est arrivé à San Salvador Atenco en 2006, lorsque des militants du Frente de Pueblos en Defensa de la Tierra, qui participaient à L’autre Campagne zapatiste, ont été cruellement réprimés avec un bilan de deux morts, plus de 200 arrestations, dont 26 viols. Le gouverneur en charge de cette affaire n’était autre qu’Enrique Peña Nieto, l’actuel président.

Ces « messages » se répètent régulièrement dans la politique mexicaine. Le père Alejandro Solalinde, qui a participé au Forum des Droits humains, coordonne la Pastoral de Movilidad Humana Pacífico Sur de l’Épiscopat Mexicain et dirige un foyer pour les migrants qui passent par le Mexique pour se rendre aux États-Unis. Il assure qu’il a reçu l’information que les étudiants ont été brûlés vifs. Après avoir été mitraillés, les blessés ont été brûlés, comme l’ont raconté les policiers qui ont participé aux événements et « ont balancé par remords de conscience » (Proceso, 19 octobre 2014).

Si la manière d’assassiner révèle un message mafieux clair, les objectifs doivent être dévoilés, savoir vers qui s’oriente les responsables et pourquoi. La réponse vient de l’évêque Vera. Il souligne l’intime relation entre les cartels et les structures politiques, judiciaires et financières de l’État, au point qu’il est impossible de savoir où commence l’un et finit l’autre. Constater cette réalité l’amène à assurer que les dirigeants de son pays « sont le crime organisé » et que, par conséquent, « nous ne sommes pas dans une démocratie. » (Proceso, 12 octobre 2014).

Mais l’évêque dirige sa réflexion vers un point névralgique qui permet de démêler le nœud. « Le crime organisé a aidé au contrôle de la société et c’est pourquoi c’est un associé de la classe politique. Ils ont obtenu que le peuple ne s’organise pas, ne progresse pas ». Dans des termes plus ou moins identiques, c’est que le sous-commandant Marcos a signalé.

Enfin, il ne s’agit pas d’une coïncidence fortuite, mais d’une stratégie. L’un de ceux qui l’ont élaboré sur le terrain, est le général Oscar Naranjo, qui a été l’un « des architectes les plus remarquables de la narcodémocracie colombienne actuelle » sous le gouvernement d’Álvaro Uribe, comme le dénonçait, Carlos Fazio (La Jornada, 30 juin 2012). Naranjo, un protégé de la DEA et « produit d’exportation » des États-Unis d’Amérique pour la région, est devenu le conseiller du gouvernement de Peña Nieto.

Fazio souligne une information du The Washington Post où le quotidien assure que « sept mille policiers et militaires mexicains ont été entraînés par des conseillers colombiens ». Il ne faut pas avoir beaucoup d’imagination pour découvrir où a commencé à être fabriquée la faillite de l’État mexicain.

Mais il y a plus. « Le gouvernement des États-Unis a aidé plusieurs cartels à travers de l’Opération “Fast and Furious” (en français Rapide et Dangereux), pour laquelle « involontairement deux mille armes sont tombées dans les mains des narcos », rappelle la page antiwar.com. Il est possible, comme le pensent des sites consacrés à l’analyse stratégique tel le site européen dedefensa.org, que le chaos mexicain soit favorisé par la paralysie croissante de Washington et la cacophonie émise par ses divers et contradictoires services. Quoi qu’il en soit, tout indique qu’il y a là quelque chose de délibéré. Que cela puisse revenir comme un boomerang à travers sa frontière longue et poreuse, ne devrait pas non plus faire de doute.

Raul Zibechi, depuis Puebla (México)

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Publié dans Brecha, Uruguay, 23 octobre 2014 et Alai-Amlatina, Équateur, le 24 octobre 2014.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi.

Révisé par nos soins.


El mundo se indigna por Ayotzinapa


1 Message

  • Ayotzinapa

    jeudi 6 novembre 2014, par Georges Lapierre

    Y aurait-il quelque chose de pourri dans l’État du Mexique ?

    Le présent a un côté inédit qui nous surprend toujours. Nous avons bien des références tirées d’un passé plus ou moins proche sur lesquelles nous avons tendance à nous appuyer, elles nous trahissent pour nous donner un point de vue tronqué, faussé, sur le présent. Elles sont comme un voile, une tache dans notre œil qui trouble notre vue si bien que nous n’arrivons que difficilement à saisir notre présent dans sa crudité. Il faut qu’éclate un massacre massif de gens sans défense comme à Acteal en décembre 1997 (quarante-cinq personnes de l’association Las Abejas) ou à Iguala aujourd’hui (six personnes tuées par la police municipale et quarante-trois étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa disparus et sans doute exécutés et brûlés) pour que nous prenions conscience, pour un court instant, de la réalité. Nous nous indignons alors.

    Comment, la réalité ne correspond pas à l’idée que nous nous en faisons ? Voilà qui est scandaleux ! Être tirés ainsi de notre douce somnolence ! Puis nous mettons ces assassinats collectifs sur le compte des paramilitaires, de la mafia, d’un maire corrompu et, pour tout dire, de l’exception mexicaine. Nous arrangeons notre conscience comme nous tapotons nos oreillers et c’est tout juste si l’assassinat de Rémi par la Compagnie républicaine de sécurité en France nous secoue et nous rappelle à l’ordre (l’exception mexicaine ? Hum, hum…) ; mais quelle idée aussi de s’en prendre à l’État de droit (sans doute le droit de tuer ceux qui s’acharnent à nous réveiller). Combien de temps resterons-nous éveillés ?

    Nous sommes en guerre, nous nous trouvons jetés au cœur d’une guerre sociale qui ne dit pas son nom, vite rendormons-nous, nous ne sommes pas concernés. Dans une guerre sociale, il n’y a pas de prisonniers, il y a seulement des disparus, des gens qui sont enlevés, torturés puis exécutés. On se soumet ou l’on disparaît (« je pense donc je disparais »). Depuis la déclaration de guerre de Calderón en 2006 jusqu’en février 2013 il y eu 26 000 personnes disparues au Mexique (selon le ministère de l’Intérieur) et 102 696 personnes assassinées (plus 23 643 depuis la prise de fonction de Peña Nieto) [1].

    Tout ce qui fait obstacle à l’activité capitaliste est impitoyablement détruit, et l’activité capitaliste se présente au jour le jour, au quotidien, comme l’activité de l’individu-roi animé uniquement par le goût de l’argent et du pouvoir : L’Unique et sa propriété, le monde comme sa propriété. Nous nous trouvons jetés au centre d’une guerre sociale d’un nouveau genre ou plutôt qui arrive à ses extrémités : la guerre de l’individu-roi, de celui qui a l’argent dans la tête (dont le prototype est le marchand capitaliste) contre la société. Nous étions habitués jusqu’à présent à des confrontations idéologiques : la société bourgeoise (dite encore marchande, dite encore capitaliste, dite encore démocratique) contre la société théocratique (fasciste ou communiste, Hitler ou Staline) et nous étions habitués à toutes les combinaisons possibles : communistes et fascistes contre les bourgeois ; fascistes et bourgeois contre les communistes ; communistes et bourgeois contre les fascistes. La disparition de quarante-trois normaliens n’est pas sans évoquer d’autres disparitions, d’autres enlèvements, d’autres tortures, d’autres massacres, il n’y a pas si longtemps, au Chili, en Argentine, etc., au Mexique aussi ; et, à la même époque, la même complicité, la même indignation, une indignation qui a pour fin ultime de cacher une complicité bien réelle. Cette guerre idéologique s’est prolongée jusqu’à nos jours surtout en Amérique latine entre des groupes guérilleros d’obédience marxiste et l’armée. Nous connaissons bien encore, surtout en Europe, face à la déroute sociale annoncée une certaine attirance pour le fascisme. Cette guerre idéologique prend aussi ces derniers temps une forme religieuse : fondamentalisme judéo-chrétien face au fondamentalisme musulman. Pourtant cette référence idéologique est déjà du domaine du passé et ne nous apporte qu’une fausse conscience du présent.

    La tuerie d’Iguala révèle la collusion d’intérêts entre les cartels de la drogue, les politiques et les hommes d’affaires, et je pourrais ajouter la presse et l’ensemble des médias de masse. Le capitalisme et, avec lui, l’individualisme avancent au pas de charge au Mexique et il s’agit de constituer au plus vite un monde disons de notables, c’est-à-dire d’individus qui ont l’argent dans la tête, au sein des régions ; et ces nouveaux riches, ces nouveaux individus-rois prennent la place des caciques traditionnels désormais hors du coup. Nos notables, nos chers bourgeois, gardaient encore une dimension sociale, illusoire, certes, mais qui leur permettait de se présenter par le biais de la Constitution comme les garants de la vie sociale. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, le capitalisme a bien toujours un côté monolithique avec ses grands marchands, ses banquiers spéculant sur les échanges marchands à venir mais il s’est en même temps dissous dans la société ou, plus justement, dans la tête des gens, l’argent a, dans le sens propre du mot, pris la tête de tout un chacun ; le roi (ou, plutôt, le notable) est nu, il n’est plus qu’un individu animé par le capital, par son amour de l’argent et du pouvoir sur la société que lui donne l’argent. Plus rien ne le différencie du capo ou du chef de gang. Il y a encore quelque temps, la bourgeoisie se donnait l’allure d’une classe sociale, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous n’avons plus affaire qu’à un conglomérat d’individus se servant les uns des autres : des accointances d’intérêts dans une chaîne de connivences liant le chef de gang local au maire mafieux, le maire mafieux au gouverneur de l’État et celui-ci au président de la République. Nos bourgeois et autres banquiers peuvent faire la fine bouche, ils sont emportés par le mouvement et côtoient désormais les gangsters de bas étage, le progrès l’implique. C’est le monde de l’argent, de Slim [2], l’homme d’affaires de haut vol, à Abarca, le petit maire mafieux d’Iguala : le même monde, et ce monde porte le fer partout où il rencontre une résistance. Tous les partisans du progrès, du libéralisme, de la démocratie représentative le savent, explicitement ou implicitement, mais alors là, silence, on se garde bien de parler de guerre sociale et pourtant il s’agit bien d’une guerre sociale dans le sens strict des mots : une guerre menée contre la société, une guerre menée par ceux qui ont l’argent dans la tête (définition à la fois du capitalisme et de l’individualisme) contre toute forme de vie sociale digne de ce nom qui subsiste encore.

    Avant cette bévue d’un petit maire et de policiers trop zélés, tout baignait dans le bon État du Guerrero, le gouverneur Ángel Aguirre Rivero, homme de gauche à la Hollande (il avait sa photo tous les jours dans La Jornada [3]) avait réussi à diviser et à affaiblir la police et la justice communautaires, seule institution indigène qui pouvait faire obstacle à la pénétration du capitalisme, que ce soit sous la figure des multinationales minières comme sous celle des cartels de la drogue. Il avait même réussi, grâce à l’intervention de l’armée, à jeter dans une prison fédérale la commandante de la police communautaire d’Olinalá, Nestora Salgado, elle avait osé arrêter le syndic municipal de la ville pour complicité avec une organisation mafieuse. Maintenant Nestora Salgado est dans la prison de haute sécurité de Tepic, dans l’État de Nayarit, sa fille a échappé de justesse à des tueurs chargés de la descendre (ils se sont trompés de cible, ils ont assassiné une jeune femme qui lui ressemblait) ; toujours menacée, elle a dû s’exiler aux États-Unis, la Commission nationale des droits de l’homme ayant refusé de lui accorder protection. Et le syndic ? Libre, évidemment, libre de poursuivre sa vengeance sans être le moins du monde inquiété.

    Le 2 octobre est le jour d’anniversaire du massacre de Tlatelolco quand, en 1968, les étudiants réunis sur la place des Trois-Cultures ont été pris sous le feu croisé de l’armée qui s’était crue menacée suite à une provocation délibérée de l’état-major présidentiel. Ce fut un massacre. Le 2 octobre est désormais une date symbolique au cours de laquelle les Mexicains, jeunes et moins jeunes, manifestent leur opposition et leur rejet du totalitarisme. Le mot d’ordre, venu des instances les plus hautes et auquel ont été sensibles les gouverneurs des États comme les présidents municipaux, était de réprimer avec la plus extrême vigueur tout débordement. À Oaxaca, par exemple, tous les téléphones portables ont été réduits au silence et les forces de police déployées tout autour du zócalo étaient impressionnantes. L’État, qui est en train de prendre toute une série de mesures impopulaires, est bien décidé à jouer les gros bras.

    Parmi ces mesures impopulaires, l’État a en ligne de mire la suppression des écoles normales rurales, elles ont été créées du temps de Lázaro Cardenas [4] afin de permettre aux jeunes gens pauvres et indigènes d’accéder à un enseignement à la fois pratique (agronomie par exemple) et théorique (histoire par exemple). Depuis elles sont devenues des foyers de contestation, d’ouverture d’esprit et de critique, qui n’ont pas l’heur de plaire à l’État. Celui-ci a décidé de s’en débarrasser, il ne leur accorde plus d’aides ni de subventions. Déjà, l’année dernière, lors d’une manifestation des normaliens contre la « réforme » de l’éducation, manifestation qui eut lieu sur l’autoroute du Sud, près de Chilpancingo, la capitale du Guerrero, les forces de l’ordre avaient tiré sciemment sur les jeunes : deux morts. Aucune poursuite n’a été entreprise contre les assassins, photographiés pourtant en plein délit.

    Tous ces énoncés permettent de saisir la chaîne des complicités qui lient le maire mafieux d’Iguala aux instances les plus hautes du pays. Ce commerçant en bijoux qui a fait fortune grâce à ses alliances s’est cru autorisé à se venger de la manière la plus brutale (à la façon des narcos) des jeunes qui contestaient son pouvoir absolu ; il avait déjà personnellement tué et torturé deux opposants connus, crime resté impuni malgré le témoignage d’un opposant qui avait réussi à s’échapper. Il ne se trompait d’ailleurs pas tellement puisqu’on lui a laissé largement le temps de s’enfuir : trois jours, alors que tous connaissaient ses antécédents et qu’il était urgent de l’arrêter si l’on voulait avoir une chance de retrouver les jeunes encore en vie.

    Pour l’instant le gouvernement est occupé à gérer au plus juste la crise, le gouverneur, Ángel Aguirre, a dû démissionner, premier fusible. En ce moment, alors que j’écris, j’apprends par la radio que le président municipal d’Iguala et son épouse viennent d’être arrêtés, deuxième concession faite à la vindicte publique. Leur cachette devait être connue depuis longtemps, on les gardait seulement en réserve, maintenant, il faut les sacrifier ; la date de leur arrestation n’est pas due au hasard : la veille d’une grande manifestation de soutien aux familles des disparus au centre de la capitale fédérale.

    L’État serait-il pris de cours qu’il est ainsi amené à lâcher du lest, jusqu’à ses alliés les plus proches ? C’est possible tant est grande la colère de la population. Cette « digne rage », loin de s’atténuer prend des proportions inquiétantes pour le pouvoir en place. Demain, 5 novembre, une grande manifestation est prévue à Mexico. Les normaliens (seize écoles normales rurales survivent encore) sont bien décidés à aller jusqu’au bout, ils n’ont plus rien à perdre, ils forment un noyau dur, bien organisé autour duquel se condense et s’agglutine peu à peu toute l’exaspération d’une société laminée par une guerre qui ne connaît pas de répits.

    Les corps des quarante-trois normaliens ne sont toujours pas retrouvés. Il s’agit de les garder disparus le plus longtemps possible, attendre au moins que la turbulence déclenchée par la nouvelle de leur disparition s’atténue. C’est la politique du pouvoir : attendre que les passions s’apaisent. Les passions ne s’apaisent pas. Au contraire, elles se nourrissent de leur propre feu intérieur, le feu d’une tragédie infinie :

    « Vivants, ils ont été emmenés (par l’armée, par la police, par les forces de l’ordre), vivants, nous voulons les retrouver ! », ce cri que nous écoutons depuis le 2 octobre 1968 résume toute la tragédie de la population mexicaine.

    Georges Lapierre

    ___

    Notes

    [1] Cf. Raúl Zibechi, « México : un Estado fallido planificado » ((« Mexique, la faillite planifiée d’un État », ci-dessus).

    [2] Carlos Slim, richissime homme d’affaires mexicain, dont la fortune, considérée comme une des premières au monde, a été favorisée par Carlos Salinas de Gortari, président du Mexique de 1988 à 1994 (note de “la voie du jaguar”).

    [3] La Jornada, quotidien mexicain orienté vers la gauche culturelle et parlementaire (note de “la voie du jaguar”).

    [4] Lázaro Cardenas, président du Mexique de 1934 à 1940 (note de “la voie du jaguar”).

    Source : la voie du jaguar


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