Courant alternatif no 108 – avril 2001

SOMMAIRE
Edito p. 3
Appel pour un mouvement libertaire p. 4 [cf. Rubrique Textes & débats]
Procès des FTP p. 5/6
Réflexions sur les municipales p. 7/8
Lille : comment Aubry fait le ménage p. 9/10
De la fièvre aphteuse à celle du marché p. 11/12
Sans-papiers : une femme parmi d’autres p. 13/14
Immigration : vers une nouvelle ouverture des frontières p. 15/16
Calais : les portes du royaume se referment p. 17/18
Néo-luddisme et révoltes ouvrières p. 19 à 22
Medef : vers une nouvelle société p. 23
Contre le sommet des Amériques p. 24

ÉDITO
Pour faire revenir le client (l’électeur) dans la boutique, la démocratie représentative avait revêti pour les élections municipales ses plus beaux oripeaux : parité, renouvellement d’une partie de ses rayons, nouveaux slogans publicitaires, nouveaux produits pour attirer le gogo… Mais, hélas pour elle, rien n’y a fait. L’abstention devient un phénomène récurent et un casse-tête pour les partis traditionnels : on a beau relooker le produit, essayer de multiplier les produits…, rien n’y fait, les électeurs boudent les urnes. Et pourtant les petits boutiquiers se sont entourés d’un cordon sanitaire pour quel’épidémie ne se propage pas…, des fois qu’on soit obligé d’abattre le troupeau…

Les politiciens sont dénoncés comme étant non plus seulement des personnages plus ou moins corrompus mais surtout comme une caste séparée de la vie réelle. Nous nous acheminons progressivement vers un système électoral du type américain où les votants sont ceux qui y ont un quelconque intérêt social et où la démocratie représentative ne concerne plus des franges entières de la société. Le P.C. est la principale victime de cette coupure irrémédiable. Il ne peut plus “mobiliser” cet électorat au deuxième tour pour “faire barrage à la droite” car les repères politiciens de supposés intérêts de classe sont en train de disparaître, comme malheureusement les véritables repères de classe.

Si les Verts ont réussi dans le renouvellement de la classe politique dans le “faire de la politique autrement” (la nouvelle “middle classe” est soucieuse avant tout de sa qualité de vie), les listes “alternatives”, dont l’objectif est l’intégration via la réussite sociale et économique, ont surtout réussi à faire inscrire sur les listes électorales des jeunes issus de l’immigration et des quartiers, mais pas forcément à les faire tous voter. Du concept de “nouvelle citoyenneté” des années 80 qui se voulait déconnecté de la nationalité et de “J’y suis, j’y reste”, on est passé au concept de “J’y suis, j’y vote” qui ne fut pas totalement opérant.

Le vote protestataire, s’il continue à passer par l’extrême-droite (qui malgré ses divisions et sa moindre médiatisation continue à faire des scores), passe aujourd’hui par ces nouvelles listes et aussi par l’extrême gauche trotskiste (qui bénéficie de l’effondrement du PC, avec des stratégies différentes). Phénomène éphémère ?

Si la sécurité a été un thème principal de ces élections (avec Lille comme laboratoire de la tolérance zéro), il a été découplé de celui l’immigration. Le capitalisme ne cherche pas à savoir quelle est la nationalité et la couleur de peau de celui ou celle qu’il exploite. L’exploitation n’a pas de frontières et le MEDEF s’apprête à en demander une nouvelle ouverture. Au moment où la reprise est annoncée, où la tempête a dopé le secteur du BTP, où quelques grands travaux vont être engagés par la gauche plurielle, il faut de la chair fraîche : de celle qui bosse plus vite et qui aurait l’échine encore plus souple en matière de salaire et de flexibilité. Un réservoir est tout trouvé : les ex-pays de l’Est, même si dans certains secteurs, où l’on recherche des personnes très qualifiées, on peut aller les chercher plus loin. La présence de ces nouveaux immigrants ne serait plus permanente, mais temporaire car, comme le dit l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : “Les travailleurs étrangers temporaires procurent une marge de souplesse supérieure au marché du travail” ! Dans le même temps, l’Etat ne règle pas le problème des sans-papiers (qui peuvent être un réservoir de main-d’œuvre flexible et coûtant peu cher) et restreint le droit d’asile. Il est même heureux de voir un bon nombre de ces demandeurs d’asile quitter l’espace de Shengen, même si ce n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes (comme à Sangate par exemple). De toute façon, rien ne pourra empêcher un certain nombre de personnes de franchir les frontières, même si elles se veulent hermétiquement fermées.

Comme elles n’ont pas arrêté le nuage de Tchernobyl, les frontières n’ont pu arrêter l’épizootie de fièvre aphteuse. Car si la libre circulation n’existe pas pour les humains, elle existe pour les marchandises et les animaux en font partie. Si cette maladie n’est pas liée au mode de production (agriculture intensive), la façon de la contenir y est directement liée : devant une surproduction (due entre autre aux modifications des consommateurs suite à la maladie de l’ESB), une baisse de productivité des animaux atteints par la maladie, un nombre d’agriculteurs encore trop nombreux (secteur qui n’échappe pas à la concentration), on abat des troupeaux entiers, par ailleurs indemnisés. On continue à subventionner à tour de bras l’agriculture intensive pour que n’éclatent pas des jacqueries. Une surproduction qui n’empêche toujours pas une partie du monde à mourir de famine.

Une révolution reste à faire.

OCL Reims, le 23 mars 2001


PROCES DES F.T.P. : YVES TIRE UN BILAN
Yves et William sont passés en procès à Marseille les 6 et 7 février pour avoir lutté contre la lepénisation des esprits et de la vie quotidienne à Marseille entre 1991 et 1998, et ont été condamnés respectivement à 5 ans et à 18 mois de prison. Nous publions des extraits d'une lettre de Yves qui revient sur son procès et annonce une suite en appel.

« Et bien voilà, le procès est passés ! Et il est l'heure des bilans. Les lignes qui suivent reflètent la manière dont j'ai vécu ce procès. D'autres qui y ont assisté l'auront ressenti sans doute différemment.

Le procès d'une pathologie

« Premier constat, comme il fallait s'y attendre ce ne fut pas un procès politique, au sens du terme, mais un procès sur fond politique. En France (…) il n'existe pas de délit politique. On ne juge que des affaires criminelles ou de droit commun. L'explication politique de mes actes était interdite de fait, et [ils ne pouvaient s'expliquer] par une folie même passagère, un certificat du psy indiquant que je ne suis pas fou. L'explication des faits pour la Présidente ressort de ma personnalité. Pour elle mes actes étaient un moyen d'exister face à une vie sociale vide. J'ai donc eu droit à un portrait (…) d'instable (pas de boulot), rigide, avec un ego surdimensionné (je jouais au «justicier»). L'assassinat d'Ibrahim Ali devenant un «prétexte» destiné à habiller mes actes.

Certains journalistes ne se priveront pas d'ailleurs de reprendre un tel schéma d'explication, particulièrement Jean-Michel Verne le correspondant de France-Soir, qui me décrira comme « incapable de construire sa propre existence, prisonnier des images fortes de ses héros familiaux, coincé entre Freud et Garcia Lorca, omnubilé par les fichiers des membres du F.N. » Ce pauvre Verne a vraiment du mal à se remettre de son bouquin sur l'affaire Yann Piat ou il citait un Encornet et une Trottinette comme étant les commanditaire du meurtre ( L'affaire Yann Piat, Flammarion, 1997).

Ce jugement en forme d'analyse psychiatrique tend à confirmer que, d'autre part, tout ce qui relève du débat politique relève de la pathologie pour la justice de l'Etat et certains médias. (…) Ne pas s'inscrire dans la normalité, représentée par un travail à plein temps, et ne pas être un consommateur dans une société de consommation est déjà considéré comme un délit. Cela confirme que devant la loi chômeurs, précaires et S.D.F., sans papiers et autres sont déjà condamnés avant d'être jugés en cas de délit.

Dès lors devant la direction prise par ce procès, il était clair que le contexte politique de mes actes serait minoré comme arguments expliquant les actions, étant donné que c'était les seuls fait qui étaient jugés.

Des témoins variés

« Les témoignages des personnes que j'avais fait citer se sont pourtant attachés à décrire ce contexte.

Le premier à témoigner fut le sénateur Bret, du P.C., qui tint à me serrer la main avant de témoigner. J'ai beaucoup apprécier ce geste car il n'était pas obligé de le faire, et cela dénote un certain courage politique chez l'homme, surtout en cette période d'élections. Son intervention consista en un texte décrivant le contexte politique de Marseille de cette époque, avec une gauche ayant déserté les quartiers défavorisés depuis longtemps, ayant trahi ses promesses, une droite dont une partie importante avait choisit le F.N. contre la gauche, et dont les militants rejoignaient en nombre le parti de Le Pen, des alternatives prenant le visage de l'affairiste Tapie, tandis que la lepénisation des institutions gagnait chaque jour un peu plus de terrain. Son intervention s'acheva sur les prisons et les problèmes qu'elles connaissent, reliant ainsi 2 thèmes qui me sont chers. Bref une intervention politique, néanmoins un peu trop «républicaine» à mon goût.

Le second témoin était Jacques Jurquet, ancien F.T.P. et responsable du M.R.A.P.. Il replaça mes actions dans l'histoire, démontrant que notre combat s'inscrivait dans celui qu'il avait mené lui et ses camarades, et que l'utilisation du sigle F.T.P. avait une valeur d'hommage et non d'usurpation.

La troisième fut Anne Tristan qui fit un témoignage très humain, décrivant son expérience au sein d'une section F.N. des quartiers nord, la manière dont le F.N. s'y était développé face au vide politique et l'absence de résistance qu'il avait trouvé en face de lui, comment des cadres du F.N. profitaient de chaque succès électoraux pour élargir leur discours dans un sens toujours plus extrémiste, justifiant et défendant par avance le passage à l'acte. J'ai aussi apprécié le fait qu'elle n'ai pas répondu à la question de la présidente lui demandant si elle approuvait les moyens employés. (…)

Le témoin suivant fut Roger Martin qui fit un exposé sur ce qui se cachait réellement derrière le phénomène du rock identitaire Français (R.I.F), extrait de morceaux de certains groupes à l'appui.

Enfin, une camarade de Ras-L'Front de Vitrolles a tenter de décrire ce qu'elle vivait depuis l'arrivée des Megret à la Mairie : provocations, intimidations, dégradation de son véhicule, coups de téléphone, etc.

L'accusation égale à elle même

« Côté fafs, les avocats furent à l'image de ce qu'ils défendaient : anticommunisme primaire, réécriture de l'histoire : la résistance étant décrite au travers du film de Jean Yanne «Les chinois à Paris», et l'assassinat d'Ibrahim Ali devenant un accident. L'habituel discours sur la manipulation ne nous aura pas été épargné (j'aurais été manipulé par certains services), pour finir l'avocat des Megret me prédisant un futur sous forme d'immersion prolongée dans un cours d'eau avec des chaussures en ciment.

Le procureur s'est attaché à mettre sur le même plan notre violence et celle de l'extrême droite, finissant par un couplet très républicain sur le vote, seul outil valable pour ce faire entendre. Du coup elle ne demandera pas le retrait de mes droits civiques. (…) Je ne les ai jamais utilisés, vu que je ne suis pas inscrit sur les listes électorales.

Une défense trop hésitante

« Côté défense, j'ai été déçu par les plaidoiries des avocats de William. Je les ai trouvé très convenus, un peu stéréotypés, très «démocrates», l'un d'eux absolvant même Mitterand de sa responsabilité dans la montée du F.N.

Mon avocate est tombée, elle, dans le travers de la personnalisation, faisant plus référence à mon histoire familiale et aux appréciations de mes «études» d'infirmier, qu'au fond politique. Paradoxalement, alors qu'elle n'avait pratiquement pas à plaider, puisque le Procureur avait demandé la relaxe, ce fut l'avocate de mon frère qui fit l'intervention la plus politique du procès, celle de la légitimité de la violence face à un mouvement qui avance masqué sous couvert de la démocratie.

Pour être tout à fait juste il faut dire que j'ai participé à cette dépolitisation du procès. j'ai fini par écouter les conseils (…) qui me demandaient d'adopter un profil bas pour bénéficier d'une peine réduite. Le résultat final m'a laissé un goût amer par rapport à cette stratégie. Cela démontre bien qu'on ne peut pas tenir une ligne de défense qui essaye d'être tout à la fois politique et humanitaire. Au résultat on arrive à une défense boiteuse. Mais depuis j'ai eu l'occasion de voir mon avocate qui m'a rendu compte d'une conversation qu'elle avait eu après le verdict avec la Présidente du Tribunal, celle-ci lui déclarant « il peut s'estimer heureux, j'aurais pu lui mettre plus ». Il semble donc que notre marge de manœuvre était très étroite.

Contre la criminalisation, oser l'appel

« Mais le combat n'est pas fini, j'ai décidé de faire appel, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord il est clair que ce verdict est destiné à me faire payer toute la série d'actions (bien que 6 étaient prescrites) mais surtout le fait que je les ai toujours assumées sans regret ni reniement, et d'autre part ce verdict à une valeur exemplaire. Au delà de ma personne et des formes de lutte, il est destiné à ceux et à celles qui inscrivent leurs luttes en dehors du chemin balisé de la contestation institutionnalisée. Il est destiné à frapper fort les esprits, à discréditer certaines formes d'actions qui ont choisi l'illégalisme, et d'isoler leurs auteurs du reste de la population. Il s'inscrit dans l'actuel mouvement de criminalisation des luttes collectives qui se développent, au travers du mouvement social et des luttes antimondialisation. Ce verdict rend encore plus visible les choix d'un pouvoir politique qui pénalise et relégue les précaires et les pauvres, qui se pose en gestionnaire et en bras répressif du pouvoir économique. Il s'intègre dans la stratégie actuelle du pouvoir qui consiste à gérer sans trouble entre chaque étape électorale, jusqu'à la présidentielle. Il démontre surtout que c'est la convergence des actions collectives qui fait peur au pouvoir. Leur répression devient ainsi un impératif de gestion politique, surtout en cette période de consensus autour du concept de sécurité : sécurité de l'emploi avec la «reprise éco», sécurité de l'alimentaire (vache folle et fièvre aphteuse) et enfin sécurité publique et politique (avec l'équation délinquant et militant même combat). Ce discours consensuel cherche à circonscrire le terrain du rapport de force aux seules négociations policées.

Dévoiler la répression…

« Pour le pouvoir, solidarité et résistance sont des concepts propices aux célébrations d'événements passés et ne doivent pas se conjuguer au présent, sous peine d'être réprimées. Il y a quand même quelque chose de positif, c'est que la mobilisation maintenant va quitter le terrain de l'humanitaire pour devenir plus éminemment politique, car ce soutien doit s'efforcer de dépasser ma personne et la peine elle-même pour mettre en évidence les véritables motifs de cette répression. C'est sur ce terrain que j'entend mener le combat. La condamnation à de la prison ferme pour J. Bové, si elle devient effective en mars sera une confirmation de cette criminalisation.

Il est clair que l'Etat est intelligent et module la répression en fonction des acteurs, des actions et du soutien. C'est aussi un moyen de diviser le mouvement entre ceux qui, bien que s'inscrivant dans l'illégalité n'en restent pas moins des interlocuteurs avec qui on peut négocier (voir la manière dont Glavany a joué la Conf' contre la F.N.S.E.A., le fait que celle-ci ne soit pas arrivée à remettre en question l'hégémonie de la F.N.S.E.A. explique peut-être aussi en partie les peines de prison ferme que risque Bové. En effet si la Conf' avait atteint les 50%, je pense que les réquisitoires auraient été différents); et ceux qui ne visent pas à réformer les dysfonctionnements du système mais à le changer radicalement. Il faut donc assimiler tous ces paramètres.

…sans héros ni martyrs

« Un tout premier élément de réponse est l'attitude du P.C. qui a fait savoir à mon avocate qu'il allait s'engager plus fortement dans les mobilisations à venir me concernant. Bien sûr son état de faiblesse explique sans doute celà, mais quel renversement quand on songe à son attitude il y a encore à peine 5 ans. Je pense aussi que les anciens de la Résistance en son sein se sont réveillés à l'annonce de ce verdict. Voilà en gros mes pensées actuelles sur le procès et les mobilisations à venir.

J'ai reçue une lettre (…) m'informant que le verdict avait déclenché sur Paris un mouvement de mobilisation qui impliquait des gens qui ne s'étaient pas mobilisés sur le procès. Il semble donc qu'il aille en s'élargissant. Maintenant il ne faut pas tomber dans la martyrisation. Je n'ai jamais eu, et cela n'a pas changé, la vocation à devenir un héros et encore moins un martyr. Quand je lis (…) un éditorial où l'on me place sur le même plan que Mumia ou Peltier je dis qu'il faut arrêter cela. Leur situation est sans commune mesure avec la mienne. Ils se battent pour leur vie dans le ventre de la bête. Halte donc à la personnalisation.

Battons nous sur la peine, je crois que c'est un bon levier pour soulever beaucoup de problèmes (…) ».

Yves, Les baumettes, le 5 mars 2001

N.B. : Yves a été transféré de cellule suite au verdict, et l'A.P. n'a pas toujours fait suivre son courrier : il a donc des difficultés pour répondre à toutes les personnes qui lui écrive. William a vu sa peine assortie de 14 mois de sursis, il est donc sorti libre du procès compte tenu de la préventive effectuée. Les intertitres sont de la rédaction.


DE LA FIÈVRE APHTEUSE À CELLE DU MARCHÉ
Les grands principes ne valent pas cher dès lors que les lois du marché sont en jeu. L’idéologie scientifique, scientiste en réalité, dont on nous rebat les oreilles, et qui aurait voulu que l’on vaccinât les bêtes atteintes de fièvre aphteuse, n’a pas pesé lourd face à l’exigence du marché qui veut des troupeaux sains mais non vaccinés. Ce qui aura pour autre avantage de “réorganiser la profession”, comme ils disent ; autrement dit, de restructurer un secteur pas encore assez concentré à ses yeux, avec trop de petits producteurs.

La faute des Anglais...

Un peu partout, au café du commerce comme dans les manifs d’agriculteurs, on a pu entendre ces mots terribles : “C’est la faute des Anglais.” Il est vrai qu’après la maladie de la vache folle la fièvre aphteuse confortait ce vieil adage franchouillard qui considère que quand le mal ne vient pas d’outre-Rhin c’est le Channel qui a été franchi. Mais, comme dit l’autre, il n’y a pas de fumée sans feu. Et c’est vrai qu’il ne s’agit pas d’un “grand malheur qui s’abat par hasard et par deux fois sur nos amis anglais”, comme protestent, dans les mêmes manifs et aux mêmes cafés, ceux qui tentent de répliquer aux franchouillards.
Ce n’est pas un hasard, car c’est bien en Grande-Bretagne que le modèle productiviste a été le plus poussé et a débuté le plus tôt. Il y a un peu plus d’un siècle, l’Angleterre est le premier pays agricole d’Europe lorsque ses dirigeants font le choix de consacrer tous les efforts de la nation à l’industrialisation. L’agriculture est alors délaissée, d’autant plus que les colonies abondantes fournissent à bas prix une partie de l’alimentation. Rarement un tel saccage aura pris aussi peu de temps : concentration, arrachages massifs, destruction du plus beau verger d’Europe (la Grande-Bretagne importe maintenant les quatre cinquièmes des fruits consommés dans l’île). Pour en arriver à ce que les actifs agricoles ne représentent plus qu’à peine 1,5 % de la population active. Le résultat ? Une production agricole qui est ce qu’on peut faire de plus bas de gamme en Europe ; une alimentation détestable, surtout pour les plus pauvres : le prix de la nourriture a diminué de 10 % mais ce sont des produits de plus en plus pauvres en vitamines, riches en sucres et en graisses, etc.

La France, elle, a été un peu en retard sur l’Angleterre. Ce n’est que vers 1950 qu’elle adopte franchement le même modèle productiviste. Si bien que maintenant elle compte encore près de 5 % de la population active dans l’agriculture ! Rendez-vous compte, 5 % c’est encore beaucoup trop pour nos technocrates et autres syndicalistes FNSEA. Evidemment, peu le disent ouvertement (le discours “Vert” sur les installations, la production de qualité, les labels, le terroir, le tourisme vert font florès) ; mais, par-derrière, les mesures prises favorisent la disparition des petites et moyennes exploitations, et lient, plus solidement encore que par le passé, les quelques nouveaux qui osent s’installer aux banques et aux trusts agro-alimentaires, précisément les responsables de ce productivisme qu’il est de bon ton de dénoncer maintenant.

La loi du marché dans nos assiettes

Jadis, les épidémies de fièvre aphteuse étaient très fréquentes et tout aussi destructrices ; mais elles étaient assez facilement circonscrites géographiquement. Or, maintenant, la concentration des marchés et des abattoirs, la multiplication des opérations d’achat et de vente pour de mêmes lots, la vitesse accélérée des transports augmentent considérablement le nombre de mouvements et rendent l’extension de la maladie incontrôlable. On aimerait que les laudateurs de ce village planétaire que serait devenu la Terre bouffent un peu de vache folle, et qu’on les envoie faire un stage pratique de quelques mois dans un vrai village de montagne au cul des vaches et des chèvres pour voir un peu si Internet est passé par là !

Jadis... jadis et puis un peu moins que jadis, il y a eu la vaccination. Que ne nous a-t-on pas dit, à nous qui étions, sinon opposés, du moins critique vis-à-vis de ce “tout-vaccination” qui semblait tresser des couronnes à la Science nouvelle religion ? Passéistes, bien entendu ! On a vacciné contre la fièvre aphteuse, alors tout le monde se demande, et les éleveurs en premier, pourquoi on ne le fait pas dans le cas présent ? Naturel, non ? Pourtant, la Science est toujours adulée, vétérinaires et toubibs toujours aussi riches. Oui, mais, au-dessus de la Science, il y a le marché ! Le marché, vous dis-je ! C’est la logique commerciale qui l’emporte. Or, si on vaccine, c’est que la maladie n’est pas éradiquée. Si la maladie n’est pas éradiquée, les marchés se ferment. On préfère donc éradiquer “naturellement” (purification par le feu comme au Moyen Age), même au prix de milliers de bêtes détruites et d’agriculteurs ruinés, et de plus en économisant sur les vaccins qui coûtent très cher. L’abattage massif n’a donc qu’une signification économique, et absolument pas sanitaire. Il faut d’ailleurs signaler que la FNSEA appuie les mesures gouvernementales d’abattage tout en faisant semblant de soutenir tel ou tel qui voit son troupeau partir en fumée. Et que ne fait-on pas pour rendre plus douce la détresse ? Une cellule psychologique a été mise en place, en France, pour assister l’éleveur touché (c’est à la mode, il y a de l’emploi pour les psys : nouveaux confesseurs, ils accourent là où l’exceptionnel survient : détournements, inondations, explosions et incendies, guerres, etc.). En G.-B., on leur enlève leurs armes de chasse pour éviter qu’ils se suicident... !

La fièvre aphteuse au service de la restructuration capitaliste

Car, finalement, le résultat pourrait bien n’être pas si catastrophique que ça pour certains. En effet, même si le nombre d’animaux tués, en Grande-Bretagne, et bientôt ailleurs, est énorme et frappe l’imagination, il est relativement faible par rapport à l’ensemble du cheptel. Si bien que l’on pourrait bien se retrouver d’ici quelques mois face à un marché assaini et restructuré : disparition des “canards boiteux” (ou des brebis galeuses) non rentables, nouveaux mouvements de concentration, hausse des prix... Tout cela permettant de s’orienter tout doucement vers une diminution du système des primes, un système qui, de toutes les façons, est périmé, injuste et illégitime.
Soyons-en persuadé, le capitalisme sait profiter de tout pour se déployer. Une bonne guerre, c’est triste, mais ça permet de reconstruire sur de nouvelles bases. Une épizootie, à une autre échelle quand même, peut faire de même. Et plus facilement que dans la sidérurgie, où là nul élément extérieur au marché, comme fruit du hasard et de la malchance, ne peut être suggéré.

Le délire sécuritaire

Au royaume du délire sécuritaire, l’illusion est reine. Mesures de prévention, principe de précaution, commissions ad hoc sur tel ou tel problème, tels sont les maîtres mots de l’idéologie dominante et de nos dirigeants. Pendant ce temps, les patrons, eux, veulent réhabiliter le risque (voir article sur la refondation sociale du MEDEF), mais seulement dans le cadre de la protection sociale et de l’emploi ! Pour les aider, il convient donc de faire croire que, dans les autres domaines, il est possible de le réduire. Les opérations spectaculaires succèdent aux déclarations intempestives sur le sujet qui nous occupe ici. Contrôles et sécurité ! On croirait que Chevènement est devenu ministre de l’Agriculture. Eh bien, Glavany n’aura pas plus de succès que le Belfortain : le contrôle absolu est impossible. Une frontière étanche, ça n’existe pas : ni pour les migrants, ni pour les nuages radioactifs, ni pour les microbes, ni pour les animaux. Récemment, un éleveur-négociant (1) de la Vienne a importé illégalement 300 moutons britanniques. Son centre d’élevage – de cette taille, ça ne passe pas inaperçu – n’était même pas connu des services vétérinaires (pourtant, les pandores parviennent à repérer trois brins de pavot dans un champ de maïs). Les exemples pourraient se multiplier. La plupart des normes de sécurité et sanitaires imposées sans discernement entre le secteur industriel et le petit producteur individuel ne servent qu’à deux choses : rassurer cette catégorie schizophrénique que sont les consommateurs, et favoriser les restructurations en imposant des investissements trop lourds aux plus faibles. Les gros, eux, sauront toujours tourner la loi, et c’est bien d’eux que, depuis quelques années, viennent tous les cas de contamination alimentaire.

Et d’ailleurs, le contrôle est tellement illusoire que les autorités l’oublient dès lors qu’il devrait s’appliquer à des “gens bien”. Ainsi, les passagers de l’Eurostar ne sont soumis à aucun contrôle ! Rendez-vous compte ! Des costars-cravates-ordinateurs puant le “sent-bon”, soupçonnés de porter sur eux une quelconque salissure ! Impensable. Pas d’entrave à la liberté de faire des affaires, même en cas de fièvre aphteuse. En revanche, essayez donc de franchir le Channel sur un bateau de seconde classe sans être décontaminé !

JPD

Notes de bas de page
(1) Toujours se méfier de cette catégorie hybride qui ressemble de près aux simples négociants en bestiaux. Dans la mesure ou le terme maquignon a perdu son sens premier de marchand de chevaux pour revêtir celui, plus large, de manœuvrier frauduleux dans les transactions, on peut, sans problème aucun, l’utiliser pour négociant en bestiaux... C’est plus court et plus riche... de sens.

ENCADRE : Question de mots

Il ne vous aura pas échappé qu’il y a à peine deux mois ministres et médias parlaient d’épidémie pour désigner l’extension de la maladie de la vache folle. Au tout début de l’arrivée sur la scène de la fièvre aphteuse, c’est encore le terme d’épidémie qui était utilisé. Et puis tout d’un coup – pression des scientifiques ou des linguistes ? – on s’est mis à parler d’épizootie. Bien évidemment, l’épizootie concerne les espèces animales alors que l’épidémie s’attache aux malheurs humains. Il y avait donc bien lieu de parler d’épizootie pour la vache folle, même si sa transmission à l’homme la transformait derechef en épidémie. Mais vaille que vaille, pour le pecus vulgus, tout pénétré de peurs ancestrales et moyenâgeuses, une épidémie, c’est la peste, c’est le choléra, c’est la tuberculose, bref l’enfer sur le pas de la porte (surtout lorsqu’on assiste chaque soir à la télé à d’énormes bûchers jalonnant les campagnes !). C’est du moins ce qu’ont considéré ceux qui gèrent la crise. Il faut d’abord rassurer, et par conséquent le terme d’épizootie est plus approprié ; pour deux raisons : un, c’est le terme correct et qui plus est scientifique (ça en jette !) ; deux, il ne fait pas partie du supposé inconscient collectif moyenâgeux.
Mais alors, c’est quoi une pandémie ? Non, ce n’est pas une maladie transmise par les pandas, mais tout simplement une épidémie qui a franchi des frontières pour envahir un continent, voire la planète. C’est bien le cas de la vache folle et surtout de la fièvre aphteuse, n’est-ce pas ? Le terme serait-il, lui aussi, restreint à l’espèce humaine, alors que, c’est bien connu, cette dernière ne risque rien avec la fièvre aphteuse ? Mais alors, il faudrait l’utiliser pour la maladie de la vache folle transmise à des humains par-delà les frontières. Certes, mais il faut rassurer, alors attendons un peu avant d’être grammaticalement corrects ! Et tant qu’un journaliste n’aura pas lâché le mot... endémie, il y a de l’espoir. Car épidémie, épizootie, pandémie se circonscrivent, s’éradiquent, ce n’est que mauvais moment à passer. Avec l’endémie c’est loupé, adieu veaux, vaches, cochons... Question : Le capitalisme est-il endémique ou pandémique ? Et la FNSEA ?


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