Courant alternatif no 113 – novembre 2001

SOMMAIRE
Édito p. 3
Rencontres de Niort p. 4
De «Tempête du désert» à « Justice sans limites » p. 5-6
Chroniques palestiniennes p. 7-8
Acquittement du flic Hiblot p. 8
Bosnie : 6 ans après Dayton p. 9 à 13
Les manifs antinucléaires p. 14 à 16
Toulouse : AZF p. 17-18
35 h dans la fonction hospitalière p. 19-20
Corps, rapports sociaux et ordre moral p. 21 à 23
Critique de livres p. 24

ÉDITO
Trois événements d’importance ont récemment été l’occasion de vérifier, une fois de plus, l’extrême objectivité et la totale indépendance de «nos» médias par rapport au pouvoir.

D’abord, et bien sûr, les attentats du 11 septembre dernier à Washington et New York, qui nous font vivre depuis (avec une grande partie de la planète) à l’heure américaine - et dont tant la Russie qu’Israël ont profité pour déclencher, grâce à une négociation de leur soutien à l’oncle Sam, des opérations musclées contre les Tchétchènes et les Palestiniens (voir p. 6 et7). Les populations occidentales ont ainsi été sommées par l’Etat théocratique américain de porter le deuil et de prier avec son peuple ; puis de se battre sous la bannière étoilée brandie par le chef de «leur» camp, évidemment au nom du Bien et du Mal, contre les «terroristes» - autrement dit les alliés d’hier (contre l’URSS en Afghanistan), formés par la CIA, équipés par l’industrie d’armement occidentale, et devenus les ennemis à éliminer suite à un radical renversement d’alliances (voir p. 4 et 5). «Leurs» gouvernants se sont aussitôt alignés sur cette fine politique - avec juste un bémol de l’Etat français, pour cause de campagne électorale galopante et d’anti-américanisme persistant dans l’»hexagone». Quant à la presse, elle a fait plus qu’accompagner le diktat américain («Nous sommes tous des Américains», titrait par exemple Le Monde peu après les attentats de septembre) : la censure des programmes, émissions et chansons sur les ondes ou à l’écran, immédiatement instaurée, a jeté la poudre aux yeux d’une belle unanimité, prouvant s’il en était encore besoin la capacité de «nos» démocraties libérales à devenir autoritaires (en France, par un contrôle accru sur l’information et un «plan Vigipirate renforcé»), sitôt que le besoin s’en fait sentir pour elles.

Ensuite, l’explosion à Toulouse de l’usine chimique AZF, pour laquelle la presse a reçu illico presto la consigne impérative d’avancer tous les embryons d’explication qu’elle voulait... sauf celui d’un attentat, et qui a créé un véritable traumatisme dans la population locale (voir p. 13 et 14). Tandis que les syndicats de l’entreprise polluante réclament sa réouverture, à l’écoute paraît-il de leur base, les élus de tous bords se renvoient la balle des responsabilités dans la catastrophe, et le maire jure ses grands dieux (lui aussi) que l’usine sera déplacée... un engagement bien compréhensible, compte tenu de sa carrière politique en ces lieux, mais bien insuffisante pour prévenir d’autres explosions, où que soient leurs détonateurs. Donc, à l’avenir, rien de nouveau sous le soleil à attendre, hormis des nuages de fumée, chimiques ou non ?

Enfin, les cinq manifestations du 10 octobre, organisées par le réseau Sortir du nucléaire et soutenues par d’autres regroupements clairement antinucléaires tels que Stop-Nucléaire, qui se sont vu présentées, par la grâce d’un traitement médiatique béton, comme autant de mobilisations pro-Verts (voir p. 17 à 19). Oublié, le slogan partout répété de «Ni rose ni vert, arrêt immédiat du nucléaire» - au profit, ici, d’une demande voynétine de moratoire pour les déchets, ou, là, d’une demande cochetine de «sortie» du nucléaire... dans trente ans et plus ! Réduite à une peau de chagrin, la mobilisation de quelque 25 000 personnes au total - traduction médiatique : quelques milliers de manifestant-e-s pour l’ensemble du territoire... But de l’opération : taire et faire taire la contestation dans la rue de la politique politicienne. Pas question d’autoriser le moindre débordement de l’échiquier partidaire : l’écologie est le domaine réservé des Verts, qui appartiennent au gouvernement de gauche plurielle, point final. De même que leur candidat aux prochaines élections doit forcément avoir reçu l’aval du PS (Lipietz en sait maintenant quelque chose...), de même la revendication antinucléaire doit rester contenue dans les limites de l’acceptable pour le système politique français : une sortie du nucléaire qui sera décidée le jour où le lobby nucléocrate y verra son intérêt. Cette sortie comprenant, au mieux, l’arrêt de la construction et-ou du fonctionnement des centrales «civiles», car le problème des déchets existants ne peut être réglé d’un coup de baguette magique, et celui du nucléaire militaire n’est évidemment pas à l’ordre du jour. Tant que l’industrie nucléaire sera source de profit pour ses partisans, en effet, aucun blocage de ses rouages n’est à attendre... sauf par le biais d’une formidable mobilisation sur le terrain, donc par la création d’un rapport de forces suffisamment conséquent pour obliger l’Etat Cogema à reconsidérer sa politique énergétique dans son ensemble.

Face à une telle situation, il importe que le camp révolutionnaire, et en particulier sa composante anarchiste, se renforce - à la fois par une capacité à définir ensemble des axes de lutte en rupture avec la société actuelle et à poser des jalons pour l’instauration d’une autre société, et par des pratiques communes sur le terrain. Dans cette optique, une démarche unitaire des communistes libertaires constituerait déjà un pas important. Pour la favoriser, nous venons de sortir un numéro hors-série de Courant alternatif intitulé «Le Mouvement anarchiste : mythes et réalités» (voir par ailleurs p. 20 de ce numéro). Mais, s’ils sont absolument indispensables, les débats n’ont vraiment d’intérêt que s’ils débouchent sur leur concrétisation très rapide dans des actions collectives, en particulier contre la guerre actuellement menée en Afghanistan, mais aussi en Palestine ou en Tchétchénie, et contre le nucléaire civil ou militaire. Cela afin d’éviter les égarements précédents de certains libertaires, favorables à l’engagement militaire français en Bosnie ou au Kosovo (sur la situation actuelle dans ces pays, voir p. 8 à 12) ; afin aussi de contribuer à développer le mouvement antinucléaire... et de faire peser d’un poids réel l’option révolutionnaire sur la vie politique, partout où c’est possible.

CJ Poitou


DE LA « TEMPÊTE DU DÉSERT » À LA « JUSTICE SANS LIMITES »

Le soir du 11 septembre 2001, une moitié du monde, celle des pays les plus pauvres, dansait de joie, ouvertement ou au fond d’elle-même. Et en France même, en Italie, en Espagne, combien n’étaient pas mécontents et considéraient qu’«ils l’avaient bien mérité» ? Et combien, partout dans le monde et jusqu’aux USA, qu’«ils l’avaient bien cherché»

Bien sûr, dans la patrie des Droits de l’Homme, ces sentiments ne s’exprimaient qu’en privé... Pas question de déroger ouvertement au consensus qui oblige à rester en deçà de la ligne de décence qui sépare le politiquement correct de son contraire ! Même par la suite, lorsque déclarations et communiqués commencèrent à apparaître pour critiquer ou attaquer la politique américaine, précaution était prise d’introduire le discours par une condamnation vigoureuse du terrorisme en général et du groupe Ben Laden en particulier. On y allait d’une larme pour les victimes innocentes, dans un style tellement ampoulé et convenu qu’on y sentait la crainte des auteurs de ces communiqués d’être pris pour ce qu‘ils n‘étaient pas. Comme si cela n’allait pas de soi ! Comme si, en attaquant la politique des USA, on pouvait être soupçonné de complaisance à l’égard de ceux qui, pourtant, avaient été armés par lui et qui, à présent, se retournaient contre lui, telle la créature de Frankenstein !

Ben Laden, une créature emblématique des Etats-Unis

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Au milieu des années 70, les USA ont aidé à la création de brigades islamistes, appelées «combattants de la liberté» dans la mesure où leur objectif était de combattre le régime prosoviétique de Kaboul. Ben Laden, comme des centaines d’autres, est alors engagé et formé par la CIA. Puis, en 1979, après l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le gouvernement américain entreprend, par l’intermédiaire des services secrets pakistanais (ISI), une opération destinée à orienter la résistance afghane vers la guerre sainte et la proclamation d’un djihad contre les «communistes». L’objectif, au-delà même de l’Afghanistan, est de déstabiliser l’Union soviétique en faisant pénétrer le fondamentalisme dans les républiques musulmanes (Tadjikistan, Ouzbékistan...). L’ISI, avec l’argent de la CIA, finance le recrutement de dizaines de milliers de moudjahidin qui se mettent alors, sans le savoir, à combattre pour les intérêts américains. Après la chute du mur de Berlin, ces moudjahidin afghans ont été utilisés aux côtés des Bosniaques musulmans, des Albanais de l’UCK, supervisés par les forces spéciales américaines. Le djihad s’est alors étendu à la Tchéchénie et au Cachemire.

C’est au milieu des années 90 que les USA font le choix d’une fraction parmi toutes celles, islamiques, ethniques et culturelles qui composent l’Afghanistan et se font la guerre pour le contrôle du pays : les Talibans. Pendant toutes ces années 90, le Pakistan et ses services secrets, les USA et la CIA favorisent l’implantation, dans la zone frontalière pakistano-afghane, de la plus grande infrastructure au monde pour la production d’héroïne, afin de financer les Talibans.

Cette politique, à mille lieues de toute considération morale, est en tous points semblable à celle qui fut menée par l’allié israélien vis-à-vis de l’ennemi palestinien : briser les mouvements laïcs, favoriser l’intégrisme et le fondamentalisme, façonner un ennemi qui apparaisse le plus diabolique possible afin de pouvoir mener en toute tranquillité la politique la plus répressive qui soit. Mais pour ce faire il faut que, quelque part, les ennemis se ressemblent. On notera que, dans les guerres qui opposent les Israéliens aux Palestiniens et les USA aux Talibans (qui sont en fait deux versants de la même guerre), les camps opposés se ressemblent sur un point : ce sont plus ou moins des théocraties, et, à leur manière, des intégristes qui lancent les mêmes fatwa.

Les USA ont besoin d’un ennemi... Ils en ont mille !

Peu après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en 1990, les USA avaient un ennemi bien identifié, qu’ils appelaient le communisme, contre lequel ils ont lancé, dès 1947, une fatwa. Pendant plus de quarante ans, ils ont prôné le terrorisme, les détournements d’avion, les assassinats... à condition que cela soit pour la bonne cause, la leur. La croisade anticommuniste a fait des milliers de victimes en Iran, 200 000 au Guatemala, un million en Indonésie, par régimes fascisants interposés, et soutenus politiquement, militairement et financièrement par eux-mêmes. On se souvient également de Pinochet, de Noriega, des dictatures dominicaines, haïtiennes, du soutien en 1982 à l’envahissement du Liban par Israël, qui fit 20 000 morts... La liste est trop longue. Mais ils ont dû quand même mettre directement la main à la pâte en Corée, au Vietnam, en Irak, où l’opération Tempête du désert fit plusieurs dizaines de milliers de morts, avec un cortège d’atrocités dont souffrent encore maintenant les habitants de ces pays.

Le livre noir de l’impérialisme, pas plus que celui du colonialisme, n’est encore disponible dans les bibliothèques des universités occidentales (le livre noir du stalinisme, baptisé par nos intellectuels Livre noir du communisme, lui, a été écrit !). Absent de l’édition, il est cependant inscrit intégralement dans la mémoire de dizaines de millions d’êtres humains qui ont directement subi cet impérialisme, ainsi que dans celle de leur descendance : tels étaient les danseurs du 11 septembre.

Un seul objectif : maintenir la domination américaine à l’extérieur...

Laissons donc tomber les arguments moraux sur le bien et le mal avancés par Bush. Ce n’est pas au terrorisme en général que les USA déclarent la guerre, mais au terrorisme en Amérique ! En effet, un mort américain a toujours valu plus que tout autre. Comme le rappelle Arundhati Roy (Le Monde, 14-15 octobre 2001), si les 7 000 morts du 11 septembre justifient la capture et l’extradition de Ben Laden, pourquoi l’Américain Warren Anderson, le P-DG d’Union Carbide et responsable de la mort de 16 000 personnes à Bhopal, en 1984, ne serait-il pas extradé en Inde ?

C’est que, comme l’a déclaré Madeleine Albright en 1996, interrogée par CBS sur la mort de 500 000 enfants due à l’embargo imposé à l’Irak par les USA, «le prix en valait la peine». On ne saurait mieux expliciter que ce n’est pas une question de morale, de bien ou de mal, mais d’objectif. Ce qui «vaut la peine», c’est ce qui permet d’atteindre l’objectif défini. Et quel est cet objectif défini ? Le maintien de la domination américaine sur le monde. Point final.

La rapidité avec laquelle le gouvernement américain a désigné un coupable, après le 11 septembre, ne laisse pas d’étonner : quelques jours après, alors que le FBI déclarait avoir encore des doutes sur l’identité des terroristes ayant mené l’opération new-yorkaise, Bush expliquait qui ils étaient et qui les soutenait. C’est qu’il s’agissait de ne pas laisser planer le doute : seul un petit groupe de fous, avec quelques moyens quand même, pouvait à ce point en vouloir à une Amérique qui, souvent de bonne foi, ne comprend pas qu’on puisse s’en prendre à elle avec tant de haine (ils sont pourtant des millions de par le monde à avoir quelques raisons d’en vouloir aux USA, comme nous l‘avons montré plus haut).

Mais l’explication a son revers : si l’affrontement n’oppose qu’un petit état-major ne disposant que de quelques milliers de combattants à la plus grande puissance militaire du monde dont l’objectif n’est que de capturer ou de détruire les responsables d‘un attentat, il ne s’agit que d’une simple opération de police. Or, à l’évidence, ce n’est pas à cela que nous assistons, mais bien à une guerre destructrice. Il s’agit de se servir de l’attentat pour conserver son pouvoir sur le monde, comme jadis l’empereur romain sur la Méditerranée.

L’ennemi dont les USA étaient orphelins depuis plus d’une dizaine d’années est enfin devenu crédible aux yeux de l’opinion américaine et occidentale. Il a pris corps, il peut être désigné. Son existence même va légitimer la poursuite de la conquête du monde et la pose de pions, en prévision de futurs affrontements.

La guerre actuelle va permettre aux USA de mettre un pied dans une zone (en particulier le Tadjikistan et l’Ouzbékistan) particulièrement déterminante dans le jeu d’acheminement des produits pétroliers et du gaz en provenance de l’énorme réserve de la Caspienne. Et, à ce niveau, débute une concurrence acharnée entre une Russie qui tente de se relever et les USA.

... et la paix sociale à l’intérieur

Mais la guerre présente aussi un bénéfice secondaire pour les dirigeants américains. Avant le 11 septembre, tous les experts s’accordaient à prévoir un accroissement de la récession, une augmentation du chômage, une crise des industries high-tech ; autant de facteurs pouvant mécontenter certaines couches sociales américaines peu enclines habituellement à la contestation. Or, les mouvements dits « antimondialisation » commençaient, petit à petit, à sortir des secteurs traditionnellement contestataires pour mordre sur ces couches très modérées. Ce constat ne pouvait que gêner aux entournures les maîtres du monde, qui se rappelaient que le même phénomène s’était produit pendant la guerre du Vietnam. L’attentat est tombé à pic pour ressouder les rangs, exacerber le patriotisme, et attribuer la crise et les restrictions de liberté à un nouvel ennemi... extérieur. D’autant que si certaines industries, comme les transports, sont encore en crise un peu plus d’un mois après les attentats, le niveau boursier, quant à lui, a de nouveau atteint son niveau d’avant le 11 septembre. Quant aux industries militaires et au bâtiment, ils sont en forte hausse. Pour les secteurs encore en crise, ce sera l’occasion de restructurations drastiques qu’une période calme n’aurait pas permises, assorties d’aides directes du gouvernement fédéral - preuve, s’il en était encore besoin, que le libéralisme n’est qu’une idéologie à géométrie variable : on privatise les bénéfices et on socialise les pertes.

JPD


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