Courant alternatif no 115 – janvier 2002

SOMMAIRE
Edito p. 3
Rubrique Flics et militaires p. 4
Grève à Mac Do p. 5 à 8
AZF (Toulouse) : la chimie a encore de l’avenir ! p. 9 et 10
Manif à Bruxelles : bilan rapide de la mobilisation p. 11 et 12
Youssef : permis de tuer p. 13 à 15
Apoyo Mutuo : Six thèses et une proposition d’action p. 16 à 20
Attentats du 11/09 : qu’en pense un Américain ? p. 21 et 22
Point de vue : Réflexions autour de la guerre p. 23 et 24
Les livres p. 24

ÉDITO
“Sécurité, nom féminin du latin securus = sûr.” Il y a la sécurité nationale, la sécurité sociale, la sécurité militaire, les forces de sécurité, la sécurité publique, la sécurité routière, la sécurité de l’emploi mais aussi les chaussures de sécurité, la ceinture de sécurité, le conseil de sécurité, etc. Ce terme qu’on rencontre de plus en plus dans le discours des politiciens, des journalistes, des spécialistes en tout genre, n’est pas uniquement un gadget ou un prétexte qu’on sort de temps en temps pour faire passer des lois ou des décrets mais c’est aussi un concept réel de base de cette société. L’idée de sécurité est une arme d’état qui recouvre un arsenal de dispositifs répressifs pour imposer à l’ensemble de la société une conduite homogène, unique : la soumission totale et sans équivoque et cela tout en préparant les personnes à un état psychique de sentiment d’insécurité afin de leur faire accepter ensuite tout et n’importe quoi...

Le discours sur la sécurité qui est porté originellement par l’état (les politiciens, les médias, les intellectuels...) est parfois assimilé par les forces sociales en lutte contre cette société, mais vu sur l’autre face. La sécurité pour le citoyen X, c’est de pouvoir vivre sans crainte, travailler sans être licencié, marcher dans la rue sans respirer de gaz toxique, se nourrir sans s’empoisonner, de prendre l’avion sans qu’il explose... mais aussi de ne pas être sans papiers, sans logement, sans soins, sans argent, sans perpective d’avenir pour les jeunes et les vieux, et de ne pas se faire interpeller, fouiller, arrêter, insulter, humilier. Il y a deux sortes de sécurité en réalité, la leur et celle de tout le monde ; pour nous la seule qui compte est celle de ne pas être exploité-es, aliéné-es. Les outils sécuritaires du capitalisme comme l’armée, la police, le contrôle social, les manipulations et brevetages OGM, le nucléaire, le complexe militaro-industriel et chimique, etc. sont des dangers mortels que nous dénonçons dans nos luttes quotidiennes.

La sécurité de l’emploi implique un état fort capable de réglementer le capitalisme et de le gérer d’une manière rationnelle, la sécurité sociale légitime un rôle protecteur, la sécurité nationale elle, implique une armée efficace et puissante mais a besoin aussi d’un agent d’insécurité (un ennemi quelconque), la sécurité industrielle implique des mesures et des lois qui viennent de l’état, etc. En fin de compte on a l’impression que le rôle de l’état se réduit à créer des conditions de sécurité pour que le capitalisme fonctionne sans que les gens aient ce sentiment d’insécurité. C’est un paradoxe !

La peur, conduite irrationnelle par essence, est le moyen le plus simple et le plus efficace du contrôle social. Tous les systèmes politiques l’ont utilisé tout au long de l’histoire car la peur se propage facilement surtout à une époque où l’état dispose de moyens de communication à l’échelle planétaire. Nous savons bien que la peur est toujours une arme que l’état utilise pour contrôler les citoyens, elle pourrait être mauvaise conseillère mais l’endoctrinement social permet de lui laisser jouer le rôle d’épée de Damoclès et non de levier de la rébellion. A Toulouse, et ailleurs, la révolution contre le pouvoir pétro-militaro-chimique n’aura pas lieu, et les mesures de sécurité de vigipirate ne concernent pas les industriels en cause.

La question à poser pour les libertaires est la suivante : est-ce que nous devons tenir le même discours sécuritaire par rapport à la sale bouffe, aux risques industriels et nucléaires, à la mondialisation, etc. ? L’état n’est pas dupe et perçoit bien que ces luttes sont porteuses de revendications de classes, alors il en détourne le sens en répondant sur le plan de la sécurité ; il rassure, propose de réguler les excès en considérant la peur comme cause principale des mouvements sociaux, tout en affirmant malgré tout que le risque zéro n’existe pas.

L’insécurité se place sur le registre de la crainte de perdre quelque chose, des plus maigres avoirs aux plus riches possessions. Il y a toujours quelque chose à défendre soit individuellement (maison, voiture, TV...), soit collectivement (le pays, la patrie), soit internationalement (la démocratie, les droits de l’homme). Et pour cela on y laisse l’essentiel : la liberté. C’est un terme galvaudé, certes, par Bush & Cie, par exemple, qui jure son grand dieu d’en être le seul garant ! Alors comment défendre cette idée de liberté si ce n’est en y associant des notions de classe, d’autonomie, d’indépendance, d’insoumission afin de gérer sa vie sans autres contraintes que les siennes propres, imaginant le possible d’une société communiste libertaire.

L’Etat français n’a pas attendu le 11 septembre pour développer un dispositif de restriction des libertés, mais il profite de ce nouvel alibi pour renforcer l’état actuel de la répression, adoptant une politique consensuelle offensive. “Si ces offensives existent c’est bien parce que le système capitaliste en a besoin, c’est aussi parce qu’il a peur, comme toujours, de la montée des luttes ayant un contenu de classes et qu’il sent émerger tout un renouveau de la lutte anticapitaliste.” (Courant Alternatif n°114, page 7, décembre 2001).

Nous n’avons pas d’autres réponses que de continuer à lutter en utilisant l’action directe, la dissidence, à poursuivre notre réflexion et augmenter notre audience afin d’attaquer ce système capitaliste par tous les bouts. Nous devons continuer à mettre en avant la solidarité en identifiant toujours notre ennemi de classe.

Figeac, le 26/12/01

BRUXELLES : QUEL BILAN RAPIDE DE LA MOBILISATION ?

Les 14 et 15 décembre, l’Union Européenne réunissait ses 15 gouvernements au château de Laeken. Le mouvement antiglobalisation avait choisi de converger sur Bruxelles pour réaffirmer ses objectifs, après le violent sommet du G8 l’été dernier à Gênes.

Quels enjeux immediats

Bien sûr la contestation de ce sommet permettait d’évaluer le poids du mouvement antiglobalisation : stagnation, déclin ou développement, quelles capacités d’autonomie et de critique, après la violente répression dont les manifestations de Gênes avaient fait l’objet, mais aussi après le 11 septembre, la propagande pro-américaine et la guerre en Afghanistan ? Le développement et la radicalisation notable des conflits sociaux au cours de l’automne, accompagnant la stagnation-récession de l’économie, pouvaient éventuellement rencontrer les préoccupations antiglobalisation. La question de la répression, après les mesures liberticides adoptées par la plupart des gouvernements européens dans la «guerre contre le terrorisme», était aussi posée.
Un sommet de l’UE n’est pas un sommet du G8, il n’attire pas les mêmes collectifs. Aussi Bruxelles 2001 a drainé le même nombre de contestataires que Göteborg ( précédent rendez-vous UE en juin ) et plus que Nice (décembre 2000), dans un pays peu enclin aux passions politiques, où la gestion des tensions s’apparente souvent à un «compromis à la belge», selon l’expression locale...

LE JEUDI
Comme à Nice, les états-majors ont pris soin d’offrir le moins de rencontres possibles entre les différents protestataires. La manif des syndicats européens (CES) était fixée en milieu de semaine le jeudi 13 décembre avec un chiffre de 80 000 prévu, des quotas de participation respective de chaque syndicat débattus à l’avance par les directions et un parcours respectueux des zones rouges, pour permettre aux salariés bénéficiant de préavis de grève d’un jour et de bus affrêtés par les syndicats de faire l’aller-retour dans la journée encadrés par leurs services d’ordre. Il y eut effectivement 80000 personnes... Il faut savoir que les salariés belges sont syndiqués à 80 % dans des centrales encore moins combatives que dans l’Hexagone (taux français de syndicalisation : 8%). Les bureaucrates syndicaux ne veulent surtout pas revoir se mélanger leurs troupes et la frange contestataire, comme lors de sommets comme Seattle ou d’autres, qui avaient vu débats spontanés et fraternisation…

LE VENDREDI
Le vendredi 14 décembre – premier jour du sommet – le cartel D14 regroupant des ONGs, certains syndicats de la veille comme SUD et diverses associations ou groupes politiques, rassemblait environ 25 000 personnes. Si ATTAC, en tête de manif ne représentait que 3 à 400 manifestants (certes très visibles avec leurs fanions affichant un pourcentage pour revendiquer des taxes), la surprise venait du cortège libertaire, très international, qui incarnait un peu l’unité dans l’action. Coincé entre celui du PTB (Parti des Travailleurs Belges (1)) et des trotskystes anglais, le cortège libertaire regroupait près de 4000 personnes, jeunes, encagoulés ou non, portant drapeaux noirs, A cerclés ou diverses pancartes artistiques. En tête venaient quelques 200 militants organisés, regroupés derrière leurs banderoles respectives d’organisations.
Le petit cortège de la Marche Internationale des Résistances Sociales, censée être la première étape d’une mobilisation qui se concluera en juin à Seville, laissait dubitatif ; en tout et pour tout, la cinquantaine de personnes badgés avec les sigles des organisations de chômeurs (AC !, APEIS, MNCP, etc.) ou d’organisations syndicales (SUD) semble indiquer que cette initiative n’a pas beaucoup d’écho à la base et regroupe surtout pour le moment permanents et syndicalistes... Les luttes sociales n’étaient représentées que par 200 membres de la SABENA (société aérienne de Belgique), en cours de restructuration. Les sans-papiers de Bruxelles étaient malheureusement très discrets dans le cortège.
Le parcours de la manifestation D14, autorisée, était là encore sans surprise, évitant soigneusement les concentrations policières, les zones rouges et les objectifs potentiels. On était loin des buts affirmés sur les programmes de D14 : «…Cordon sanitaire autour de Laeken / journée d’actions ; que notre voix retentisse sur Laeken…», qui sous-entendaient clairement une volonté d’encercler, sinon de bloquer le château de Laeken, lieu du sommet. Au contraire, des «modérateurs» en ciré jaune étaient très présents et intervenaient à la moindre vélléité de mouvement. Quelques rares vitrines de banques furent étoilées, deux Mercedes et un commissariat désaffecté un peu chahutés. Mais alors que la manifestation rentrait lentement sur les lieux du meeting final (le centre de convergence Tours et taxis), ou se défaisait tranquillement vers le centre, les flics et un canon à eau bouclaient le quartier en provoquant quelques échauffourées, forçant alors les personnes qui souhaitaient s’en aller à se faire fouiller et même filmer. Des «équipes légales», mises en place pour surveiller les débordements de la police, furent notamment arrêtées. On peut se demander pourquoi une telle manœuvre en fin de manifestation, à part le fait de vouloir signifier très clairement aux manifestants que le parcours autorisé étant terminé la police ferait comme bon lui semble, quitte à bafouer la liberté de circulation dans la rue. Cette tactique policière résulte probablement de décisions arrêtées lors du sommet de La Haye, début octobre, entre les différents ministres de l’intérieur de pays qui avaient connu de tels sommets, afin de se «coordonner» pour autoriser les manifestations «démocratiques» mais empêcher toute autre action qui se grefferait ensuite. Les arrestations à Bruxelles ont eu lieu en fin de manifestation, mais aussi dans le métro, la rue, aux frontières, dans les gares, les squatts ouverts pour héberger les gens extérieurs… Cette «guerre» de basse intensité pour expulser ou mettre les manifestants en position défensive permanente ira probablement en se précisant, avant et après les prochains rendez-vous, puisque Bruxelles sera le siège des sommets européens, deux fois par an à partir de 2004.

LE SAMEDI
Le samedi 15 décembre, trois appels se recoupaient. En début d’après-midi, la manifestation anarchiste (annoncée depuis cet été au nom d’une coordination européenne anarchiste, un peu floue au niveau des signataires) rassemblait de nouveau prés de 4000 personnes de nationalités diverses, démontrant sans ambages la réalité d’une composante libertaire conséquente, essentiellement hors organisation. Au même moment, le cartel D14 emmené par les stals du PTB appelait à une manifestation pour la paix d’environ 2000 personnes à laquelle la CNT française, la SAC suédoise, la CGT espagnole se ralliaient… Les deux cortèges appelaient à se joindre finalement en fin d’après-midi à une street party, organisée sur le modèle des anglais de Reclaim the streets à l’initiative du collectif Bruxxel (nous en reparlerons plus bas). Il faut noter que la manif anar, dont le parcours avait été déposé et autorisé, devait être plus grosse que ne l’avaient prévue les flics, puisqu’ils firent tout pour ne laisser aucun groupe divaguer en centre ville et pour canaliser la totalité des manifestants jusqu’au démarrage de la street party ! !
Cette fameuse party, même si elle fut très conviviale, fut tout à fait discrète, sillonnant des petites rues autour de la gare du midi pour finalement être bloquée une heure et demie de toutes parts par les barrages de flics anti-émeute. Finalement, après négociations, elle s’acheva sur une place sans casse, au son de la techno !…

Bruxxel

Ce collectif d’individus déjà impliqués dans des mouvements (soutien aux Sans-papiers, collectif sans ticket) voulait dénoncer la régression sociale et politique à laquelle conduit à tous les niveaux la politique de l’UE. Pour rompre avec une certaine ritualisation de la contestation des sommets, Bruxxel voulait inscrire ses pratiques dans la durée avant et après ; en particulier en occupant dés le 13 octobre une vieille gare désaffectée située devant le Parlement européen et menacée de destruction par la politique de rénovation des quartiers populaires pour loger les eurocrates. Pour favoriser l’émergence de pratiques critiques (entre autres comme des émissions de radio sur la globalisation, diffusées pendant trois jours sur 4 fréquences), cette gare s’est transformée en espace d’informations et de convergence autonome. Le choix d’une street party le 15 voulait rompre avec une pratique militante classique, et en tournant le dos au château de Laeken se balader dans les quartiers populaires pour rencontrer les habitants… Bruxxel mettait l’accent sur le fait de manifester sans autorisation, sans susciter l’affrontement pour «affirmer un lieu de puissance politique et créatrice, libre de spéculation, de marchandisation, de répression…». «Rendre visible les invisibles», en référence aux zapatistes ( ?), Bruxxel voulait mettre l’accent sur tous les aspects de la vie qui sont négligés ou niés par le système capitaliste, son utilitarisme et sa fonctionalité totalitaires.

Un bilan provisoire

Ce ne fut pas Waterloo, mais ce ne fut pas Prague, Québec ou Gênes pour la force et la détermination des cortèges à affronter les symboles et les forces du capital. Si ce sommet annonce les futures rencontres de l’UE à partir de 2004, la formule mérite d’être repensée.
Déjà, le saucissonage des différentes manifs (syndicats, ONGs, radicaux, street party) empêche que toutes les forces se retrouvent réunies, si ça peut être utile à un moment donné, limitant l’impact de chacune et facilitant le contrôle policier.
Les médias, qui ont probablement eu la consigne de ne pas battre le rappel autour du sommet, ont donné un poids démesuré à une structure comme Attac, qui à quelques centaines de participants se retrouve en leader d’un cartel comme D14, sur une position néo social-démocrate de demande d’intervention étatique.
Un pôle anticapitaliste et antiautoritaire (un certain nombre de plateformes politiques existent déjà et peuvent resservir avec des adaptations), sans définition idéologique « anarchiste » étroite était possible. Il aurait permis de s’émanciper des staliniens du PTB comme des réformistes d’ATTAC, pour exister politiquement en trouvant une articulation souple entre les différentes composantes (pour que chacune puisse mener ses actions privilégiées si elles le souhaitaient). Un tel pôle aurait également permis de structurer un conseil quotidien des déléguéEs de groupes (affinitaires ou politiques) pour gérer la logistique, moduler les initiatives de chaque journée selon la situation et les rapports de force. Nous étions collectivement totalement désarmés et désorganisés en cas de matraquage systématique qui aurait pu survenir à plusieurs moments. La leçon de Gênes n’a pas porté. Sans tomber dans un pacifisme bêlant ni dans un militarisme obsessionnel, un tel conseil de déléguéEs permettrait, peut-être, d’élaborer une intelligence collective du mouvement. Espérons qu’un futur sommet permettra une telle initiative.

Gérald – le 22/12/01

Note
(1) Parti maoïste stalinien, possédant parc immobilier, maisons médicales, salariés, etc, et une pratique marxiste-léniniste de noyautage systématique des collectifs, dont D14 et Indymédia-Belgique auraient fait les frais.


FINI AZF TOULOUSE... MAIS LA CHIMIE A ENCORE DE L’AVENIR !
Toulouse, trois mois après l’explosion, a ouvert ses magasins le dimanche et encombré les rues de guirlandes et illuminations de circonstance, c’est-à-dire que le monde des affaires ne s’est pas arrêté de tourner le 21 septembre 2001 suite à une explosion chimique accidentelle. Il y a donc 90 jours que le nitrate d’ammonium stocké sur le site chimique de l’ONIA (usine AZF) a explosé creusant un immense cratère et pulvérisant toutes les structures du site en projetant d’innombrables et mortels morceaux de ferraille sur un périmètre urbain à forte densité de population.

Le bilan est de trente morts, près de 3000 personnes blessées mais aussi, et là le nombre n’est pas connu, de nombreuses victimes soit paralysées à vie, aveugles, handicapées ou encore dans un état clinique critique. Des chiffres sont publiés chaque jour dans la presse, sur les dégâts matériels ou sur l’incidence de cette catastrophe sur les emplois directement ou indirectement concernés par la cessation d’activité du site chimique de cette zone Sud de Toulouse. Concernant les logements le 4 décembre 2001, les syndics d’immeubles en copropriété annoncent 615 immeubles sinistrés soit 9800 logements avec une estimation des dégâts de 145 MF. Mais on ne sait toujours pas pourquoi il y a eu explosion : “le nitrate d’ammonium pas plus que la poudre à canon n’explose seul, c’est un comburant qui ne peut s’enflammer qu‘au contact d’un combustible.” Les patrons de l’usine et les experts et les observateurs et les parlementaires et les assureurs et les politiques se penchent sur le problème mais ne tombent pas dans la cuve d’ammonium ! En attendant si vous passez dans le coin, vous y verrez le même spectacle de désolation que dans les jours qui ont suivi l’explosion, l’activité de nettoyage du site semble se faire à la petite cuillère, aucune entreprise d’envergure n’est à l’œuvre pour au plus vite dégager le lieu des gravats et des produits encore visibles en plein air. Du côté des immeubles, lycées et magasins jouxtant le site, c’est pareil on observe des toits éventrés, des structures métalliques tordues et des fenêtres colmatées avec du contre-plaqué, seules ont disparu les compagnies de CRS déployées dans l’urgence et qui pendant plus d’un mois ont stationné aux abords de l’usine.


La situation des sinistrés

Une majorité des sinistrés sont toujours dans l’attente de mise en œuvre des travaux de réfection des fenêtres ou des toitures pour le plus important et les démarches de constitution des dossiers ne facilitent pas une résolution rapide. D’abord il y a la diversification des institutions en charge de l’aide aux sinistrés et celles-ci reconnaissent que “quelques” dossiers ont pu s’égarer entre les services de la mairie, du conseil général, des offices de logements publics et des diverses associations accréditées ! Des aides d’urgence ont été décrétées mais le paiement de ces sommes se fait au petit bonheur la chance et dans un même quartier, une même rue, un même immeuble des habitants ont touché une aide de 1000 à 2000frs. et leur voisin n’ont rien reçu. Le conseil général a eu a traité 36700 dossiers, seuls 15600 l’ont été et près de 900 réclamations ont été déposées par les personnes lésées. Pour tout arranger l’administration se défausse sur un nouveau dispositif “CASU-CORAFIN” qui va gérer les dossiers dans les centres médicaux sociaux, ce qui fait qu’en route il va bien s’en perdre d’autres. Les habitants ont du souci à se faire, ils s’organisent en Comité des Sans Fenêtres, en comité de sinistrés de quartier, etc., ils se regroupent pour poser leur réclamation mais les pouvoirs publics sont trop occupés à se renvoyer les responsabilités sous ambiance politique locale : mairie de droite et conseil général, conseil régional tenus par le P.S. (deux ténors pour ces derniers P. Izard et M.Malvy qui ne s’aiment pas !). Qu’ont-ils fait “pour l’instant, ils ont su prévenir toute action collective en nous submergeant de démarches individuelles. [... ] nous faire patienter avec une armée de psychologues, conseillers divers et variés qui ont réussi à nous faire croire qu’on était tous des cas individuels.” (JF Grelier pour le Comité des Résidents de la cité du Parc). Les assurances jouent elles leur petit jeu habituel et il est difficile d’arriver à l’acceptation d’un devis par l’assurance du locataire et/ou celle du propriétaire, l’expert pour Total/Elf/ Fina et l’entrepreneur lui-même, nous ne parlons pas de l’avis de la personne concernée qui là compte pour rien. 145MF d’indemnisation estimés, cette somme peut bien attendre encore dans de bons placements au lieu d’être trop vite dépensée ! Donc seuls 15 rapports d’expertise à la date du 5/12/01 étaient bouclés pour les quelques 600 immeubles cités plus haut.


Mais l’argent afflue !

La solidarité est une valeur qui monte en ces temps de fêtes et les initiatives sont nombreuses pour récolter de l’argent afin d’aider les personnes mis en danger par l’explosion. Dans nombre de petits villages, dans des associations du fin fond de la France, des concerts, des lotos, des fêtes sont organisées pour recueillir des fonds. Cet élan de générosité est sincère et a déjà fonctionné lors des inondations du Sud-Est et de la Somme. Il n’est pas trop impertinent de s’interroger sur l’utilisation de cet argent. Les destinations sont connues, les gestionnaires de ces dons sont la mairie de Toulouse, la Fondation de France, le Secours Catholique, le Secours Populaire, Emmaüs, et d’autres respectables associations reconnues d’utilité publique et sociale. Une auditrice s’exprimant sur les ondes de Radio M’Toulouse (la radio mise en place par Radio France pour la circonstance) suggère qu’en ces temps d’informatisation il aurait pu être possible de regrouper tous ces dons sur un seul compte et avoir ainsi une réelle transparence des destinations. Mais pour l’instant ce sont des multiples comptes et l’interrogation semble posée malgré tout car on peut lire dans le journal locale des communiqués divers d’explication sur la gestion de ces sommes. La Fondation de France le 4/12/01 parle de transparence et de rigueur et détaille la distribution de quelques 25 MF récoltés, avouant 8 à 12 % de frais de structure, expliquant que sept personnes travaillent à plein temps sur l’étude des dossiers de demandes (environ 600). Actuellement ce sont 8 MF qui ont été répartis ; 5MF à des particuliers, 1,7MF à des associations, 1,3MF à des entreprises. La mairie de Toulouse pour sa part déclare le 28/11/01 avoir reçu 30MF de dons provenant pour 1/3 de toulousains et 2/3 de l’extérieur de la région. Elle aurait déjà dépensé près de 57MF pour des aides d’urgence (20MF), des préfabriqués (10MF), le CCAS (10MF), les mobil-homes (8,5MF), le gardiennage des équipements municipaux (3,8MF), le centre d’hébergement (2MF), les transports des enfants vers des écoles délocalisées (1,2MF), des tickets de bus/métro et l’hébergement des secouristes. Parfois ces dons sont une aubaine pour les associations d’insertion et de paix sociale des quartiers qui en plus d’être dits difficiles deviennent aujourd’hui sinistrés, des subventions tombent pour la réalisation d’un journal sur le quartier d’Empalot qui traitera dans son prochain numéro de l’enfance et qui dans le premier numéro n’aborde pas la question du débat sur la réouverture du pôle chimique car dit son animateur/responsable on fait de la proximité et comme on l’a vu AZF c’est loin ! Il y a aussi de nombreuses initiatives culturelles, des places de cinéma offertes, des spectacles dans les quartiers, des sorties comme la visite du zoo de Sigean près de Narbonne pour les enfants et les mamans, et l’aide au collectif “Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs” pour installer une grande tente sur le capitole où 700 000frs ont été débloqué. L’argent sert bien à gérer les conséquences de la catastrophe, c’est à ne pas en douter.


Et les politiques s’engagent et... se désengagent !

Au conseil municipal du 25 septembre 2001, le maire Douste-Blazy déclare : “La zone chimique n’a plus sa place aux portes de Toulouse.” et François Simon, le candidat perdant du PS, surenchérit : “il faut fermer le site.”. Le 26 septembre dans un communiqué, Les Verts demandent “la fermeture des trois usines du complexe chimique Sud.”. Un mois plus tard, le 28/11/01, on note une certaine évolution ainsi pour M. Malvy (PS, Pdt du conseil régional) on peut “rouvrir le site, à condition expresse que la complète maîtrise du risque soit démontrée.” et pour G.Onesta (député européen des Verts) “une reconversion en activité sans risque ou un déménagement sont les seules alternatives.”, P. Izard (PS, Pdt du conseil général) n’est pas de reste mais plus subtilement en affirmant que “les activités à haut risque du pôle chimique de Toulouse doivent être définitivement arrêtées et éloignées de nos quartiers à forte densité de population.” auquel répond le syndicat CGT il s’agit “de maîtriser le risque plutôt que de délocaliser”. Durant tout ce temps le collectif “Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs” campe sur sa position : plus de pôle chimique au cœur de la ville ! Le débat lancé pour démocratiquement s’exprimer sur l’avenir du pôle chimique servira en fait de tribune aux syndicats qui ne parlent que d’emplois à préserver et aux industriels qui parlent du poids économique. Les revendications des divers comités et associations concernent essentiellement l’indemnisation et la réparation au plus vite des dégâts, la mise en place et le respect d’une réglementation de sécurité pour la ville et les manifestations qui se multiplient n’ont plus l’ampleur du début et n’abordent pas prioritairement la dimension politique du développement de ces industries mortelles.


La décision de Jospin

C’est alors que le 22 décembre L. Jospin arrive avec la bonne parole, car elle doit l’être puisqu’il réussit à faire l’unanimité ou presque, par une déclaration courageuse de ne pas lever l’interdiction de reprise des activités d’AZF, site dévasté et démoli à près de 100%. Ainsi le haut responsable politique a tranché : fermeture de ce qui est détruit ! C’est une attitude consensuelle qui dit tout et son contraire c’est-à-dire fermeture de rien et maintien du pôle chimique, et surtout qui ne remet pas en cause la dangerosité du phosgène produit par la SNPE (usine de poudres et explosifs) seul son stockage doit être réglementé, n’interroge pas sur la nécessité de produire des substances qui sont dangereuses dès leur fabrication mais aussi lors de l’utilisation (engrais), mais malgré tout les termes de danger et de sécurité sont utilisés plusieurs fois, comme quoi je vous ai entendu ! Les réactions “partagées” seront d’ordre politique, tout le camp PS est satisfait : M. Malvy ne met pas en doute l’engagement du premier ministre (à quoi faire ?) et parle “d’un retour nécessaire et définitif à la tranquillité comme au meilleur emploi [...] et d’assurer la transparence de la maîtrise du risque industriel.” P. Izard parle de mesures sages, c’est “une décision acceptable” pour le président du conseil économique et social, même le directeur délégué de TotalFinaElf pense que “ces déclarations vont dans le sens de celles de Th. Desmarest...”, quant à F. Junca (pdt de la chambre de commerce et d’industrie) il “prend acte que le gouvernement juge impensable la reprise des activités d’AZF.” puis au sujet de la SNPE, “nous constatons avec plaisir que les propos du premier ministre rejoignent les recommandations... de l’ensemble des milieux économiques”. Les opposants se font rares : le collectif “Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs” par la voix de JP Bataille se dit “pour le moins dubitatif... la question essentielle du phosgène n’est pas réglée” et pour les Motivé-es, I. Rivière s’inquiète des risques induits par la production du phosgène et déclare “c’est faire injure aux sinistrés... c’est intolérable”, certains proposent un “moratoire intelligent” comme H. Farreny (ex ami du PS, ex des Amis de la Terre, ex militant écolo...), il dénonce “l’opportunisme par rapport au lobby militaro-industriel”. Le maire de la ville, Douste-Blazy, en voyage en Inde pour vendre des Airbus, constate que la position de Jospin est en accord avec la sienne, – c’est-à-dire la seconde où il rectifie en citant uniquement les activités dangereuses – et il demande de l’argent à l’état pour reconstruire la ville.


Que reste-t-il du choc subi par les toulousains ?

Si comme le prétend Marc Atteïa, (Amis de la Terre) “les Toulousains sont sortis d’un sommeil hypnotique et découvrent qu’on leur a menti (...) que pour les industriels l’accident est admissible tant qu’il n’affecte pas la rentabilité des entreprises”, ils ont largement le temps de se rendormir entre des commissions parlementaires à venir, d’éventuels moratoires, et pour enluminer leur sommeil de citoyens responsables et assagis ce sont près de 100 000 bougies que la mairie a mis à leur disposition pour que le soir de Noël des milliers de lueurs leur fassent bien prendre des vessies pour des lanternes ! N’oublions pas que Douste-Blazy arrive directement de Lourdes et que l’odeur des cierges a pu lui manquer dans la ville rose ! Mais plus sérieusement s’il y a un espoir de résistance au consensus et à la fatalité, on peut le trouver par exemple dans la solidarité avec les bretons touchés par l’Erika et l’action de démontage des fenêtres du château de Desmarest, également avec les opposants au développement de la ZAC du nord de Toulouse , notamment de la zone de Ginestous, où les habitants de ce quartier s’inquiètent du projet de créer un gigantesque déchettopôle avec incinérateur, tri sélectif d’ordures, stockage de mâchefer, zone de concassage de gravats et extension de la station d’épuration “la bombe sud a explosé, à quand celle du nord ?”. Ce qui est arrivé à Toulouse peut se produire partout ailleurs dans des zones de développement industriel qui, (mais comment s’en étonner !) privilégient le profit car c’est bien leur raison d’être dans ce monde du capital. Que demain des mesures de sécurité financées par l’état leur permettent de poursuivre leurs activités en diminuant les risques, ils seront preneurs, l’important est bien de faire du profit, c’est là l’essentiel qui peut alors fournir des emplois, des taxes professionnelles, etc. La sécurité est un leurre pour amuser les lucioles étourdies par le choc de l’explosion. Il ne reste plus qu’à prier en direct sur France 2 à la messe de minuit pour que le phosgène se fasse oublier jusqu’aux prochaines élections !

Chantal, OCL, Toulouse


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