Courant alternatif no 116 – février 2002

SOMMAIRE
Edito p. 3
Antinucléaire : quel rebond ? p. 4
La lutte anti-OGM à un tournant ? p. 5
La globalisation en douceur p. 7 et 8
Troisième aéroport : Chaulnes gagne le pompom p. 9 à 11
Rubrique Flics et militaires p. 12
Aux cars Suzanne, CGT et patron contre les travailleurs p. 13 et 14
En Argentine c'est le capitalisme qui a failli p. 15 à 18
Chroniques palestiniennes : la question de l’enseignement p. 19 à 21
Un point de vue sur la question palestinienne p. 21
Sauver Léonard Peltier p. 22
Algérie: I'Europe au secours des généraux p. 23
Rubrique Livres & revues p. 24

ÉDITO
L’Etat de Droit connaît actuellement des vicissitudes passagères qui ne peuvent que faire sourire ceux et celles qui ont, dans leur quotidien, affaire à la justice. Incroyable ! Un juge vient de prendre conscience que la justice fonctionnait à deux vitesses, que son milieu de la magistrature était “petit, mesquin, jaloux, carriériste”, que la classe politique avait les mêmes pratiques que n’importe quelle (autre) maffia.

Le prix de la naïveté de la décennie sera donc décerné au juge Halphen qui s’est mis en congé de sa fonction sociale de gardien de l’ordre établi ! A noter que quelques autres juges, ces dernières décennies, avaient jeté l’éponge ou s’étaient fait démettre de leurs fonctions.

La “moralisation de la vie publique” chère aux “démocrates sincères” en a pris un sérieux coup dans l’aile. Il faut tout de même noter qu’elle n’est l’œuvre que d’une poignée de magistrats activistes très certainement animés d’un réel idéal. En d’autres temps, ces quelques trublions se seraient fait trouer la panse, mais actuellement, dans nos pays, sous nos latitudes, cela ferait désordre. Quoique... demain, peut-être...

Que quelques politiciens aient eu leur carrière brisée, que quelques chefs d’entreprise aient eu quelques millions d’euros à débourser comme caution, le tout agrémenté de quelques séjours en prison (qui ont au moins eu le mérite de faire connaître les conditions de détention dans les prisons de la République à ceux qui l’ignoraient encore), cela ne constitue que quelques arbustes cachant la forêt. Déjà, ce qui est réprimandé, ce n’est évidemment pas l’exploitation de l’homme par l’homme, ni les jouissances tirées de la domination : Cela est tout à fait légal et entre dans la logique de l’Etat de droit ! Ne sont condamnés que les excès de personnes trop pressées qui commettent quelques imprudences ou d’autres crédules qui ne servent que de fusibles.

Cette affaire, qui se soldera par un best-seller, intervient dans une période électorale propice à toutes les exploitations politiciennes. En effet, Halphen n’avait pas à s’occuper ni de l’affaire URBA, ni celle de la MNEF qui vient de se solder par un blanchiment général de politiciens bien sales. Mais les “affaires”, qui touchent tout de même 15% des députés et des sénateurs, n’ont quasiment pas d’influence électorale notable ; l’électeur lambda a finalement intégré cet état de fait, cela ne donne que du grain à moudre aux “guignols de l’info” et à “Charlie hebdo”, les bouffons de la République. Et c’est très bien ainsi.

Dans les prochaines semaines, nous devrions avoir la confirmation d’une double augmentation : celui du nombre des candidats sollicitant les suffrages des inscrits et celui de l’abstention. Paradoxe ? Non ! Il existe toujours une réserve importante “d’élites de la nation” qui pensent que leur heure est venue de représenter les déçus de la classe politique traditionnelle. Ces gourous sont bien souvent inoffensifs mais, par les temps qui courent, on peut toujours se demander s’il n’y a pas un espace pour que l’un d’entre eux ne réussisse un jour à mobiliser des foules. Par contre, on assiste à un élargissement de l’éventail politique présent dans ces spectacles électoraux. Après toutes les variantes du trotskisme et de l’écologie politicienne, on va bientôt avoir droit à tous les déçus des luttes de terrain qui cherchent des “débouchés”. Les élections ne sont plus des “pièges à cons” mais, paraît-il, un moyen efficace de se faire entendre par le plus grand nombre, un moyen pour tenter de peser sur les futurs décisions des élus et aussi un moyen d’espérer obtenir des subsides de l’Etat afin d’assurer la permanence de sa structure. En fait cela traduit déjà un glissement vers la Droite de tout l’échiquier politique, y compris jusqu’à certains libertaires, où la “démocratie participative” semble encore avoir de l’avenir.

Toute cette militance ne voit plus d’autres issues que de revendiquer une reconnaissance institutionnelle, d’axer toute son intervention dans l’objectif de créer un lobby, d’avancer des revendications dénonçant seulement les aspects « libéraux » du capitalisme. Aux calendes grecques : La constitution d’un rapport de force sur le terrain prenant en compte la lutte des classes ! Fini le discours sur la nécessité d’œuvrer dans l’optique d’un changement réel de société ! Vive le spectacle de la contestation responsable, médiatique, encadrée, désaffectée de la présence des « casseurs », « des radicaux qui font le jeu de la réaction », Cette militance, très bien représentée aujourd’hui par un groupe comme ATTAC, qui n’a, en réalité, jamais été révolutionnaire, réussit à donner un nouvel éclat à la citoyenneté, base idéologique de l’étatisme moderne. L’Etat de Droit n’a jamais demandé autre chose que le respect par les pauvres des valeurs dites citoyennes... de la mobilisation générale pour les guerres jusqu’au contrôle social des classes dangereuses dans les quartiers.

Laissons de côté ce spectacle qui empoisonne déjà assez notre existence par son matraquage publicitaire. Ce qui est tout de même révoltant et révélateur du niveau des luttes actuelles, quel que soit leur terrain (social, écologie, économique...), c’est le fait que nous assistons à une flopée de comités, collectifs les plus divers qui vont demander à tous ces politiciens leurs promesses électorales sur tel ou tel sujet (nucléaire et politique énergétique, OGM, Culture, RTT, Haschich...). Ce n’est pas que du temps et de l’énergie perdue car cela traduit le rapport de force dégradé de la lutte des classes aujourd’hui. Mais ce spectacle de gens anesthésiés par la proximité « d’une échéance électorale » qui se prennent bien souvent pour « le mouvement social » (comme si celui-ci se résumait à des militants politiques/syndicaux/associatifs) apparaît de plus en plus comme étant coupé de la société réelle. En ce sens, tout peu un jour basculer. Aujourd’hui nous n’avons pas d’autres réponses que de continuer à lutter et nous battre afin que les luttes mais aussi la réflexion, la théorisation ne soient pas encadrées par des néo-citoyens responsables qui ne sont qu’une résurgence d’un passé dont il va bien falloir un jour faire table rase.

O.C.L. Reims, le 25/1/02


LA LUTTE ANTI-OGM À UN TOURNANT ?

PRISON FERME AU PROCES EN APPEL DU SABOTAGE DU CIRAD

Le verdict a été rendu dans le procés en appel du sabotage du Cirad (le premier d’un établissement de recherche public) contre José Bové et Dominique Soullier de la Confédération paysanne, et René Riesel qui l’avait quittée en mars 1999. La note est beaucoup plus lourde qu’en première instance : 6 mois fermes pour Riesel et Bové ; perdant le bénéfice du sursis pour leur condamnation d’Agen en 98 (sabotage d’une usine Novartis), ils totalisent 14 mois (plus 3 mois de McDonald’s pour Bové). Soullier a du sursis. Les amendes sont confirmées, les dommages et intérêts portés à près de 240 000 francs. En octobre 2000, Riesel annonçait : “La récréation est finie...”
(1)
Il s’était démarqué de ses coprévenus en première instance en se livrant à des “Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au Cirad le 5 juin 1999”
(2). Il y démontait l’incohérence de ceux qui “rêvent de voir les États, sous l’action de groupes de pression “non-gouvernementaux”, imposer des “règles” ou des “moratoires” pour modérer les “excès” qu’ils imputent aux seules entreprises multinationales “privées”, s’en prenait au lien entre “ la science moderne, cette fille du laboratoire et de l’industrie” et “cette société de classes”, affirmait que “le temps perdu pour la recherche est à coup sûr du temps gagné pour la conscience”, et retournait aux “scientistes” l’accusation “d’obscurantisme” qu’ils adressent aux saboteurs d’OGM.
En appel, il refusa de participer au procès et quitta le tribunal “en renvoyant dos à dos deux manières rivales d’accepter la fatalité de notre soumission aux diktats de l’économie totalitaire : celle qui rêve d’adapter les hommes à l’enfer moderne en dénaturant les génomes et celle qui souhaite discuter démocratiquement des modalités de cette adaptation”. Pourquoi avoir fait appel ? Quel était l’enjeu de ce procès ? Ce verdict va-t-il imposer un tournant aux luttes anti-OGM ? Nous reproduisons ici un document diffusé sur place et de rapides réponses de René Riesel à quelques questions que cela nous paraît poser.

Notes
(1) Il a en outre été condamné au civil, le 4 décembre à Toulouse, à 1 300 000 Francs de dommages et intérets au profit de Monsanto, “in solidum” avec la Confédération paysanne, pour une destruction de septembre 1998 et il est à nouveau poursuivi pénalement, avec 13 autres “décontaminateurs” pour une destruction chez Monsanto opérée en mai 2000 près de Namur en Belgique.
(2). rééditée sous le même titre, accompagnée d’un compte rendu critique du procès et d’autres documents, par les Éditions de l’Encyclopédie des nuisances ; celles-ci avaient déjà publié “Déclarations sur l’agriculture transgénique et ceux qui prétendent s’y opposer” de Riesel ; ainsi qu’un des meilleurs livres parus sur les manipulations génétiques : “Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces”.

DÉCLARATION
Considérant :

- qu’il est parfaitement illusoire de prétendre lutter contre les OGM sans lutter contre les fondements du monde qui les produit, comme affecte de le faire un citoyennisme quémandeur, respectueux de l’Économie et de l’État,

- que le battage médiatique et la confusion sont jusqu’ici parvenus, y compris lors du procès en première instance le 8 février, à empêcher que le refus radical du génie génétique en tant que tel puisse clairement apparaître comme la seule raison conséquente du sabotage commis au CIRAD et de ceux, connus ou dissimulés, qui l’ont suivi,
la fonction, en tous points déterminante dans cette occultation, des citoyennistes, progressistes attardés qui rêvent de voir les États et la techno-science, globalement intégrée à l’arsenal et aux intérêts de la domination, continuer à veiller au grain,

- qu’il n’est nul besoin d’attendre des conclusions d’experts d’où qu’ils viennent pour savoir de quels désastres sont grosses les innovations “biotechnologiques” quand, sous la forme de l’empoisonnement chimico-nucléaire de la planète, les conséquences et résultats cumulatifs de technologies moins ambitieuses sont partout immaîtrisables, aujourd’hui et pour les siècles à venir,

- que la science produite par la société industrielle et marchande a déjà contribué à faire de la nature terrestre un chaos et à inadapter l’homme à son propre monde,

- que ce qui se donne aujourd’hui pour une activité scientifique présentable consiste seulement à étalonner des seuils de tolérance, à les reculer et à nous acclimater, mentalement et physiologiquement, à un monde rendu proprement invivable, en mobilisant toutes les ressources de l’électronique et de la chimie lourde avant même les promesses des chimères transgéniques,

- que cette prétention scientiste au contrôle total de la nature, des hommes et de la société n’aboutit manifestement qu’à des mutilations supplémentaires et à des désastres aggravés, et que la fonction résiduelle de cette science mercenaire ne tend à rien d’autre qu’à nous accoutumer à toutes les catastrophes à venir et à équiper les protecteurs de l’ordre social —police, armée, cellules d’accompagnement psychologique, etc.— contre les individus ou les populations qui viendraient à s’y montrer rétifs,
que les catastrophes sont déjà là, en assez grand nombre et depuis assez longtemps pour qu’il soit clair qu’à défaut de l’extension d’une lucidité critique suffisante sur leurs causes profondes elles n’amèneront qu’un accroissement de la soumission et la perte des derniers lambeaux d’autonomie, autrement dit le besoin et la demande de protection, dispensée par le seul pouvoir d’État ou à l’aide de ses supplétifs, lobbies citoyennistes et autres organisations “non- gouvernementales”,

Considérant l’atavisme réductionniste de la science moderne, sa négligence méthodique des conséquences, et son mépris de toutes les connaissances non-scientifiques qui contribuèrent à l’humanisation sous toutes ses formes et s’opposent encore comme elles peuvent à cet extrémisme artificialisateur,

Considérant que l’inconscience scientifique spécialisée répond parfaitement à l’inconscience historique de l’Économie politique, l’autre composante déterminante de l’idéologie dominante,

Considérant en outre qu’au vu de la vulnérabilité intrinsèque du système industriel, de la désintégration sociale planétaire qu’il a produite et du chaos qui en résulte, on doit s’attendre à ce que les temps qui viennent soient ceux du terrorisme industriel et de la guerre permanente, sous l’égide du Ministère de la Peur,

Considérant enfin que c’est seulement à partir de l’exercice collectif de la liberté de pensée et de critique que pourront se former des communautés aptes à s’opposer pratiquement aux ravages matériels et intellectuels de cette société marchande et techno-industrielle,
la Société contre l’obscurantisme scientiste et le terrorisme industriel se donne pour but, sans négliger l’examen pratique des résultats de l’activité techno-scientifique, de passer immédiatement à la mise en cause de ses principes réducteurs, sans qu’il faille voir là une condamnation pure et simple de la science expérimentale occidentale. Mais dans la mesure où celle-ci en est venue à se constituer de faÿon absolue et exclusive comme le creuset de toute connaissance, s’interdisant et interdisant tout bilan, elle n’en représente pas moins la forme dominante de l’obscurantisme moderne.
C’est au nom de la liberté de penser et de choisir sa vie contre la sursocialisation totalitaire qui se met en place que nous appelons à entamer la discussion publique de ces analyses, le jeudi 22 novembre 2001 à Montpellier.

15 novembre 2001
Société contre l’obscurantisme scientiste et le terrorisme industriel

INTERVIEW DE RENÉ RIESEL
Courant Alternatif: Le verdict d’appel est sévère. Quelles conclusions en tires-tu ?
René Riesel : Il est peu surprenant. La Cour d’appel de Montpellier est réputée “répressive” et on ne devait pas attendre un verdict parodique au prétexte qu’elle se prêtait de nouveau à la scénographie publicitaire voulue par les autres prévenus. L’atmosphère s’est aussi un tant soit peu alourdie depuis septembre. On était prévenu : «En ce moment il y a Vigipirate... ... Il vaut mieux que les forces de l’ordre soient occupées à autre chose qu’à protéger chaque essai de maïs... ...On ne joue plus» (3). Enfin, la recrudescence et l’approfondissement qualitatif (4) des actions anti-Ogm ne pouvaient laisser rêver au moindre laxisme (je parle de celles qui voulaient atteindre leur objectif, pas des pique-niques où l’on déjeune une fois les Crs installés). Ce que les magistrats ont réprimé pour de bon, une fois achevé le procès pour de rire, c’est ce qui a été fait pour de bon au Cirad, quelque interprétation citoyenniste pour de rire qu’on essaye d’en proposer après coup.

CA : Alors, pourquoi avoir fait appel et déposer encore un pourvoi en cassation ?
RR : Mes co-prévenus avaient tout de suite fait appel, je n’avais pas le choix : l’affaire allait être rejugée. Quant au pourvoi, il permet de gagner du temps.

CA : C’est une divergence sur le système de défense ?
RR : Ce verdict ridiculise les illusions judiciaristes des amis de l’État et du technocapitalisme régulé. On ne pourrait parler de divergences sur le système de défense que si nous défendions la même chose. On peut se demander, à propos de la “base” citoyenniste, ce qui l’emporte, de la niaiserie ou de la schizophrénie. Mais pour ses “leaders”, “dirigeants”, “experts” et “comités scientifiques”, on ne les imagine pas convaincus qu’un sondage sur les préférences des consommateurs, un rapport de l’Afssa et des gesticulations médiatiques impressionneraient un gouvernement ou des magistrats. Il y faudrait un rapport de forces minimum.

CA : Comment construire un tel rapport de forces sur le front des Ogm ?
RR : Il présupposerait l’existence d’une force d’opposition conséquente aux Ogm en tant que tels, c’est à dire aux fondements de la société qui les veut. Ce n’est pas donné. Le conflit n’a concerné directement quelques centaines d’individus en France.
Parmi eux, les “opposants” citoyennistes traduisent l’inquiétude et la demande de protection généralisées, universellement produites par le Ministère de la peur, et répondent à ses attentes en exigeant précaution, sécurité, confinement. Ou le déménagement d’Azf à la campagne. Ils sont contre les “brouillons d’Ogm”, les Ogm “insuffisament expertisés”, les Ogm “productivistes”, les Ogm qui ne répondent pas à “la demande sociale”. Ils espèrent les thérapies géniques, la médecine “régénératrice” ou la reproduction assistée, vont certainement discuter éthique à propos des cellules souches mais ne doutent pas que leurs enfants apprendront à lire sur ordinateur, “communiquent” par téléphone cellulaire et croient qu’on fait “passer des idées” à la télévision.
À l’opposé, d’ingénieux saboteurs sont parvenus — sur fond, il est vrai, de catastrophes industrielles, de frappes chirurgicales, de “menace bioterroriste”, de bronchiolite, d’innombrables actes meurtriers “inexplicables” etc. — à semer quelque trouble dans la “communauté scientifique” et à ramener dans l’époque des doutes sur le développement technoscientifique refoulés depuis la défaite des luttes antinucléaires. La belle question de société ! On ne va pas essayer de calmer l’inquiétude, elle est devenue un moteur économique et social reconnu. On va s’employer à évaluer la demande sociale de protection, à démontrer que le “risque” est la condition, sinon le sel, de la survie dans une société industrielle, la seule chose qui donne vraiment leur prix aux marchandises sécurisées. On écoutera les environnementalistes et le “tiers-secteur”, on tendra le micro aux épistémologues — des experts après tout! —, les docteurs en éthique pourront conclure en houspillant les adorateurs du Veau d’or.
La question des Ogm dévoile trop bien le fonctionnnement de cette organisation sociale pour laisser croire qu’elle pourrait être réglée indépendament de toutes les autres.

CA : Il n’y a aucun fond moral ou éthique derrière le refus des Ogm, pas de sacralisation du vivant, de peur d’un saut évolutionel non maîtrisable ?
RR : On en voit en effet de toutes les couleurs, jusqu’à des baskets éthiques. Je moquerai moins ce que tu appelles “la peur d’un saut évolutionnel non maîtrisable”. Un peu de patience : ce qu’on appelle évolution ne recouvre pas encore les manipulations génétiques, même en prenant au mot les transgénistes quand ils disent qu’ils ne veulent rien d’autre que substituer la puissance de calcul dont ils disposent à la maladroite main invisible de la nature “qui a toujours fait des Ogm” mais par hasard. D’ailleurs, si équipés qu’ils soient, ils savent à peine ce qu’ils font , et pas du tout ce que ÿa fait quand “ÿa marche”. Autrement dit, ils ne maîtrisent rien du tout. Mais je trouverais plus inquiétant encore que tout cela soit “maîtrisable”. Par qui, au fait ?

CA : Tu parles d’opposition aux “fondements de la société” qui veut les OGM. Le texte de la “Société contre l’obscurantisme scientiste et le terrorisme industriel” parle de “lutter contre les fondements du monde qui les produit”. Mais on reste sur sa soif : quels sont ces fondements ? On a l’impression que vous vous étendez davantage sur les conséquences que sur les causes. Et peux-tu dire ce qu’est-ce que cette “Société” ?
RR : D’abord un rassemblement de circonstance pour les procès, entre des individus qui soutenaient le sens de ce qui a été fait au Cirad et dans la “deuxième campagne”, savaient qu’ils n’avaient pas dépassé un certain nombre de divergences dans les analyses et les pratiques, mais se sont accordés sur l’utilité de continuer à les confronter. Aucun n’est primitiviste, ne veut un quelconque retour à la tradition, à la paysannerie et à l’artisanat du XVIII° siècle ou au capitalisme préindustriel. Sauf erreur, ce qui les réunit c’est toujours la vieille cause de la liberté. Mais quand son drapeau est tellement mité et ses partisans si rares, il faut bien commencer par mesurer comment on en est arrivé là, à quelle sorte d’ennemi on a affaire, dans quel monde on vit ; ce qu’est devenue la question sociale, en somme. C’est par quoi nous essayons de commencer.
Est-il si déroutant d’admettre que des “conséquences” peuvent devenir des “causes”, que des représentations idéologiques, produites par des conditions matérielles, en produisent à leur tour ? On trouve le même réductionnisme scientiste, avide de causes premières et de sujets transhistoriques, des deux côtés des barricades d’antan. C’est encore lui qui plastronne dans la rue piétonne qu’on a aménagée pour effacer leur souvenir. La résignation de l’individu sursocialisé et la confiance dans les capacités toujours intactes du “sujet révolutionnaire”, à surgir spontanément du sol de la société de masse, sont les deux pôles du même enfermement stérile. S’il n’en reste bientôt plus que le fatalisme, le fanatisme du progrès n’en est pas moins une des premières causes de l’échec des tentatives passées de renversement de l’ordre dominant. Quoiqu’en pensent quelques dévots fossilisés, des stades antèrieurs des sociétés humaines ont pu être moins éloignés que le nôtre de poursuivre le processus d’humanisation ; ou plus aptes, ce n’est pas forcément la même chose, à faire le choix de l’émancipation.

CA : Le texte parle de “prétention scientiste au contrôle total de la nature, des hommes et de la société”. N’est-ce pas mettre sur le même plan des éléments qui ne s’y trouvent pas ? La maîtrise de la nature n’est-elle pas un des fondements de l’activité humaine, et la société la structure humaine qui gère ce travail de transformation de la nature ? Poser “l’exercice collectif de la liberté de pensée et de critique”, en réponse à un système scientifique qui n’est pas autonome mais lié à un système économique et social plus complexe, ne comporte-t-il pas un risque de constituer une avant-garde ?
RR : Nous la constatons, cette prétention scientiste à “mettre sur le même plan”, à réifier égalitairement tout ce qui bouge. Nous remarquons qu’elle s’exacerbe d’autant plus qu’elle échoue régulièrement à tenir ses promesses mais laisse toujours miné le terrain de ses échecs. Que c’est là le monde où nous survivons, suffisament dénaturé et rationnalisé pour que quelques lobotomisés y proclament la fin de l’Histoire. Il est le cadre d’une surenchère technique permanente où les dégats des innovations de la veille commandent automatiquement de provoquer ceux des innovations réparatrices du lendemain. Il ne paraît pas exagéré d’en conclure que si les techniques ont été le fruit de l’activité humaine, leur mouvement devenu autonome en vient à se perpétuer au moyen des hommes. Cela peut conduire à se demander si la compréhension de ce cauchemar ne serait pas améliorée en mettant enfin le mouvement d’autonomisation technoscientifique sur le même plan que le mouvement d’autonomisation de l’économie.
Il y a loin de la maîtrise raisonnée de la nature humanisée, et même du projet cartésien, à la dévastation ininterrompue de ce qui reste de la nature, des hommes et de leurs sociétés. Ces idées sont plutôt simples par rapport aux constructions des agents de la domination, de leurs penseurs stipendiés et de leurs rivaux. Si des communautés et des groupes humains s’en saisissent pour les développer et parviennent à engager, à leur échelle, les processus de réappropriation indispensables, ce sera dans une démarche de dissidence avec la société de masse et ses valeurs. Je souhaite alors bien du plaisir aux candidats avant-gardistes.

Notes
(3) Déclaration du ministre de l’agriculture le 20 septembre 2001.
(4) On trouve dans les bonnes librairies, la brochure “Textes et documents choisis pour instruire le public et ceux qui font métier de l’informer sur la deuxième campagne contre le génie génétique, août 1999-octobre 2001” (sans éditeur, Montpellier novembre 2001) qui semble assez exhaustive sur le sujet.

LA GLOBALISATION EN DOUCEUR
Pour imposer la globalisation – c’est-à-dire des instances de décision supranationales ou transnationales au détriment des États-nations –, les adeptes du global ne manquent pas de ressources. Le succès actuel de leur politique n’est pas dû à une “ligne politique” unique, laquelle aurait été décidée “au sommet” (G8, FMI, OMC ou Conseil de sécurité par exemple), mais plutôt à une convergence de diverses “lignes de force”. Parmi ces tendances fortes qui participent à la globalisation, l’une de celles qui émergent nettement est la dépolitisation, c’est-à-dire le mécanisme qui vise avant tout à faire disparaître le politique de la sphère d’intérêt de l’humanité. On en prendra ici deux exemples, l’un qui montre comment la dépolitisation est à l’úuvre dans la “globalisation” des problèmes humains, l’autre qui illustre la dictature de la technique sur un processus que quelques-uns qualifient parfois de “libertaire” : l’Internet.


Les habits neufs de la Banque mondiale

Dans les années 1980 et 1990, la Banque mondiale a été, avec le Fonds Monétaire International, l’instrument efficace de la politique de démantèlement des politiques sociales que certains gouvernements de pays pauvres tentaient de mettre en place pour éviter qu’une part toujours plus importante de la population ne sombre dans la misère. La Banque mondiale faisait alors de la politique au sens fort : contre les États, elle agissait de tout son poids pour promouvoir les acteurs privés, à commencer par les entreprises transnationales, appliquant en cela le bréviaire du néolibéralisme. Tout change aujourd’hui, et ce serait une erreur de croire que la Banque mondiale est encore le grand Satan qu’elle a été durant son premier demi-siècle d’existence. Désormais, la Banque plaide pour un retour de l’État à son rôle de protecteur des plus pauvres.
Dans son rapport 2001 intitulé Combattre la pauvreté, la Banque reconnaît par exemple que les plans d’ajustement structurel ont parfois détruit les systèmes d’enseignement et de santé de certains pays. Elle n’est plus du tout certaine que les OGM puissent éloigner le spectre de la famine – moyennant quoi elle prend le contre-pied du Programme des Nations unies pour le développement, le PNUD, qui est pour sa part passé de la critique des OGM à leur défense. La Banque, qui a été dans les années 1960-1970 la propagatrice de la désastreuse révolution verte en Inde, recommande de nos jours la protection de la biodiversité – soit le contraire de la révolution verte ! –, et elle prône un assouplissement de la position des pays riches dans la question cruciale des droits de propriété intellectuelle appliqués au vivant (Si ces droits sont reconnus, les populations locales seront de fait dépossédées de tout droit sur leur propre milieu naturel.) Encore plus étonnant : les experts de la Banque affirment que les flux de capitaux privés à destination des pays pauvres “ ont certes été associés à une accélération de la croissance dans certains pays, mais ils ont également été corrélés à une plus forte incidence des crises ” : la croissance n’a été effective que dans une dizaine de pays du Sud, reconnaît la Banque !
Mais ne rêvons pas : la solution proposée par la Banque mondiale n’est pas une solution politique. Bien au contraire : il faut, selon elle, prendre les problèmes un par un. Cette stratégie n’est pas dépourvue d’arrière-pensées, puisqu’elle permet d’esquiver purement et simplement les problèmes globaux, et notamment la dette du tiers-monde. La Banque se contente d’une liste quasi infinie d’initiatives locales, qui toutes font l’impasse sur la question fondamentale : pourquoi ces initiatives devraient-elles toujours être financées par une “ aide ” extérieure qui maintient la plupart des pays dans la dépendance et la domination absolues des pays riches, alors que leur dette globale, qui est de plus de 2500 milliards de dollars – contre 1000 au milieu des années 1980 – est la cause première, et de très loin, de leur pauvreté ? La réponse est simple : toute négociation sur la dette serait politique, tandis que les initiatives locales ne sont affaire que de bon sens, d’humanitarisme, d’opportunisme.
La dépolitisation est ainsi, pour la Banque mondiale, la solution en cette période de transition post guerre froide. Ne pas parler de la dette revient à accepter l’idée que, en effet, il y a bel et bien une dette. Ne pas parler du fond des choses revient à accepter l’état du monde. Chacun pourra appliquer cette grille de lecture et mesurer à quel point la dépolitisation, qui gagne tous les secteurs de la pensée et de l’action politique, est une stratégie de pouvoir ô combien efficace.


Internet ou la dictature de la technique

Autre exemple des transformations actuelles du pouvoir : Internet. Deux exemples serviront à illustrer le propos. D’abord le passage de l’IPv4 à l’IPv6. De quoi s’agit-il ? L’IP – “ Internet Protocole ”, c’est-à-dire l’adresse qui permet d’identifier chaque ordinateur connecté au réseau Internet – fonctionne actuellement sur la base d’un système (IPv4) qui ne permettait que quelques quatre milliards d’adresses et qui est aujourd’hui au bord de la saturation. Le nouveau système, l’IPv6, permettra de multiplier par 340 x 1036 le nombre d’adresses Internet – et il offrira aussi d’autres avantages techniques, mais peu importe ici. (On peut, à titre d’illustration, simplement préciser que cette multiplication du nombre d’adresses par 340 sextillions – c’est comme ça que s’appelle ce chiffre fabuleux – correspond à une densité d’adresses possibles sur la planète égale à 666 quadrillions (1024) d’adresses par... mm2 de terre émergée ! ou le délire du Progrès...) Le problème technique est que l’IPv4 n’est pas compatible avec l’IPv6. Or, il n’y a aucune autre solution, et il va donc falloir passer de façon graduelle d’un standard à l’autre, ce que “tout le monde” devra accepter parce que “tout le monde” a intérêt à ce que l’Internet continue de fonctionner. C’est du moins ce qu’affirme la fondation Bertelsmann – le plus important éditeur allemand et le deuxième européen – dans un rapport d’avril 2001 intitulé Qui contrôle l’Internet ? Ce “ tout le monde ” correspond à un vaste ensemble hétérogène qui va des gouvernements aux usagers, en passant par les fabricants de logiciels, les fabricants d’ordinateurs, les fournisseurs d’accès, les sociétés de télécommunications – câbles, lignes, satellites... –, les organismes privés et publics qui se servent du réseau, les entreprises qui font du commerce électronique, etc. Pour cela, une discussion politique va-t-elle avoir lieu ? Surtout pas ! Les “ penseurs ” du web, comme la fondation Bertelsmann, expliquent que la technique impose d’elle-même cette “corégulation” entre tous les acteurs. Exit toute discussion politique, y compris, c’est essentiel, avec les États. Bertelsmann demande même aux gouvernements de faire preuve de modération, de bien considérer que cet outil, transnational, les dépasse tout à fait et que, s’ils s’en mêlent – c’est-à-dire s’ils ont l’idée d’introduire quelques règles “ nationales ” –, ils ne vont faire que diminuer sa vigueur puisque toute règle nationale ne peut être qu’une contrainte dans un environnement global. La logique est imparable ! Quant à une discussion de fond sur le progrès que représente l’Internet, ses conséquences diverses, et sur le Progrès en général, cela n’est évoqué nulle part... Le consensus est global !
Autre exemple : les fameux forums du web – il y en a au moins vingt mille aujourd’hui dans le monde, et sans doute beaucoup plus demain ! – présentent l’intéressante caractéristique de n’être que des lieux de discussion. L’idée même d’action non virtuelle – par exemple aller détruire un champ d’OGM à la suite d’un forum sur le transgénique – en est toujours absente – ça fait même partie de la “netiquette” que de ne pas lancer ce genre d’idées. Les forums peuvent ainsi fonctionner en toute “ liberté ” puisqu’à aucun moment il ne peut être question de remettre en cause le système.
L’Internet est une part aujourd’hui essentielle du système global lui-même, et il est un outil intelligent qui héberge sa propre critique, mais celle-ci reste toujours virtuelle. On n’a le droit de tout dire sur le réseau que parce que la critique ne peut jamais y être dangereuse. Elle reste sur le terrain de la discussion, jamais du vécu. Et beaucoup d’internautes se satisfont de ce non-agir...


La fin du politique ?

À la fin des années 1990, Hans Tietmeyer, le président de la Bundesbank, déclara aux membres du G7 réunis à Davos : “ Les hommes politiques doivent comprendre qu’ils sont sous le contrôle des marchés, et non plus seulement des débats nationaux. ” L’avertissement était clair. Les États ne sont cependant pas les seuls perdants au jeu de la globalisation puisque c’est l’ensemble des formes politiques anciennes – dont l’État-nation n’était qu’un aspect – qui devrait disparaître. Y compris la contestation concrète, ainsi qu’on le voit avec les forums du web.
Un cercle se boucle : nous devrions abandonner le politique au moment où nous en avons le plus besoin. Le politique est désormais synonyme de corruption, de mensonge ou de verbiage internétisé. En réalité, la corruption et le mensonge n’ont pas envahi le politique : elles se sont substituées à lui comme le pouvoir des circonstances (par exemple les circonstances techniques) ou la puissance des marchés financiers se sont substitués au piètre pouvoir organisé par des élections dites démocratiques... Le débat est dépolitisé, ainsi que l’illustrent les forums de l’Internet. Le politique demeure caché, lointain, derrière tout le tohu-bohu médiatique, derrière la dictature des marchés financiers, derrière les “ circonstances ” mondiales, derrière la dépolitisation du monde, derrière l’acceptation du Progrès – technique notamment – comme seule voie viable pour l’humanité.
Le processus en cours, qui semble avancer à grands pas, signifie pour les tenants de l’émancipation un nécessaire “ repenser ” et un agir sans doute différent de ce que nous avons pratiqué jusque-là. Contre les dérives totalitaires de tous ordres, nous affirmons que seul l’être humain – concret et non virtuel – peut être au centre de toute politique révolutionnaire. C’est sans doute même le propre d’une politique révolutionnaire que de mettre l’être humain, et lui seul, au centre. Et de recommencer à réfléchir aux moyens d’abattre le Progrès !

Philippe Godard

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