Courant alternatif no 117 – mars 2002

SOMMAIRE
Edito p. 3
4 flics condamnés pour viol p. 4
La santé en danger p. 5 et 6
Antisémitisme en France ? p. 7 et 8
Pays basque : Mise hors la loi de toute expression p. 9 à 11
Rubrique Flics et militaires p. 11
USA : Enron p. 12
Torture en Algérie p. 13 à 16
Porto Alegre p. 17 à 20
Les anars et l’antiglobalisation p. 21
Disparition d’un militant révolutionnaire : Vega p. 22
Argentine : entretien avec M. Bennassayag p. 23 et 24

ÉDITO
C'est parti. Qu'on le désire ou pas, aucuns, aucunes d'entre nous n'y échappera. On ne peut ouvrir un journal, sans y lire une allusion, petite phrase ou mot choc à la une ou en page intérieure. On ne peut non plus ouvrir le petit écran, sans qu'elle n'occupe l'actualité. Démission d'un juge qui croyait naïvement exercer son métier en toute indépendance : le juge Halphen. Retour d'un anonyme conseiller général Didier Schuller d'une cavale de luxe de 7 ans dans les scandales de la chiraquie. Mise en examen d'un ancien ministre de gauche : Roger Teulade pour sa gestion des caisses de retraite des fonctionnaires etc.

Pour couvrir leurs délinquances, ils exploitent sans vergogne le discours sécuritaire. Démagogie sur l'insécurité exacerbée pour nous faire oublier :

- l'insécurité vécue dans une misère quotidienne par ces 90 000 personnes sans domicile fixe. Chiffre de l'INSEE ne prenant en compte que les recensés fréquentant des lieux d'accueils et seulement dans les villes de plus de 20 000 habitants.

- L'insécurité due à la misère du chômage qui, après de multiples tripatouillages comptables des statistiques, oblige le ministère de l'emploi à annoncer encore et toujours une nouvelle hausse des demandeurs d'emploi. Hausse qui pour Guigou n'est due qu'à la conjoncture qui est mauvaise, même aux Etats Unis.

- l'insécurité aussi, des salariés pris dans la tourmente des ces innombrables plans de licenciement transformés en plan sociaux dans l'informatique, dans l'électro-ménager, (brandt, moulinex...) dans l'alimentaire, (LU, Danone...) mais aussi dans ces nombreuses entreprises qui ne font pas les unes médiatiques.

- Insécurité par l'obligation des 35 heures pour permettre aux patrons et à l'état d'accroître les profits et la productivité des entreprises privées et du secteur public en y imposant la déréglementation du code du travail, la suppression des acquis sociaux et la flexibilité à outrance.

- Insécurité pour nous faire oublier les retraites dont les revenus, pour ceux et celles qui en bénéficient sont en baisse régulière, et fait craindre le pire aux salariés qui vont y prétendre dans les mois ou années à venir. Appréhension justifiée car, les dossiers prêts et ficelés, ne sortiront des tiroirs ministériels qu'après les élections.
- Insécurité face à la justice traduite dans une interview naïve par ce même juge Halphen «...cette justice là, n'existe plus. Des gens qui détournent des sommes considérables échappent à tout jugement ou, parfois, quand ils sont jugés, écopent de peines insignifiantes. Pendant ce temps le voleur de sac à main du métro prend toujours ses six mois fermes». Mais, insécurité aussi face à la police qui peut tout se permettre sans être inquiétée ni vraiment sanctionnée comme lors du récent procès d'Albi ou, comme dans les nombreuses brèves relatées sous la rubrique «Flics et Militaires de Courant Alternatif».

Discours sécuritaires pour manipuler assujettir l'opinion, et nous préparer à subir plus de répression dans nos prochaines luttes et protestations sociales contre leur politique.

Ainsi, que nous le voulions ou pas, cette campagne électorale avec sa propagande idéologique ne peut nous laisser indifférents. Elle nous interpelle par les dires, les écrits, le passé ou le passif de ses multiples candidats ou candidates. Malgré nous, elle est omniprésente dans nos esprits.

Cette prise en compte, n'implique pas une présence de candidat dans le but de se faire connaître politiquement puis, par cette présence avoir une tribune dans l'espoir de subvertir le débat en portant la parole des travailleurs, travailleuses.

Cette prise en compte, n'induit pas à appeler à une quelconque campagne d'abstention électorale. Abstention politique (pour préparer un troisième tours social) qui ne serait qu'un drapé du traditionnel «élection piège à con» cher aux traditionalistes anars relooké ce jour dans un design «citoyen» très en vogue dans les milieux militants sociaux démocrates et anarco-gauchistes.

Cette réalité électoralo-politique nous conforte plus que jamais pour dire qu'il ne saurait y avoir de trêve sociale durant leur foire électorale. C'est l'intensification des luttes et leur irruption sur la scène sociale qui transformeront ce spectacle électoral en confrontation politique.

OCL - Caen
le 20 02 2002

LA TORTURE EN ALGÉRIE... DANS LA SIMPLE LOGIQUE DU COLONIALISME FRANÇAIS

Depuis plus d'un an, la guerre d'Algérie resurgit de multiples façons sur la scène politique française, en particulier concernant le recours systématique à la torture, au viol et au meurtre à l'encontre des Algériens et Algériennes qui ont été emprisonnés à cette époque par l'armée française. La chape de plomb sous laquelle les autorités politiques et militaires françaises ont enseveli jusque-là les innombrables saloperies dont elles portent la responsabilité en Algérie, mais également dans leurs autres colonies, tend ainsi à se soulever par endroits, en dépit des efforts déployés en haut lieu pour la maintenir en place. Autour des "révélations" d'un général Aussaresses dans ses mémoires puis à son procès se délient enfin des langues pour jeter sur la place publique des faits qui avaient été volontairement dissimulés, afin notamment de redonner leur dignité aux personnes ayant souffert du colonialisme. Mais, en face, nombreux demeurent ceux et celles qui continuent de nier contre toute évidence de tels faits, afin de défendre le "moral de l'armée et de la nation", l'"honneur de la France" et la légende qu'elle entretient au plan international sur sa préoccupation des droits de l'Homme.


On retrouve aujourd'hui à peu près semblables, sur fond d'indifférence d'une opinion publique finalement assez informée dès 1956 par rapport à la torture en Algérie (1), les deux camps qui se sont opposés alors sur la question du colonialisme – les anticolonialistes ne se réduisant pas, comme on voudrait nous le faire croire, à des pro-FLN, donc des traîtres à la France, et leurs adversaires pas davantage à de simples partisans de l'Algérie française. Il y a ici, bien plus largement, tout le rapport à l'Autre, l'étranger forcément inférieur, le barbare à qui on va apporter qu'il le veuille ou non la civilisation. Ce qu'on veut nous cacher, la clé de lecture qui seule peut permettre d'analyser les faits tels qu'ils se sont déroulés en Algérie et ailleurs, c'est le colonialisme. Et si, de nos jours, des responsables politiques hexagonaux commencent à admettre publiquement que la torture a bien été pratiquée par des Français pendant la guerre d'Algérie, beaucoup cherchent toujours à noyer le poisson en ce qui concerne le fait colonial lui-même :

– d'une part, en justifiant l'emploi de telles méthodes par le contexte de la guerre, alors que la torture a largement préexisté au conflit. L'armée ne l'a pas introduite en Algérie : elle y était déjà pratiquée par la police française, comme le prouve le rapport de Jean Mairey, directeur général de la sûreté nationale, datant de... décembre 1955. Mais, avec l'armée, le recours à la "gégène" ainsi qu'aux coups, à la pendaison par les mains et les pieds, à la baignoire, etc., s'est répandu. Le général Massu, commandant la 10e division parachutiste, a en effet reçu de Robert Lacoste, ministre résident SFIO, tous les pouvoirs, y compris ceux de police, au début de janvier 1957. Il a été encouragé, entre autres par le ministre de la Défense radical Maurice Bourgès-Maunoury et le secrétaire d'Etat à la Guerre SFIO Max Lejeune, à "user de tous les moyens". Aussi, avec lui, les interrogatoires sont passés du stade artisanal au stade "industriel" : des milliers de personnes ont été emprisonnées et interrogées nuit et jour dans de nombreux centres de torture créés pour l'occasion (2), quand elles n'étaient pas tuées au cours de leur arrestation. L'argument "On était en guerre" avancé pour se dédouaner ne tient donc pas : la France n'avait rien à faire en Algérie dès le départ, tout simplement. C'était elle l'agresseur, par sa seule présence, car personne sur cette terre ne lui avait demandé d'y apporter le Progrès. C'est pourquoi il faut dire et redire que la présence française en Algérie n'avait pas lieu d'être – et ce, sans qu'une telle affirmation vaille évidemment adhésion au projet et surtout à la pratique du FLN, hier comme aujourd'hui, ni approbation de la situation actuelle dans ce pays ;

– d'autre part, en se gardant bien de replacer la guerre d'Algérie dans le contexte des autres guerres coloniales, alors que ses acteurs côté français ont servi ici comme là la même cause dégueulasse. Ainsi un général Schmitt, qui a été chef d'état-major des armées françaises de 1987 à 1991, après avoir "fait" l'Indochine et l'Algérie, a mené l'assaut de la grotte d'Ouvéa en 1988 (où, sur les 19 militants indépendantistes kanak qui ont été tués, 5 au moins ont été exécutés par les militaires français une fois faits prisonniers), et commandé le corps expéditionnaire français en 1991 dans la guerre du Golfe. Ou encore un général Aussaresses, qui a notamment révélé être responsable de l'assassinat de 60 prisonniers musulmans, soupçonnés à tort du massacre de 35 Européens, le 20 août 1955, à El Halia (sous la torture, ces prisonniers avaient "avoué", et 15 d'entre eux avaient été condamnés à mort en février 1958). Aussaresses raconte aussi avoir pendu Larbi Ben M'hidi, un des chefs du FLN qui était responsable de l'action armée à Alger, le 4 mars 1957, puis avoir maquillé cet assassinat en suicide. Après avoir été instructeur dans la lutte antisubversive aux Etats-Unis au début de la guerre du Vietnam, il a été envoyé, avec d'autres militaires bien de chez nous, en Amérique latine pour y promouvoir ses pratiques (il restera au Brésil comme instructeur de 1973 à 1975). Dans Le Point du 15 juin 2001, un article intitulé "L'autre sale guerre d'Aussaresses" retrace le rôle joué par lui et d'autres officiers français dans l'exportation sur ce continent des techniques de la guerre antisubversive théorisées et mises en œuvre en Indochine puis en Algérie. En 1957 est créé à Buenos Aires un cycle d'études sur la "guerre révolutionnaire communiste" par le colonel Carlos Rosa, à son retour de l'Ecole supérieure de guerre de Paris. L'année suivante, 60 cadets argentins sont envoyés en "voyage d'études" à Alger. De 1960 à 1976 existe en Argentine une mission militaire française permanente. On y retrouve les services secrets de l'Etat français et leurs grenouillages. Le lieutenant-colonel Trinquier, officier du SDECE, dispense par exemple son enseignement aux Argentins, après avoir sévi, comme de bien entendu, en Indochine et en Algérie (Aussaresses étant son subordonné pendant la bataille d'Alger)...


Une "culture de la torture" bien française

L'historien Robert Bonnaud explique dans Le Monde des 3-4 décembre 2000 : "La quasi-totalité des officiers qui nous encadraient avaient fait l'Indochine et avaient eux-mêmes pratiqué, ou vu pratiquer, la torture. Du point de vue des Algériens, la question qui se pose est l'inverse de la nôtre. Il ne s'agit pas pour eux de savoir qui a été torturé, mais plutôt qui ne l'a pas été !"

L'écrivain Abdourahman A. Waberi va dans le même sens, dans Libération du 8 février 2002 sous le titre "Le courage est belge", en affirmant que la torture était en Algérie "un système logique jusqu'au bout, une violence permanente depuis la conquête de cette terre d'Algérie – et ailleurs, en Indochine, à Madagascar, au Cameroun". Elle ne se réduit pas à Aussaresses, un "Pinochet de troisième zone" commode et consentant parce qu'il aime s'exhiber devant les caméras : "La torture, c'est le fer de lance du colonialisme. Et le colonialisme, c'est la barbarie mise sciemment au service d'intérêts économiques, stratégiques ou de grande puissance des nations européennes."

Le poids de la censure étatique mais aussi celui de l'inconscient collectif fondé sur l'histoire coloniale française ont contribué à l'amnésie générale qui a suivi en "métropole" la guerre d'Algérie – touchant en premier lieu la grande masse des appelés, désireuse de retour au pays d'oublier les exactions qu'elle venait de voir sinon d'accomplir.

Et le rapport colonial s'est également manifesté par un profond mépris à l'égard des autochtones enrôlés de gré ou de force au côté du colonisateur. Ainsi les harkis, pour avoir fait ou subi le mauvais choix, ont-ils connu ensuite la répression en Algérie ou la misère et le parcage dans des camps en France (3), en remerciement pour leurs bons et loyaux services.


Politiques, militaires ou juges, tous agents actifs du colonialisme

En mai 2001, confrontés aux déclarations d'Aussaresses, les membres de l'Assemblée nationale se déclaraient dans leur majorité opposés à une commission d'enquête sur la guerre d'Algérie, seuls les communistes parlant de "crime d'Etat" ; Jospin et Chirac se refusaient l'un et l'autre à tout commentaire... tant il est vrai que l'étiquette ne joue guère sur le positionnement par rapport au colonialisme. Comme le dit l'historien Benjamin Stora, "la classe politique fait bloc, de façon dure et homogène, autour de l'Etat, de l'armée et de la hiérarchie militaire". L'itinéraire d'un Mitterrand le montre bien : loué pour avoir supprimé la peine de mort peu après sa première élection à la présidence de la République en 1981, Tonton avait, comme garde des sceaux en 1956 et 1957, approuvé les 32 premières exécutions capitales de militants algériens (d'après Le Point du 31 août 2001). A cette période, on ne parlait pas encore de "guerre d'Algérie", mais le gouvernement du socialiste Guy Mollet (sous la présidence de René Coty, du groupe des indépendants) a pourtant fait voter – y compris par les communistes – les "pouvoirs spéciaux" aux militaires, et les mises à mort de "rebelles" ont donné le coup d'envoi aux représailles du FLN, contribuant à l'escalade de la violence. Malgré les dénégations d'André Malraux, la torture a continué d'être utilisée en Algérie après le retour au pouvoir de De Gaulle - notamment par les détachements opérationnels de protection (DOP), formés de policiers spécialisés qui ont été envoyés dans les unités pour obtenir de meilleurs résultats grâce à une vraie torture "professionnelle".

De plus, les politiciens ont dans l'ensemble peu réagi face à la répression de la population algérienne dans son pays, mais aussi en "métropole". On l'a constaté lors de la manifestation pacifiste organisée le 17 octobre 1961 à Paris par le FLN, pour protester contre le couvre-feu imposé aux Français musulmans d'Algérie – manifestation qui a été très violemment réprimée par les policiers souvent très racistes du préfet Papon, avec 12 000 personnes interpellées et plus de 200 assassinées, par noyade dans la Seine, strangulation, coups de matraque, etc. (selon les dernières estimations de Jean-Luc Einaudi dans Octobre 1961 – Un massacre à Paris, Fayard, 2001). Sa commémoration en octobre dernier a certes été l'occasion de quelques contorsions hypocrites à gauche, période électorale oblige, mais la classe politique s'est accordée à quelques exceptions près à refuser toute condamnation officielle de la torture en Algérie. "Que le gouvernement algérien reconnaisse aussi ses torts", a par exemple déclaré le conseiller de Paris DL Goasguen.

Une attitude timorée, quand ce n'était pas un silence complice, s'était de même observée dans la classe politique par rapport à l'action de la police contre les Algériens vivant en France... et à la mode des "ratonnades" et "bavures" qui en a découlé – le "raton" pouvant depuis changer de nationalité mais étant toujours basané (4).

Quarante ans après les événements, il demeure difficile de travailler sur les archives militaires de Vincennes et d'Aix-en-Provence, parce qu'elles ne sont pas inventoriées et que la "sûreté de l'Etat" est un prétexte facilement invoqué pour refuser une consultation. Les raisons officielles avancées en ce moment sont d'"ordre technique" : la suspension anticipée, le 27 juin, du service national a arrêté le travail de manutention des archives, qui était jusque-là effectué par des appelés diplômés d'histoire, nous indique-t-on... comme si l'administration ne pouvait embaucher le personnel nécessaire à cette tâche. On remarque encore aussi les réticences très fortes à laisser évoquer en public la guerre d'Algérie. Tel colloque organisé à Marseille par le Centre régional d'étude et d'observation des politiques sociales sur le thème "Mémoires de l'immigration algérienne : la guerre d'Algérie en France" a trouvé avec beaucoup de peine et après force vociférations de part et d'autre une salle en décembre 2000. Enfin, on constate toujours une évidente répugnance des médias à aborder certains sujets : telle émission consacrée à la torture en Algérie, comme "Pièces à conviction" en juin 2001 sur M6, a été reportée à une heure tardive...

Notre Premier ministre socialiste tente quant à lui de minimiser les actes des militaires français – parlant le 28 novembre 2000 de "dévoiements minoritaires". Pierre Vidal-Naquet réplique à cette occasion, à juste titre : "Si Jospin veut dire par là que tous les soldats du contingent n'ont pas torturé, il décline une évidence. Mais s'il veut dire que les actes de torture commis par l'armée française sur les Algériens ont été exceptionnels, alors là il manque complètement le coche !"

En effet, en offrant des "pouvoirs spéciaux" à Massu, Bigeard et Cie, le gouvernement a assuré d'avance l'impunité aux militaires pour les abus qui leur étaient demandés, les incitant à ne surtout pas retenir leur élan – il les a protégés par "un arsenal de textes qui permettaient la violence, la torture et les exactions, et cela dès le départ, explique Claire Mauss-Copeaux, chercheuse lyonnaise (dont la thèse Appelés en Algérie, la parole confisquée a été publiée par Hachette en 1999). Dès avril 1955, date de la loi sur l'état d'urgence, on avait donné aux militaires toute latitude pour mener une guerre totale". L'historienne fait de plus état d'un texte du 3 août 1955 signé par le général Koenig, ministre de la Défense nationale (gaulliste du RPF), mais aussi par le ministre de la Justice Robert Schuman (MRP) : "Les plaintes (émanant d'Algériens ou d'Algériennes) devront faire l'objet d'un classement sans suite, dès lors qu'il apparaîtra incontestable que ces faits sont justifiés par les circonstances, la nécessité, ou l'ordre de la loi."

Enfin, l'institution judiciaire française reste, on le sait, fidèle à sa tradition : ce pouvoir particulièrement caricatural ne reconnaît presque jamais avoir commis une erreur. Alors, quand, de plus, cette "erreur" est comme ici une pure manœuvre visant à mener la "sale guerre" pour maintenir l'Algérie sous domination française, il lui est carrément impossible d'admettre ses "torts". A la lumière de cette réalité, la maigre indemnisation récemment obtenue par Mohamed Garne fait figure de grande victoire.


Les " droits de l'Homme " : paravent et bouclier de l'impérialisme occidental

Au procès d'Aussaresses, la torture, qu'on croyait crime de guerre, est devenue une "opinion" – le grand humaniste Schmitt se déclarant pour, à titre exceptionnel bien sûr. A l'opposé, Henri Alleg (arrêté en 1957, torturé à la tristement célèbre villa Susini d'Alger et condamné à huis clos à dix ans d'emprisonnement pour "atteinte à la sûreté de l'Etat et association de malfaiteurs") estime que "la guerre d'Algérie, que l'on présentait comme un combat pour notre civilisation, était en fait une guerre contre l'indépendance d'un peuple, menée avec les méthodes des occupants nazis".

Quoi qu'il en soit, au vu de cette guerre, on peut dire que la France n'a vraiment aucune leçon de démocratie ou de morale à donner à un autre pays. Ses médias, par anti-américanisme et désir de soigner à bon compte leur image, s'offusquent plus ou moins, depuis quelques semaines, du traitement que fait subir l'Etat américain aux prisonniers taliban (enfermés à Guantanamo dans des cellules à ciel ouvert, enchaînés et aveuglés par des cagoules, etc.), et en particulier à "nos" ressortissants. Mais si la subtile distinction opérée fin janvier par ce pouvoir entre "prisonniers de guerre" et "prisonniers de champ de bataille" (ou "combattants illégaux" !), pour échapper aux dispositions de la Convention de Genève, est bien sûr à dénoncer, qu'a fait en son temps l'Etat français, avec ses tortures variées aux prisonniers et prisonnières algériens - et que font l'Etat russe avec les Tchétchènes, l'Etat israélien avec les Palestiniens... ?

Le viol subi par les Algériennes (voir encadré page suivante) a-t-il été un traitement plus enviable que celui que les Afghanes craignent, dirait-on, suffisamment pour ne pas désirer ôter la burka ou le voile, à l'heure où leur pays dévasté a été "libéré des taliban" par les Américains et les moudjahedines ? Et le viol n'est-il pas d'ailleurs utilisé dans toutes les guerres en quelque sorte comme arme basique par les belligérants, qu'ils soient "barbares" ou "civilisés" ?

Les qualificatifs de "terroristes", "rebelles" et "individus dangereux" ne donnent-ils pas aux autorités, sous toutes les latitudes, les coudées franches pour justifier toutes les "bavures" sur le terrain (l'armée américaine en Afghanistan ne faisant pas exception), et pour appliquer des traitements spéciaux à ceux et celles qu'elles désignent de la sorte ? Ainsi Ben Laden peut-il avoir l'assurance de n'être jamais capturé autrement que mort, étant donné les relations qu'il a entretenues avec l'Etat américain avant que celui-ci ne le diabolise. La distinction qu'a établie le 8 février dernier le Président Bush entre taliban et membres d'Al-Qaida (pour accorder finalement aux seuls premiers le statut de prisonniers de guerre) lui permet d'agir à sa guise sans se soucier de l'opinion internationale, puisqu'elle est inopérante et incontrôlable, l'Etat américain maîtrisant totalement l'information sur le sujet. La "lutte contre le terrorisme international" est de plus le moyen idéal pour renforcer cet Etat : le développement du racisme anti-arabe favorisant la restriction des libertés individuelles, avec à ce jour un contrôle strict et des détentions sans charge pour près de 700 Américains d'origine arabe...

Enfin, en quoi les dispositions juridiques qui s'appliquent aujourd'hui encore en France concernant la guerre d'Algérie sont-elles mieux que celles réservées par les Etats-Unis à leurs prisonniers du jour ? L'Etat français se barricade depuis quatre décennies derrière des textes qui lui permettent d'éviter d'avoir à admettre les crimes perpétrés par son armée et sa police dans ses colonies. La loi du 31 juillet 1968 porte "amnistie générale de toutes les infractions commises en relation avec les événements d'Algérie" (deux décrets du 22 mars 1962 amnistiaient déjà les militaires). Les tortures et exécutions sommaires décrites par un Aussaresses étant touchées par la prescription (limitée à dix ans après les crimes commis), il ne reste plus comme recours juridique contre lui que la notion de "crimes contre l'humanité"... crimes qui sont punis de réclusion criminelle à perpétuité. Mais cette notion ne s'applique de nos jours qu'aux faits postérieurs à 1994, date de l'adoption du nouveau code pénal. Les actes des militaires français en Algérie répondent sans nul doute aux critères établis pour définir les "crimes contre l'humanité" : ce sont des exécutions sommaires, tortures, disparitions, etc., ayant un caractère systématique et un motif politique, et organisées selon un plan concerté en l'encontre de populations civiles. Seulement voilà : la définition de ces crimes par le code pénal d'avant 1994, déjà moins sévère que le présent code, ne s'applique de plus qu'aux crimes commis lors de la Seconde Guerre mondiale (d'où les procès d'un Touvier ou d'un Barbie). Les Français auteurs d'exactions en Algérie peuvent donc dormir sur leurs deux oreilles : ces dispositions ont de beaux jours devant elles, leur Etat n'étant pas près d'admettre ce qui fait leur fondement, à savoir sa politique impérialiste. Tandis qu'Aussaresses et son éditeur Plon sont juste condamnés fin janvier à des amendes pour "apologie de crimes de guerre", le Parlement se consacre aux moyens de faire punir par une cour internationale les attentats terroristes type Manhattan.

C'est pourtant la politique impérialiste de l'Etat américain qui a provoqué de tels attentats. Et Bush vient de claironner son intention de poursuivre sa longue guerre contre l' "axe du mal" des "Etats voyous" que sont l'Irak, l'Iran ou la Corée du Nord : bon pour la prospérité des marchands d'armes et du bâtiment, ça, mon gars ! Une grande partie de sa population a paraît-il découvert en septembre, navrée, avec un fond de naïveté et de stupidité assez remarquable, qu'elle n'était pas aimée de par le monde, en dépit de sa "gentillesse" ; mais cela n'a rien de très étonnant, car elle n'a en général même pas conscience du sort que ses décideurs font subir aux peuples vivant sur les terres qu'ils envahissent économiquement ou militairement. Et on retrouve pour partie dans les autres populations occidentales cette indifférence, construite sur l'égoïsme mais aussi souvent conjuguée avec la conviction de détenir la clé de la vérité et le modèle du bonheur pour l'humanité. C'est cette large adhésion aux valeurs de la démocratie libérale et aux vertus du Progrès qui a incité hier en France une grande partie de la population, de droite comme de gauche, à croire en la nécessité de transmettre son "héritage culturel" à des peuples qui en possédaient un autre, souvent pour leur bien et bien malgré eux, selon une hiérarchie des civilisations non dénuée d'un racisme qui ne disait évidemment pas son nom.

Et c'est cette même adhésion qui conduit beaucoup, aujourd'hui où les conquêtes coloniales guerrières ont officiellement perdu de leur attrait au bénéfice de dominations économiques appelées " onquêtes de nouveaux marchés", à limiter leur critique du capitalisme, quand ils ou elles en mènent une, à sa "mauvaise" version : le néolibéralisme... tout en demeurant attachés aux valeurs qui constituent le fondement même de l'impérialisme occidental.

Vanina
15 février 2002

NOTES

(1) Voir dès cette époque les articles parus dans la presse militante comme Voie communiste ou Le Libertaire, et dans des journaux tels que Le Monde, Témoignage chrétien, L'Express ou France-Observateur (quand ils n'étaient pas saisis...) ; et aussi le livre La Question du journaliste H. Alleg, publié par les Editions de Minuit en 1958.

(2) Pour apaiser les consciences, un texte d'un aumônier militaire, le père Delarue, a par exemple été diffusé dans les unités françaises, qui affirmait : "Le coupable n'a qu'à s'en prendre à lui-même s'il ne parle qu'après avoir été efficacement convaincu qu'il devait le faire..."

(3) Ces paysans pour la plupart illettrés étaient devenus des "supplétifs" sous contrat mensuel et sans statut militaire au service de la France pour diverses raisons : pression des notables et de l'armée française, attachement à l'ordre, adhésion politique, sévices du FLN, volonté de vengeance, besoin alimentaire, rivalités villageoises. Ils ont été abandonnés sans protection par le pouvoir français après les accords d'Evian, en 1962 : le ministre des Affaires algériennes RPF Louis Joxe menaçant alors de sanctions quiconque favoriserait les "rapatriements prématurés". Entre 30 000 et 150 000 harkis, selon les sources, ont été massacrés en Algérie, 20 000 seulement parvenant à gagner la "métropole".

(4) Moïse S., juif d'Algérie, a ainsi été interpellé à Barbès et tabassé au commissariat le 23 septembre 1961 ; le 19 octobre suivant, il a subi un traitement identique à Pantin. L'enquête menée par l'Inspection générale des services sur ces "incidents" a conclu sans provoquer de scandale : "La vérité est que (...) les fonctionnaires de police, trop de fois victimes de tueurs nord-africains, éprouvaient une animosité certaine à l'égard des ressortissants d'Afrique du Nord (...). Il est significatif à cet égard que les investigations nécessitées par la plainte de Moïse S. aient été, dans l'ensemble, assez mal vues du personnel (...). Pour tous, en effet, le plaignant est un Nord-Africain."


ENCADRE 1
Mohamed Garne est né le 19 avril 1960 d'une Algérienne de seize ans qui avait été régulièrement violée par des militaires français, puis frappée et torturée par eux sans succès pour la faire avorter. Il a obtenu, après treize ans de procédures engagées en France et en Algérie, l'indemnité minimale (995,40 F par mois)... accordée pour trois ans par la cour régionale des pensions de Paris. Encore les magistrats pleins de morgue n'ont-ils retenu, du bout des lèvres, que les "souffrances du fœtus", arguant que les tortures subies par la mère de Mohamed Garne n'étaient qu'une simple allégation, et s'étonnant "que neuf mois d'efforts prolongés pratiqués par un groupe d'hommes décidés à ne reculer devant rien pour dissimuler les traces de leur crime n'aient pu aboutir à provoquer une interruption de grossesse" ! Ils ont émaillé leur long arrêt de fortes considérations sur les "actes innommables" commis "de part et d'autre" pendant la guerre d'Algérie...


ENCADRE 2
Les viols commis par l'armée française pendant la guerre d'Algérie ont été des pratiques très courantes, en particulier en 1959 et 1960, grâce au racisme qui prévalait à l'égard de la population musulmane et à la marge de manœuvre laissée sur le terrain aux " petits chefs ". Certains appelés se souviennent (voir Le Monde du 24 novembre 2001) comment leur officier leur disait : "Violez, mais faites cela discrètement." Neuf femmes sur dix arrivées à la villa Susini d'Alger ont été semble-t-il violées – façon de les humilier et de les terroriser tout en permettant aux soldats de se défouler. Gisèle Halimi donne le même chiffre pour les détenues qu'elle a rencontrées à cette période en tant qu'avocate. "Motivations" des violeurs : l'ennui, le mépris de l'Autre, l'énorme consommation d'alcool, l'effet de groupe. Avec un silence quasi unanime des femmes violées ensuite : considérées comme coupables de n'avoir pu résister à l'agression, elles étaient tenues pour responsables de ce qui constituait le comble du déshonneur.


ARGENTINE : ENTRETIEN AVEC MIGUEL BENASAYAG
Philosophe et psychanalyste, Miguel Benasayag est aussi un ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, où il a passé plusieurs années en prison. Il a publié récemment : Parcours, engagement et résistance, une vie, (entretiens avec Anne Dufourmantelle) éditions Calmann-Lévy, et Du contre-pouvoir (avec Diegi Sztulwark), éditions La Découverte 2000.
Au retour d'un séjour en Argentine, il nous a livré le 27 janvier ces réflexions sur la situation actuelle dans son pays d'origine.


Courant alternatif : Peux-tu faire le point sur ce qui se passe actuellement en Argentine, un panorama de la situation actuelle ?

Miguel Benasayag : Les Américains refusent de renégocier une fois encore la dette, les intérêts de la dette, parce qu'ils disent que l'Argentine n'est pas solvable. Or quelle est la réalité intérieure en Argentine ?
La réalité intérieure est que le Parti Radical, le parti centriste, a gagné les élections et quand même le Front Monétaire International (FMI) a exigé qu'un mec qui a perdu les élections, Cavallo, soit ministre de l'économie et super-ministre. On est en réalité dans une situation où le gouvernement démocratiquement élu était déjà absolument téléguidé par les Américains à travers ce super-ministre qui avait perdu les élections et était quand même arrivé au pouvoir.
Mais le mec n'arrive quand même pas à faire appliquer le plan, à convaincre le gouvernement d'appliquer le plan. Alors, il essaye de négocier, il dit aux américains: «Je suis votre homme de confiance». Il essaye de négocier, mais les Américains se durcissent et disent : «On ne négocie pas». Ils disent «On ne négocie pas.» parce que les Américains sont très durs en négociation, c'est leur habitude, et aussi parce que la classe politique argentine est hyper corrompue. Par exemple, il y a eu des fois où les sommes données par le FMI à titre de crédit ont été directement volées, presque à 100% par les politiciens corrompus.
Bien que les Américains aient une position très dure, le super-ministre désigné par les Américains n'arrive pas à ordonner les choses et donc le président de la Rùa dit : «il faut mettre de l'ordre, c'est le bordel». Il fait un discours à la télé, à 21h et il dit : «Je décrête l'état de siège». Cinq minutes après qu'il avait finit de dire qu'il décrète l'état de siège, dans tout le pays, avant même la fin du discours, les gens étaient dans la rue...
Les gens étaient dans la rue partout, mais il faut savoir quand même qu'il y a une spontanéité «travaillée», pour dire ce concept là. Une spontanéité travaillée, cela ne veut pas dire qu'il y avait des groupes qui dirigeaient ou qui orchestraient ça, bien au contraire. Quand arrivaient des gens avec des bannières ou des drapeaux de groupes politiques, ils étaient très mal reçus à chaque coin de rue. Mais en revanche, une spontanéité «travaillée» en ce sens que l'Argentine est «lézardée» par des organisations de base, des organisations de quartier, de troc...


C.A. : Lézardée, c'est un maillage?

M.B. : Oui, c'est ça, il y a un maillage très serré des organisations qui ont créé beaucoup de lien social. Il y a des gens qui coupent les routes et qui font des assemblées permanentes pendant un mois, deux mois, des piqueteros. Il y a des gens qui occupent des terres...
Donc cette insurrection générale qui émerge en quelques minutes dans tout le pays, effectivement elle émerge et elle cristallise des trucs qui étaient déjà là. Donc c'est une spontanéité travaillée ; c'est à dire que quand même il y a une conscience pratique, une conscience corporisée dans des organisations vraiment de base. C'est une rencontre du ras-le-bol, de l'indignation, de la colère populaire, une rencontre avec les organisations de base qui sont déjà sur le terrain.
J'étais en Argentine quelques jours avant l'insurrection. et il y avait partout partout des coupures de routes, des mini insurrections. Et ce qui s'est passé, c'est qu'il y a eu vraiment comme on dirait un saut qualitatif: les gens en quantité sortent dans la rue et y rencontrent les gens qui étaient déjà dans la rue depuis très longtemps en train de faire des choses. Et cela cristallise et permet de faire quelque chose d'irréversible.
Alors le président de la Rua démissionne. Il faut dire que pendant toutes ces journées, il était revenu avec des putschistes, avec des militaires fascistes, avec les groupes d'extrême droite, et bien entendu avec les envoyés américains. Et il dit : «Non, écoutez, là, on ne peut pas faire quoi que ce soit».


C.A. : N'y a-t-il pas alors de risque de coup d'état militaire ?

M.B. : A ce moment-là, comme c'est déjà arrivé en Amérique Latine et en Argentine en particulier, à ce moment-là, ce qui se passe d'habitude historiquement, c'est que l'armée fait un coup d'état, vire les politiciens qui ne peuvent pas appliquer les plans du Front Monétaire International. Or, appliquer les plans, c'est évident, c'est imposer une vie très dure sur les populations. Appliquer les plans, cela signifie beaucoup de misère, fermer les hôpitaux, fermer les écoles. Donc, normalement, pour imposer cela, les militaires font un coup d'Etat.
Or, en Argentine, les militaires, bien qu'ils aient gagné une énorme première manche contre les mouvements populaires et les groupes révolutionnaires (armés ou pas)... Première manche gagnée avec Videla; ils ont beaucoup tué: 30 000 disparus, 7 000 personnes mortes ; ils ont décimé une génération. Malgré cela, les militaires ont été défaits, démolis. Les militaires en Argentine ne peuvent pas sortir dans la rue parce qu'ils se font huer. Les maisons des militaires qui ont pris part à la «sale guerre», elles sont peintes avec des slogans comme : «ici habite un assassin». Les enfants des militaires essaient que cela ne se sache pas à l'école, parce que sinon, ils sont mal vus. Donc les militaires sont tout à fait désarticulés et ne peuvent pas faire ce qu'ils pouvaient faire, c'est à dire, mettre de l'ordre dans la «néo-colonie» quoi...


C.A. : Comment s'est déroulé la crise politique alors ?

M.B. : Et voilà qu'on se trouve dans une situation tout à fait nouvelle. Alors, il y a un péroniste, gouverneur de province, Rodriguez Saà, qui est un pourri comme les autres, qui essaye de devenir président, alors, on le nomme lui. Alors, le mec et sa famille s'est fait photographier avec les «mères de la place de mai». Alors, il sort sa photo à tout le monde et lance ce message fort en disant: «je suis le président de l'insurrection». Or, d'une part ce péroniste n'est absolument pas le président de l'insurrection et d'autre part ce n'est certainement pas quelque chose d'un ordre qui pourrait rassurer les Américains.
Les gens continuent dans la rue et ils disent : «si tu es vraiment le président de l'insurrection, alors tu es dans l'insurrection». Alors le mec, il fait des gestes désespérés, il se réunit par exemple avec la centrale des travailleurs classistes. Or tous ces gens-là ne dirigent pas parce que personne ne dirige le mouvement.
Alors, il se retrouve dans la merde parce qu'il invente des représentants du mouvement. Ce ne sont pas des personnes ou mouvements inventés ; les «mères de la place de mai» existent, mais ils n'ont aucune légitimité par rapport au mouvement. Et les «mères de la place de mai» paraîtraient à la télé, à la chaîne nationale en disant : «Mes chéris, rentrez chez vous», tout le monde leur dirait : «tu es folle», point à la ligne. C'est à dire qu'il n'y a pas quelqu'un qui puisse aujourd'hui ni orienter ni arrêter le mouvement.
Finalement, ce président, il gicle parce qu'il ne peut rien faire. Alors, se sont succédés trois présidents comme ça. Le dernier, Duhalde, est un mec d'extrême droite. Il faut savoir qu'il a déclaré avant d'être nommé président: «Toute la classe politique argentine est une merde corrompue, moi y compris». Ce mec travaillait à la douane de Buenos Aires et participait à des escadrons de la mort qui ont reconnu avoir tué plus de 150 enfants dans la rue, mais je pense que ça doit être plus. C'est un mec qui est vraiment un corrompu total.


C.A. : Comment gère-t-il la situation ?

M.B. : Il s'appuie sur son ministre de l'économie qui a rang de super-ministre. le super-ministre qu'il a mis là, Ruckauf, est vraiment un corrompu et un nazi, un admirateur d'Hitler. Mais c'est un fasciste populiste, alors il essaye d'arranger les choses en faisant à la péroniste : un coup à droite, un coup à gauche. La vérité objective, c'est qu'ils gèrent les affaires courantes, parce qu'un pays immense comme l'Argentine ne peut pas ne pas avoir de gouvernement pour gérer les affaires courantes.
La réalité actuelle c'est que si Duhalde n'a pas encore sauté, c'est qu'il montre un profil bas à tout point de vue et il gère les affaires courantes. Alors, il a demandé deux années jusqu'aux élections. Les gens ne voient chez aucun groupe politique, aucun parti, aucun personnage politique, une relève possible et on se trouve dans une situation où l'insurrection populaire à la base est très multiple et parfois éclatée et la classe politique est reniée dans son ensemble.
Il y a donc d'une part des gens qui gèrent les affaires courantes, et d'autre part les américains qui menacent, qui disent : s'il n'y a pas de remise en ordre à très court terme, ils vont donc faire des trucs, c'est à dire prendre des mesures plus sévères. A l'égard de l'économie, ils ont déjà agi. Ils ont coupé la parité peso/dollar, donc toute la petite et moyenne bourgeoisie a perdu tout ce qu'ils avaient dans leur vie. C'est à dire que quelqu'un qui avait deux sous, il a tout perdu. Quelqu'un qui gagnait sa vie en pesos a vu son pouvoir d'achat réduit de moitié.


C.A. : Mais la population argentine semble s'organiser, lutter ?

M.B. : Oui, il y existe un soubassement alternatif très très fort. Il y a un million de personnes qui sont dans des circuits de troc. Il y a beaucoup d'occupations de terres. Il y a un circuit parallèle, mais ce circuit parallèle ne pourrait en aucun cas être une alternative massive pour l'Argentine. L'Argentine ne peut pas tout d'un coup devenir un pays vivant en auto suffisance. Donc là, il y a un vrai point d'interrogation.
D'une part, c'est la première véritable insurrection contre la mondialisation, et contre le Fond Monétaire International. C'est la première insurrection à la fois d'un nouveau type, d'une nouvelle alternative, dans le sens où elle n'est pas une insurrection derrière un leader, un modèle, un programme. Et d'autre part c'est un grand grand point d'interrogation, parce que qu'est-ce qui se passe quand un peuple dit non ?
Le Peuple argentin dit un message très clair au monde qui est : «le peuple ne doit pas un dollar au Fond Monétaire International ; la dette n'est pas celle du peuple.» Cette conscience d'un peuple qui dit «la dette n'est pas celle du peuple», dit comme ça, cela semble évident, très claire. Mais c'est la première fois que cela arrive qu'un peuple dise de façon prolongée, claire, massive, au-delà des clivages politiques: «nous ne devons rien à personne.» N'importe quel politicien qui vient nous dire ici que mon pays est sain, il va se faire foutre.


C.A. : Mais cette petite ou moyenne bourgeoisie ruinée, est-ce qu'elle peut basculer vers le fascisme ou est-ce qu'elle se retrouve dans les mouvements populaires ?

La petite et moyenne bourgeoisie a toujours basculé vers une sorte de fascisme parce que dans des moments comme ça, elle désirait que les militaires arrivent pour mettre de l'ordre. Aujourd'hui les militaires ne peuvent pas venir et, même aux yeux de cette petite et moyenne bourgeoisie, ils sont trop discrédités. L'armée ne peut pas, alors, les fascistes, ils ont essayé de faire un truc avec des péronistes, des groupes de l'armée, un gouvernement comme ça; ça n'a pas marché du tout.
Mais il faut savoir que chez nous, il y a un fascisme populaire aussi, un fascisme un peu «de gauche» issu du péronisme. Ici, en Europe on a du mal à comprendre le mouvement fasciste parce qu'il y a eu la Shoah, la deuxième guerre mondiale. Il faut se rappeler qu'en Argentine, le fascisme est un fascisme pré-deuxième guerre mondiale, une sorte de fascisme qui est un mouvement populaire qui va de l'extrême droite à l'extrême gauche.
Par exemple, les montoneros étaient des péronistes d'extrême gauche, qui luttaient les armes à la main pour le socialisme et qui pourtant n'ont pas de problèmes pour discuter avec le groupe de Duhalde. Les Montoneros existent toujours, en plusieurs groupes. Alors, il y a un populisme comme ça, pour ne pas dire un fascisme. Il y a un populisme qui tantôt se tourne vers les voies fascistes, tantôt vers les voies de libération nationale. C'est la troisième interrogation qu'il y a aujourd'hui.

Voilà tout ce que je peux te dire, il y a pour le moment trois points de suspension. Mais ça me semble un événement historique majeur, très très intéressant, très dangereux, qui apporte beaucoup de souffrance, mais qui n'est pas qu'une situation de souffrance. C'est une situation aussi de recherche, de macro-recherche de tout un peuple qui est là en train de voir.

Entretien réalisé par Christophe
et mis en forme par Alain à Limoges

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