Courant alternatif no 119 – mai 2002

SOMMAIRE
Edito p. 3
Si Le Pen approche du pouvoir, ses idées y sont déjà ! p. 4
Présidentielles : tout n’est pas noir p. 5 et 6
Rubrique Flics et militaires... au service des citoyen-ne-s p. 7 et 8
Lettre d’une prisonnière basque p. 8
Pole chimique toulousain : la menace reconduite p. 9 et 10
Antinucléaire : ce n’est qu’un petit début p. 11 et 12
L’économie solidaire : un projet politique, pour qui ? p. 13 à 16
« Sans papiers sans logement » à Limoges p. 17 et 18
Marco Camenisch : ni résignation, ni compromis ! p. 18
Appel du réseau No Border – Strasbourg 2002 p. 19
Solidarité avec les anarchistes d’Amérique du Sud p. 20
Soutien au peuple palestinien p. 21 et 23
Rubrique Mouvement p. 24

ÉDITO
Avez-vous vu sur le petit écran cette retraitée vivant dans un petit village de l’arrière pays niçois déclarant qu’elle avait voté pour Le Pen, comme 30 % de ses concitoyens, parce qu’elle ne se sentait pas en sécurité et n’osait plus sortir le soir ? Alors, que dans son village, il n’y a aucun problème de sécurité, qui lui a mis cette idée dans la tête ? Sans honte, les mêmes médias qui avaient agité, avant le premier tour, l’épouvantail de l’insécurité (issu du discours lepéniste, mais repris par la plupart des politiciens de droite et de gauche) sont prêts à nous démontrer qu’il ne s’agit que d’un fantasme. Ce sont pourtant ces discours qui ont fait augmenter (quoique de manière plus modeste que les pourcentages les laissent croire) les votes d’extrême droite. Que les personnes ayant gobé ce discours aient préféré l’original aux copies n’a rien d’étonnant.
La vraie insécurité, l’insécurité sociale des sans-emplois, des sans-papiers, des sans-logement, il n’en est toujours pas question. Pourtant ce sont bien les licenciements, les emplois précaires, les mesures libérales prises par la « gauche plurielle » qui sont la véritable cause du « séisme » politique. Malgré une « offre » de candidats plus large que d’habitude, 30 % des inscrits ont préféré s’abstenir, ou voter blanc ou nul. Une bonne partie des électeurs de gauche se sont reportés sur l’extrême gauche. C’est une sanction de la politique menée par le PS et ses alliés et elle ne peut que nous réjouir.
Par contre, nous ne nous faisons pas d’illusions sur le sursaut que cela peut provoquer. Comme cela a toujours été le cas, ce sont les luttes qui apportent les grandes réformes sociales. Celles de 1936 n’ont pu être arrachées que grâce à la pression populaire. Aujourd’hui, même s’il peut y avoir de larges protestations contre l’idéologie raciste et sécuritaire, il n’y a aucune certitude que des manifestations de même ampleur se produisent si demain la droite ou la gauche se mettent à expulser des sans-papiers. C’est bien la gauche au pouvoir qui laisse ceux-ci dans l’irrégularité et la précarité. Nous nous en souviendrons s’ils tentent de se refaire une virginité sur ce terrain.
De même, le libéralisme économique a tellement été encensé par les médias et présenté comme inéluctable par les politiciens de gauche comme de droite qu’il semble difficile de compter sur des réactions populaires massives aux prochaines mesures qui seront prises par le futur gouvernement (quel que soit son bord). Si certains de leurs électeurs se sont dessillés, les politiciens de la gauche plurielle vont tout faire pour se donner un vernis rebelle sans rien changer au fond de leur orientation. Ils sont même prêts à dénaturer toutes les initiatives pour une économie plus solidaire en s’en servant pour organiser la précarité, contrôler les associations et ne favoriser que les activités les plus rentables soit en terme de marché, soit en terme de paix sociale.
L’insécurité ce sont aussi les conséquences humaines et écologiques du développement capitaliste, avec par exemple les risques que font courir aux populations les industries chimiques ou nucléaires. Nous savons que la gauche, même avec les Verts dans sa majorité, est restée aussi sourde que la droite aux inquiétudes et aux protestations des populations soumises à ces risques. Là encore, il ne sera pas question pour nous de l’oublier lorsque, par stratégie politicienne, ils tenteront de réapparaître dans les luttes de terrain.
Si de trop nombreux Français ont le sentiment de vivre dans l’insécurité, comment réagiraient-ils s’ils vivaient en Palestine sous le feu des militaires israéliens ? L’origine de cette insécurité est encore la même : l’organisation capitaliste de nos sociétés où l’on est en droit d’écraser les autres pour accroître ses richesses. Qu’ont fait les politiciens français pour lutter contre les crimes israéliens ? Quelques déclarations de principes qui n’ont aucun poids face au soutien fondamental que les USA continuent à apporter à cet État raciste.
Plus que jamais, il est nécessaire d’apporter notre soutien au peuple palestinien, comme à tous les peuples luttant de part le monde pour se libérer du joug des exploiteurs, que ceux-ci soit étrangers ou de même nationalité. Mais, il ne suffit pas de produire des incantations pour exprimer ce soutien ; il ne suffit même pas de leur apporter des aides ponctuelles. La meilleure façon d’aider les autres à se libérer des capitalistes, des États et des politiciens, c’est de lutter pour se libérer soi-même, ici et maintenant.

Limoges, le 28 avril 2002


PRÉSIDENTIELLES : TOUT N’EST PAS NOIR
Le résultat du premier tour des élections présidentielles a surpris beaucoup de monde.
Pour notre part, nous n’avons pas été étonné-e-s de la désaffection d’une large partie des électeurs et électrices de gauche qui se sont abstenu-e-s ou tourné-e-s vers l’extrême gauche.
Le gouvernement de Jospin les avait suffisamment déçus pour cela. Bien que le score de l’extrême droite soit inquiétant, il ne doit pas nous faire perdre la tête et appeler à l’union sacrée derrière un président sortant corrompu et prêt à faire siennes certaines propositions du Font national.
Nous n’avons pas été en mesure de produire pour ce numéro une analyse collective, en tant qu’Organisation communiste libertaire, des résultats électoraux et de la situation actuelle. Cependant les réflexions émises par JPD dans l’article ci-dessous, comme les divers tracts sortis « à chaud », reflètent la pensée de la plupart des militant-e-s de l’OCL.

Limoges, le 30 avril 2002

La participation aux manifs anti Le Pen pose deux problèmes :
Le premier est que si manifester contre le fascisme avait une quelconque utilité, depuis le temps que nos antifascistes – démocrates et/ou radicaux – le font, le Pen n’aurait pas dû obtenir 17 ou 19 %.
Le second est que, derrière ces manifestations, c’est bien autre chose qui se joue : une tentative de remettre de l’ordre dans ce qui fait désordre aux yeux des forces institutionnelles et qui devrait nous réjouir : le discrédit du système politique.
Il s’agit de :
– ramener au bercail une partie des abstentionnistes et des blancs/nuls, minimiser le sens des votes Besancenot et Laguiller en poussant ces derniers à faire partie de la famille démocratique (ce que le premier fera plus volontiers que la seconde) ;
– réduire – pour le futur – le nombre des petites listes, source, soi-disant, de bien des maux (alors qu’en fait ils ont aussi servi à diminuer le taux d’abstentions) ;
– réhabiliter, en définitive, la démocratie parlementaire ;
– et surtout... surtout... 0préparer une réponse, pour les années à venir, aux futures luttes sociales qui ne manqueront pas de se produire : « N’allez pas trop loin, arrêtez, sinon vous ferez ou vous faites le jeu de l’extrême droite. » Ce qui se sème aujourd’hui émotionnellement, ou plus rationnellement « parce qu’il faut y être », se paiera un jour ou l’autre, et très rapidement. C’est la réponse aux luttes sociales et leur enfermement qui se construit aujourd’hui dans ces manifestations, même si pour certains il y a autre chose que le strict antifascisme à exprimer.
Autre chose serait d’axer la protestation uniquement sur les problèmes sociaux et de renvoyer dos à dos les deux candidats comme ayant à peu près les mêmes réponses sur les questions essentielles (car en fait Le Pen n’est qu’un libéral sur le plan économique). Cela sera difficile au vu de l’absurde émotion que tout ça suscite.
Ces manifs ne dureront pas et, quand Chirac sera élu royalement grâce à elles, nous risquons fort de nous retrouver à poil. Peut-on faire autre chose de ces manifs ? Possible, mais j’en doute. Regardez ce qui va se passer le 1er mai : le contenu lutte de classe est en train de passer à la trappe, la résistance sociale se transforme en « Non au Front national », la gauche caviar descend dans la rue, les stals réapparaissent. Il y a peu, on lourdait les premiers à coups de pompes et on conspuait les seconds. Cela se fera-t-il dans les manifs du premier mai ? Oserons-nous écarter fermement les Verts des manifs antinucléaire comme auparavant ? Nous verrons mais j’en doute : « Ca serait mal compris, camarade », « Ca fait le jeu de Le Pen »... Bref, malgré toutes les bonnes volontés c’est l’esprit unitaire qui l’emporte... celui que nous appelons frontisme...
Il y aurait une seule manière de participer, c’est sur une position claire : ni Chirac ni Le Pen, abstention. C’est précisément dans ces circonstances-là... et qui sont rares, qu’un mot d’ordre abstentionniste a un sens. Êtes-vous certains que parmi les anars traditionnellement abstentionnistes certains n’iront pas voter Chirac ? Mais il y a pas mal de risques de se faire casser la figure en avançant, dans l’hystérie irrationnelle actuelle, ces mots d’ordre. Irrationnelle, car rien ne la justifie.

Quel séisme ?
S’il y a eu un « séisme », il n’est certainement pas là où le situent de nombreux commentateurs et, malheureusement aussi, des militants, c’est-à-dire dans le score de l’extrême droite. Certes, cette dernière a quelque peu augmenté le nombre de ses voix, mais pas de manière significative. Le Pen obtient 200 000 voix de plus qu’en 1995, ce qui, ajouté aux 660 000 de Mégret, nous donne une progression de 860 000 voix. Or, il faut tenir compte de l’absence, cette année, de De Villiers, qui avait obtenu 1 400 000 voix en 1995, et dont une partie de l’électorat n’est pas plus facho quand il se porte sur Le Pen ou sur Mégret, comme cette année, que lorsqu’il se portait sur le vicomte. Si les pourcentages ont augmenté plus que les votes, c’est que les abstentions, elles aussi, ont progressé. Et, de toutes les manières, cela fait vingt ans que les sondages sous-estiment Le Pen de deux points à la veille de l’élection. Rien de bien étonnant, donc. Il n’y avait aucune raison de penser que l’extrême droite à la française, xénophobe et raciste, nationaliste et guerrière, populiste et démagogue, qui est une constante dans la vie politique française, avait disparu. L’un dans l’autre, ces 19,5 % nous rappellent que l’extrême droite a toujours existé en France, qu’elle est même une tradition qui se pare d’habits souvent différents selon les circonstances.

Le séisme n’est donc pas le vote Le Pen, d’ailleurs prévisible et prévu. Le séisme, c’est qu’il arrive en seconde position et qu’il talonne Chirac. Et s’il en est là, ce n’est pas tant dû à son ascension qu’à l’effondrement de ses concurrents. De la droite parlementaire, d’abord (33 % des suffrages exprimés, toutes tendances confondues, 23 % des inscrits – dont seulement un peu plus de 13 % pour Chirac lui-même). Autrement dit, nous allons nous trouver dans la situation d’un Président le mieux élu au second tour de toute la ve république, mais pour qui seulement un Français sur huit a marqué sa préférence au premier ! Bref, une situation aux antipodes de la conception gaullienne de la ve République, qui voulait que l’élection du Président au suffrage universel soit le témoignage d’un rapport charismatique, quasi « amoureux », entre une majorité du peuple et l’élu à la tête de l’Etat. On en est vraiment très loin. La ve République est morte, et cela n’est pas sans poser de nombreux problèmes, car on sent bien que nous entrons dans une période d’incertitudes institutionnelles. Et cela fait peur même aux partis qui étaient théoriquement opposés à la ve mais qui s’en accommodaient fort bien. Ce n’est pas notre cas.

La gauche parlementaire, quant à elle, a perdu 1,5 million de voix. Moins, donc, que la droite, si bien qu’elle la talonne avec ses 9 millions de voix contre 9,2 pour la droite. Mais, on le voit, ces pertes cumulées des partis qui ont gouverné la France depuis dix ans et plus n’ont pratiquement pas profité à l’extrême droite. Écœurés par les écarts de richesse et de niveau de vie qui se sont creusés entre les nantis et les pauvres ; assistant impuissants à la flexibilité, à la rentabilité financière, à l’intensification des rythmes de travail sous couvert des 35 heures ; licenciés ou menacés de l’être ; assistant impuissants à la disparition des services publics au nom de la rentabilité et du libéralisme, les 5,5 millions de personnes qui ont lâché les partis parlementaires se sont reportés sur l’extrême gauche, le vote nul, l’abstention... très peu sur Le Pen. Le PS a été sanctionné, mais aussi les composantes de la gauche plurielle : le PC en premier lieu, pour qui tout est fini, et les Verts qui espéraient beaucoup mieux et qui ne gagnent que 500 000 voix. Exit la gauche plurielle, revoilà qui nous arrive un vieux-nouveau concept : la gauche unie.
Imaginez que Jospin est obtenu 200 000 voix de plus passant ainsi devant Le Pen. Tous les commentaires tourneraient autour du duel droite-gauche... et pourtant, le score de Le Pen aurait été identique. L’agitation anti-extrême-droite exercée par les politiciens, les médias, les intellectuels et autres artistes est donc purement artificielle et démagogique.

Un certain nombre de ceux qui manifestent affirmaient hier que « les idées de Le Pen étaient déjà au pouvoir ». De deux choses l’une : ou bien ils se trompaient, et alors il faut le dire et affirmer qu’il ne s’agissait que d’un slogan propagandiste et réducteur. Ou bien ils ne se trompaient pas, et alors on ne voit pas bien ce qu’ils foutent dans la rue.
Ceux qui se lamentent de ce que Jospin ne soit pas au second tour (car il s’agit bien de cela, n’est-ce pas ? On ne peut à la fois protester contre La seconde place de Le Pen et ne pas regretter que ce ne soit pas Jospin) et qui se sont abstenus, ont voté blanc, Laguiller, Mamère ou Besancenot, sont des autistes, des cocus, ou des imbéciles. Ils n’avaient qu’à voter Jospin au premier tour. Ils n’ont plus maintenant qu’à voter Chirac !
Heureusement, ceux qui manifestent aujourd’hui essentiellement sur le thème « Le fascisme ne passera pas » sont loin d’être majoritaires dans le camp de ceux qui ont lâché la gauche. Et de cela on devrait se réjouir, au lieu de surfer sur la vague antifasciste comme beaucoup croient bon de le faire.

La politique menée par Jospin n’est donc pas la cause de la montée du fascisme ou de l’extrême droite, elle est d’abord la cause de l’effondrement de... Jospin lui-même. La politique menée par Chirac et Juppé a été la cause de l’effondrement de Chirac. On avait suffisamment remarqué qu’entre la gauche et la droite il n’y avait pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette !
Pour tenter de masquer ces évidences, droite et gauche se servent encore une fois de Le Pen. Comme Mitterrand s’en est déjà servi pour battre Chirac, comme la droite s’en est servie pour dénoncer la gauche, comme les uns et les autres l’ont utilisé en reprenant les thèmes les plus immondes sur l’insécurité et le terrorisme.
À gauche, certaines voix se font entendre pour reprocher à Jospin de n’avoir pas parlé des problèmes sociaux avec suffisamment de force dans les dernières semaines. Comme s’il suffisait d’en parler ! Chirac avait, lui, nommé la « fracture sociale » en 1995. Simple argument de campagne, vite oublié. Pour une fois, plus de 5 millions de personnes, elles, n’ont pas oublié. Espérons qu’elles ne se laisseront pas paralyser par un démagogique front républicain antifasciste, avec des politiciens dont la seule stratégie est d’utiliser Le Pen pour continuer à gouverner. Et qu’elles se retrouveront sur le seul terrain qui peut à la fois faire reculer le racisme et permettre la résistance collective de toutes celles et ceux qui subissent les affres du monde capitaliste : celui de la lutte dans les entreprises, dans les quartiers, dans la rue, pour enfin envisager la construction d’une société débarrassée des exploiteurs, des supermenteurs et des fachos.

JPD


CONFLIT ISRAELO-PALESTINIEN : SOUTIEN AU PEUPLE PALESTINIEN
Nous avons régulièrement évoqué dans Courant Alternatif le conflit israélo-palestinien. Cela s’est fait essentiellement à partir de témoignages, de descriptions de la situation ou de prises de position ponctuelles (1). Le conflit atteint aujourd’hui le niveau d’une véritable guerre d’un pays puissant contre une population presque désarmée. Nous avons éprouvé le besoin de préciser la position de l’OCL sur ce conflit. Le texte qui suit est issu du débat que nous avons eu lors de nos rencontres nationales, fin mars.

Il nous faut d’abord et plus que jamais affirmer notre soutien au peuple palestinien, devant l’aggravation de la colonisation et de la répression qu’il subit de la part de l’État israélien depuis des décennies. La violence du peuple palestinien se situe bien en deçà de la violence de l’État d’Israël, elle est légitime, et ce peuple n’a d’autre issue possible que la lutte. Il ne possède ni force militaire ni force économique à opposer à la puissance militaire et économique israélienne. La politique menée par Sharon est de pure provocation : perçue comme telle partout dans le monde, elle traduit sa volonté d’aller de l’avant dans les territoires occupés, en affichant son désir d’éliminer et déporter massivement la population palestinienne, pour l’emporter sur elle démographiquement, à terme. Mais n’oublions pas que les prédécesseurs de Sharon ont obéi à la même logique expansionniste, et que Peres gouverne présentement à ses côtés : il n’y a donc pas lieu de le diaboliser pour dédouaner l’appareil d’État israélien par ce biais. Si aucune paix n’est possible à l’heure actuelle, c’est bien parce qu’Israël n’a jamais cessé de poursuivre un objectif militaire : à la suite de Ben Gourion, ses dirigeants ont mené une guerre tous les dix ans, contre l’Égypte, le Liban... afin de maintenir un semblant de cohésion dans une nation qui, loin d’être un bloc monolithique, est traversée par les contradictions opposant ses classes sociales – contradictions trop souvent masquées par les appartenances politiques, mais forgées pour une bonne part sur la base des pays d’émigration, les derniers arrivants des pays de l’Est formant les couches les plus prolétarisées après les travailleurs et travailleuses arabes. Pour remédier à la fragilité de ses structures, l’État israélien est contraint de proposer sans cesse à sa population un scénario de citadelle assiégée et une confrontation permanente avec un ennemi forcément extérieur à elle.


Antisémitisme et antisionisme

Nous dénonçons l’amalgame qui est fait par les sionistes entre antisémitisme et antisionisme ; et nous dénonçons tant l’existence et le développement des colonies que la stratégie de l’État israélien, qui vise à faire croire que quiconque est contre lui est antisémite, alors qu’il pratique lui-même une politique raciste et discriminatoire. C’est la distinction entre antisémitisme et antisionisme qui dicte notre position sur les répercussions du conflit en France : nous réprouvons les attentats contre les synagogues, non seulement et bien sûr en ce qu’ils peuvent être des actes antisémites, mais aussi en ce qu’ils font le jeu des extrémistes sionistes et celui de l’État israélien lui-même, toujours soucieux d’attiser les tensions intercommunautaires : ces synagogues constituant des cibles moins claires sur le plan politique que les lieux de représentation officiels d’Israël, vouloir dénoncer ses exactions par de tels actes revient à tomber dans le piège de l’antisémitisme. Nous ne sommes pas dupes, cependant, de l’utilisation politique qui en est faite, dans la mesure où les lieux du culte juif, vécus par les deux camps comme une représentation d’Israël (voir les déclarations du chef du Conseil représentatif des institutions juives de France à ce sujet), sont des officines officieuses de cet État ; à ce titre, les synagogues ne peuvent être simplement considérées comme n’importe quel autre lieu de culte religieux – à savoir, pour nous, comme des instruments d’aliénation à combattre dans leur ensemble.


Les origines particulières de l’État israélien

Il nous faut ensuite prendre en compte l’histoire du sionisme et d’Israël pour analyser la situation sur le terrain, et de ce fait considérer un certain nombre de facteurs à l’échelle internationale, car les grandes puissances portent une large responsabilité dans l’installation définitive des Juifs en Palestine. Le sionisme ne suffit pas à tout expliquer : la création d’Israël correspond à une réalité coloniale qui s’inscrit dans un cadre international ; elle est ainsi la marque de la bourgeoisie américaine, qui était désireuse de s’implanter dans cette région, et reflète également les intérêts des États européens au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le fait colonial israélien est particulier, étant donné la politique d’extermination qui a été menée à l’encontre des Juifs sous le nazisme : Israël s’est développé avec la bénédiction des alliés en s’appuyant sur le sentiment de culpabilité qui régnait en Europe au lendemain de la guerre. C’est cette réalité qui nous empêche de dire que les tenants du colonialisme n’ont rien à faire sur cette terre, comme nous le disons pour toutes les autres terres colonisées et comme tous les mouvements anti-impérialistes le clamaient jusqu’en 1980. Pour autant, les massacres et autres sévices qu’a connus la communauté juive européenne ne justifient en rien la politique menée par l’État d’Israël en Palestine : le peuple palestinien n’a pas à payer pour ce qui s’est passé en d’autres lieux et d’autres temps ; il n’a pas à porter le poids des responsabilités européennes dans le mauvais sort fait au peuple juif, et de l’antisémitisme ayant sévi (et sévissant encore) dans une grande partie du monde tout au long des siècles.


Un État théocratique, raciste et colonial

Si Sharon a été élu dans le cadre d’un système parlementaire, l’État israélien n’en demeure pas moins théocratique, raciste et inégalitaire : son acte fondateur fait référence à la terre sacrée, aux ancêtres, à la religiosité ; les Arabes israéliens n’ont pas les mêmes droits que les Juifs israéliens parce qu’ils ou elles ne pratiquent pas la religion d’État. Ce qui se passe en Palestine est une situation d’occupation : Palestiniens et Palestiniennes mènent une lutte de libération nationale dans laquelle se côtoient des sensibilités politiques très diverses – et l’État d’Israël a largement sa responsabilité dans le développement de groupes palestiniens intégristes (qu’appuient également les dictatures arabes), alors que le mouvement palestinien s’est construit pour une bonne part sur la laïcité.
Le fait colonial israélien est par ailleurs un peu différent de ce qu’il était en 1947, dans la mesure où l’avancée dans les territoires occupés représente un bénéfice économique, mais aussi et surtout un moyen de défense pour Israël : le colonialisme se développe à la frontière même de cet État. Mais, pas plus que nous ne devons nous laisser piéger par l’amalgame antisémitisme-antisionisme que recherchent les sionistes, nous ne devons nous leurrer sur les kibboutzim, vantés dans les années 70 comme autant de lieux communautaires et socialistes qui attiraient l’extrême gauche : ces expériences de collectivisation ont servi de fer de lance à Israël, en favorisant son expansion géographique et son renforcement. Et, de même, nous devons rester lucides par rapport à l’actuel mouvement des réservistes (2), intéressant dans la mesure où il crée des clivages dans la société israélienne, mais qui n’en demeure pas moins le fait de militants sionistes se disant toujours préoccupés à la fois de la défense et du renforcement de l’État israélien, et ne remettant pas en cause les frontières actuelles de cet État (s’il continue de s’agrandir, ses frontières nouvelles seront-elles de même à « défendre et renforcer » ?). D’autres engagements de Juifs pro-Palestiniens nous paraissent plus intéressants – notamment l’action d’une association telle que Taayush (3) ou le refus des insoumis ou des objecteurs non-sionistes de rejoindre les rangs de Tsahal -, et leur démarche mérite d’être saluée et soutenue, d’autant plus que leur position est particulièrement inconfortable.


La montée des intégristes

Il nous faut enfin rappeler que le mouvement palestinien a jusqu’à ces dernières années été contre la reconnaissance de l’État d’Israël, et qu’en renonçant à cette revendication l’Organisation de libération de la Palestine a favorisé le développement des intégristes du Hamas et du Jihad. Les accords d’Oslo signés en 1993 sont illusoires : ils préconisent une solution mitigée – avec la mise en place de deux États, dont un complètement morcelé sur le territoire de la Palestine -, solution qu’Israël n’a jamais respectée. Depuis, il y a eu dans le mouvement palestinien une modification du rapport de forces interne en faveur de ceux et celles qui n’acceptaient pas le choix fait par l’OLP au nom du réalisme. Aujourd’hui, la stratégie guerrière de Sharon peut se révéler catastrophique pour les deux communautés : si Israël liquide Arafat comme il l’a fait d’autres chefs palestiniens, quel sera son successeur ? La politique du pire fera peut-être préférer à Israël un chef palestinien défendant une ligne dure, pour pouvoir continuer son action répressive contre le peuple palestinien.
De plus, à mesure que l’Autorité palestinienne baisse sa garde étant donné le rapport des forces en présence, Israël en profite pour s’implanter davantage dans les territoires occupés... afin de créer des sortes de bantoustans avec des dirigeants palestiniens à sa botte, pour pratiquer un apartheid comme en a connu l’Afrique du Sud ? Dans un tel contexte, on ne peut défendre la seule position de « la paix maintenant », comme le préconisent le parti communiste et une partie de l’extrême gauche en France : la paix seule veut dire tout et rien, et aujourd’hui elle n’est pas possible vu le découpage de la Palestine, l’asphyxie économique et la répression que subit le peuple palestinien. Mais s’il est difficile, en n’étant pas sur place, de nous positionner davantage qu’en soutien à sa lutte, il est encore plus difficile pour nous d’avancer une solution précise au conflit entre l’État israélien et lui, car de quel droit le ferions-nous ?
Nous constatons, d’une part, qu’aucune des mesures proposées par les diverses instances au niveau international pour régler ce conflit ne convient, car dans tous les cas de figure Israël a la part belle (4) ; d’autre part, que la guerre a pour fonction de ressouder l’union nationale dans un pays où se multiplient les mouvements sociaux. Dans une optique internationaliste, nous ne pouvons rêver que d’un avenir : l’union des classes exploitées israélienne et palestinienne contre leurs propres bourgeoisies, pour la création en Palestine d’une même entité, dans laquelle se mêleraient les deux communautés sans discrimination ni rapport hiérarchique lié à une quelconque appartenance ethnique, religieuse ou autre. Toutefois, pas plus que nous n’avons à gérer les conséquences des politiques menées par les États, notamment en matière de colonialisme, nous n’avons, en tant qu’Européens et Européennes, à apporter de « remède » à tout sur la planète : seules les communautés concernées peuvent ensemble réussir à forger leur avenir de façon équitable. Mais à nous, militants et militantes révolutionnaires, de favoriser, dans la mesure de nos moyens, l’établissement d’un rapport de forces permettant d’y parvenir, par un travail d’information et notre soutien à ceux et celles qui, dans un camp comme dans l’autre, œuvrent sur des bases de classe et contre tous les intégrismes et totalitarismes en ce sens.

Organisation communiste libertaire

NOTES

(1). Parmi les plus récents : Soutien aux objecteurs israéliens (octobre 2001), Chroniques palestiniennes (novembre 2001), La question de l’eau (décembre 2001), La question de l’enseignement (février 2002), Femmes en noir (avril 2002).
(2). Ces réservistes déclarent notamment : « Nous, officiers et soldats réservistes membres d’unités combattantes des Forces de défense d’Israël, élevés selon les principes du sionisme, du sacrifice et du dévouement pour le peuple et l’État d’Israël, qui avons toujours servi sur les lignes de front et été les premiers à assumer toute mission, dure comme facile, pour défendre l’État d’Israël et le renforcer. [...] Nous déclarons que nous continuerons à servir dans Tsahal et à remplir toute mission qui servira la défense de l’État d’Israël. »
(3). Né après l’Intifada d’al-Aqsa, Taayush a mobilisé de jeunes militants et militantes menant leurs activités, en Israël ou dans les territoires occupés, sur les bases d’une action combative judéo-arabe qui défie la politique raciste et ségrégationniste d’Israël. Elle mène des opérations de masse non violentes, sur une base locale et des problèmes concrets, afin de créer une pratique politique alternative judéo-arabe et une solidarité directe (www.Taayush.tripod.com). Elle a organisé jusqu’ici huit convois pour apporter des vivres aux villages palestiniens assiégés ; elle a participé à l’organisation d’un camp de travail bénévole judéo-arabe dans le village arabe israélien de Dar al-Hanoun, l’été dernier, afin d’aménager une route et de construire un terrain de jeux pour les enfants.
(4). Le découpage géographique de l’« État » proposé en 1967 au peuple palestinien n’est pas plus acceptable ni plus viable pour lui que celui de 1993, cet État n’étant un rempart ni contre la déportation ni contre l’installation des colonies, et n’ayant pour autre finalité que de fournir à Israël, avec la bénédiction de la bourgeoisie palestinienne, une main-d’œuvre à surexploiter.


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