Courant alternatif no 136 – février 2004

SOMMAIRE
Edito p. 3
Intensifions la lutte antinucléaire
Plan hôpital 2007: la privatisation de l'hopital public
Débat: non à l'avant-garde! Stratégies syndicales aux PTT
La double peine reste d'actualité
INTERNATIONAL
Israel Palestine, le pays aux mille check-points p. 11 À 14
LIVRES: Masculin/Féminin: dissoudre la hiérarchie
SOCIÉTÉ

Prêt à penser et bon pour cogner au menu du jour p.16 à 19
INTERNATIONAL
Crise ivoirienne: encore un retour au calme qui pourrait êtree trompeur
La situation aux Etats-Unis (2ème partie)
Rubrique Flics et militaires

ÉDITO
Deux ans après le coup du 21 avril, ceux qui croyaient faire barrage à l’autoritarisme et au racisme en sont pour leurs frais. Sarkozy, avec ses discours et sa politique démagogique, tient aujourd’hui le haut du pavé. Le délire lepeniste a tout naturellement trouvé une chambre d’écho au ministère de l’intérieur. Détournant l’attention des réels problèmes sociaux, la sécurité est présentée comme une priorité justifiant de fait le renforcement de l’autorité de l’Etat. Après les démonstrations de force dans certains quartiers populaires en début de règne, on passe aujourd’hui à une remise au goût du jour des grandes rafles. Ces pratiques que l’on croyait d’un autre âge ont été testées il y a peu contre des populations roms dans plusieurs villes de France. Par ces actions criminelles le pouvoir entretient des préjugés racistes tenaces dans la population française en faisant l’amalgame avec certains trafics avec lesquels ses populations n’ont rien à voir. Par les moyens employés, ces opérations prennent l’allure d’un véritable nettoyage ethnique : destructions d’habitations au bulldozer assorties d’expulsions immédiates
Des méthodes du même ordre sévissent encore aux alentours de Calais. La région connaît depuis des mois les patrouilles de flics arpentant les rues à la recherche de celles et ceux qui tentent de trouver asile outre-Manche. Les rafles n’y suffisant pas, police et justice s’acharnent à détruire les solidarités concrètes surgies spontanément d’une partie de la population locale, écœurée par les pratiques vichystes des autorités.
Pression et arbitraire s’accentuent également dans la façon de donner la justice, comme si les procédures, déjà peu favorables aux exclus et laissés-pour-compte, n’étaient pas assez expéditives. Des tribunaux d’exception apparaissent désormais dans les centres de rétention, dans les zones portuaires et aéroportuaires. Les migrants déjà fragilisés sont soumis à un simulacre de justice où la police détient en fait l’initiative.
Sous couvert de lutte contre l’insécurité, toutes ces pratiques s’affichent sans honte aucune, ne choquent que quelques minorités. La pression s’accentue avec la bénédiction de la plupart de ceux qui pourraient en être les futurs victimes. Ceux-là même qui n’entendent rien aux manifestations élémentaires de solidarité. Que dire des réactions à l’égard d’actions menées contre le système carcéral tant est répandue la conviction de l’utilité sociale de la prison ? C’est d’ailleurs à l’occasion de l’une d’elles que 400 manifestants et manifestantes se sont faits rafler peu après les manifestations du FSE et du FSL, le 16 novembre 2003.
Avec ces démonstrations de force, l’Etat a en outre la satisfaction de constater qu’une part non négligeable de la société, y compris dans les secteurs militants, ne cesse de demander son intervention à tout propos. Les lois tombent pour nous protéger de dangers réels ou supposés, de la violence routière au voile en passant par la consommation de tabac, etc. L’Etat prétend ainsi s’intéresser aux aspects de la vie quotidienne, intervient tel un patriarche, donne son avis sur tout comme si nous ne devions nous occuper de rien.

Alors que son rôle régulateur semble se réduire dans le domaine économique où il organise la transition au libéralisme intégral, l’Etat travaille parallèlement sa puissance policière. Dans l’affaire du foulard, le gouvernement n’hésite pas à se servir de valeurs qui luisont étrangères comme le “droit des femmes” pour déclencher la stigmatisation d’une part importante de la population immigrée. La démagogie se fait encore une fois la meilleure alliée de l’autoritarisme. Elle contribue là aussi a créer un dérivatif aux préoccupations grandissantes en matière sociale. Sur ce terrain, l’Etat avance en détruisant les acquis du mouvement ouvrier. L’accélération des réformes ne semble rencontrer de résistance sérieuse malgré le mouvement contre la destruction des retraites. Avec l’offensive concertée du patronat, le sentiment d’insécurité se fait plus fort chez les salariés comme chez les chômeurs. Le rouleau compresseur avance, logeant progressivement tout le monde du travail à l’enseigne de la misère et de la précarité. Peut-être est-ce pour cela que le pouvoir tente de construire des barrières artificielles entre les différentes catégories populaires ?
Face à ces attaques frontales, violentes, force est de constater que le dialogue n’est plus de mise, s’il l’a un jour été. Tant qu’aucune réaction sérieuse n’émergera, tant qu’aucune remise en cause politique à quelque niveau que se soit ne conteste la domination étatique et économique, la chape de plomb continuera de nous écraser. Le totalitarisme teinté de populisme pourra parader sur les ruines du mouvement ouvrier et de l’alternative révolutionnaire. Car toujours, totalitarisme et populisme seront les produits inévitables de toute démission ou de tout échec du prolétariat et de celles et ceux qui militent pour le dépassement de ce système destructeur.
Œuvrons ensemble afin qu’il ne nous reste autre chose que la “petite fleur, celle qui me pousse à l’intérieur” chanson … d’un certain Béranger.

OCL/Reims


DEUXIEME RETOUR D’ISRAËL PALESTINE, LE PAYS AUX MILLE CHECK-POINTS
Du 23 au 31 octobre, 15 personnes originaires de Basse Normandie, militants politiques, syndicaux et ou associatifs se sont rendus en Israël Palestine en vue de collecter renseignements et témoignages sur la réalité du mur de la honte d’une part, de l’avancement de la colonisation illégale d’autre part. Ils constituaient la 71e mission initiée par la CCIPPP, (campagne civile internationale pour la protection du peuple palestinien) et j’en faisais partie en tant que coordonnateur. Le texte qui va suivre n’est pas un compte-rendu narratif strict du déroulement de cette mission, mais plutôt la transcription d’impressions fugaces, de ressentis et d’émotions qui font aussi le quotidien d’une mission.

Curieuse impression que de me représenter à l’aéroport Ben Gourion une seconde fois. La première fois, c’était l’an dernier à la même époque avec la 34ème mission, je n’avais à ce moment aucune idée de comment les choses allaient se passer.
Cette fois, j’étais préparé, ce qui n’a empêché le petit pincement de cœur, ne sachant pas si au dernier moment je ne risquais pas d’être prié poliment de suivre “ces messieurs” dans un bureau à l’écart pour être interrogé activement et éventuellement refoulé, considéré comme indésirable pour l’état d’Israël, reconnu pour ma participation à la mission précédente. Les poussées de parano sont fréquentes dans ce pays. Rien de tel ne s’est produit, au bout de deux heures d’attente j’avais passé le premier check point.
Deux heures d’attente. Un peu mis à l’écart, passeport retenu par une gamine de 20 ans trop efficace pour être sympathique. Questions insistantes et soupçonneuses, inquisitrices et indiscrètes. L’état militarisé et sécuritaire d’Israël se méfie de ces français soi disant venus faire du tourisme. Trajet d’une heure entre Tel Aviv Ben Gourion et Jérusalem. Traverser la ville éternelle au petit matin n’est pas sans intérêt, car au-delà de l’indéniable beauté du lieu, une ville se découvre et s’appréhende aux premières heures de la journée. Les Jeep de la police croisent les premiers juifs religieux qui se pressent pour la prière du matin à la synagogue.
Peu de temps après, c’est l’appel des muezzins des différentes mosquées dont l’écho se relaie aux quatre coins de la ville, se conjuguant avec le lever du soleil.
Je ne suis pas d’un caractère particulièrement mystique, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’être toucher par la beauté du moment.
Revenir, c’est retrouver un lieu dont j’étais tombé amoureux l’an dernier, mais je ne l’ai su qu’en revenant, en retrouvant cette odeur, cette lumière, cette ambiance indéfinissable où tout est possible, le pire comme le meilleur.
Attente et inquiétude, savoir si tout le monde est bien passé, ne s’est pas trop perdu pour rallier notre point de rendez-vous. Contact avec les copains en France et enfin déclarer “officiellement” en tant que coordonnateur, le début de la mission.
Nous sommes le 24 octobre.

Par le biais de l’AIC (Alternative information center), rendez-vous pris avec Ta’ayoush, (traduction en arabe “vivre ensemble”) association israélo-palestinienne qui milite inlassablement pour le rapprochement concret des populations des deux bords, à travers des solidarités pratiques sur le terrain.
Il nous est proposé de rejoindre un petit village au sud de Bethléem, Ma’assara, où se termine une action entreprise depuis un certain temps avec l’aide d’une ONG française (Hydrologues sans frontières, cette appellation faisant curieusement beaucoup rire nos copains israéliens et palestiniens), consistant en la construction d’un réseau d’adduction d’eau alternatif à l’existant capté par la colonie illégale israélienne d’Efrat toute proche. Nous participons symboliquement au rebouchage de la tranchée, mais surtout nous rencontrons une population palestinienne visiblement touchée par le soutien et l’intérêt que nous portons à leur cause.
Contact chaleureux dans nos anglais respectifs. C’est le moment où les langues se délient, après les premiers moments de réserves où se nouent les conversations sur les difficultés de circuler, par exemple voir Jérusalem au loin pour un jeune palestinien et savoir qu’il n’ira jamais faute d’autorisation, passer des heures pour aller à Bethléem, alors qu’il faudrait 10 minutes par cette voie rapide qui lui est interdite ; voir des enfants, cherchant toujours à être sur les photos éphémères que nous leur montrons sur nos appareils numériques ; ces moments de rire et de joie masquant un bref instant la blessure dans le paysage, désespérément beau malgré tout, qu’occasionne ces barbelés de la colonie israélienne sur la colline, l’insupportable du quotidien de la colonisation qui impose sa brutale présence.
Nous sommes accompagnés par d’autres militants internationaux, d’Islande, d’Angleterre et d’autres pays européens. Nous partons en manif sous un soleil de plomb, drapeaux et banderoles rédigées en arabe, en anglais et hébreu déployés, où se mélangent dans le cortège, jeunes palestiniens, adolescents déterminés, militants(es) israéliens et internationaux vers le local associatif. Même si les prises de paroles successives relèvent plus d’un rituel un peu trop convenu, le message de soutien et de solidarité internationale a bel et bien été perçu par les Palestiniens.
Soudain, confrontation un peu brutale avec la réalité de l’occupation. Là, au détour d’une route surgit une jeep de l’armée israélienne ouvrant la voie à un énorme bulldozer, un de ceux qui vous transforme un quartier d’habitation palestinien en parking bien aplani en moins d’une heure. Un bref moment de tension et le geste impérieux du soldat intimant l’ordre de dégager la rue. “Nous sommes les maîtres”, nous fait comprendre le bidasse israélien. Il me revient à l’esprit subitement que nous nous trouvons en zone C sous autorité exclusive d’Israël. Nous n’insistons pas et laissons passer le monstre.
Retour le soir vers Jérusalem. Le paysage défile, avec sur chaque colline une colonie défendue comme une forteresse du moyen âge. Voie rapide pour l’usage exclusif des israéliens, avec ces levées de terre à chaque intersection secondaire, des fois qu’il prendrait l’envie aux palestiniens d’utiliser une route si neuve. Passage de check point sans problème à l'aller comme au retour, notre véhicule possède les plaques d’immatriculation de la bonne couleur. Notre petite escapade n’a pourtant pas échappé au Shin Beth, qui ne nous a jamais quitté des yeux de toute la journée.

Samedi 25 octobre : tentative pour entrer à GAZA

Départ pour Gaza. Nous avons pris la décision de nous présenter comme un groupe qui souhaite rencontrer des responsables des services sociaux et éducatifs, invité à l’initiative du PCHR de Gaza …
Arrivée peu avant midi à Erez, le plus grand check point d’Israël, dont nous ne verrons que la partie israélienne, un vaste et sinistre terre-plein écrasé de chaleur, genre parking d’hyper marché mais vide, sur lequel est posé un hangar, un fortin orné de filets de camouflage du plus bel effet, avec un mirador le tout entouré de réseau de barbelés. Cela pue l’ennui, l’oppression et la paranoïa.
La question obsédante que nous nous posons : allons-nous passer ? Nous savons qu’une action militaire de la part de la résistance palestinienne a eu lieu le jour précédent contre les forces israéliennes qui protègent la colonie de Netzarim et que les représailles sont en cours sur la ville de Rafah. Nous savons aussi que maintenant depuis plusieurs semaines, c’est devenu quasiment impossible d’entrer dans Gaza. Même les personnalités accréditées par les institutions internationales ou les ONG ont le plus grand mal à circuler. Il y a donc peu de chance pour qu’un obscur groupe, français de surcroît, puisse réussir là où d’autres ont échoué. Mais nous sommes venus pour cela et nous allons essayer.
Un premier poste de garde, nos passeports sont vérifiés rapidement et nous passons… pour être orienté vers le poste de commandement. Nous entrons à deux et attendons que l’on veuille bien s’occuper de nous. Le service public à l’usage du voyageur de passage laisse un peu à désirer. Au bout d’une demi-heure, un gradé, après s’être enquis de notre présence en ce lieu, nous signifie qu’il impossible de rentrer à Gaza, il n’y a que l’officier responsable qui pourrait accepter, mais aujourd’hui c’est Shabat (l’équivalent du week-end pour nous). Le prétexte est vraiment très grossier. Il nous est courtoisement recommandé de téléphoner à celui-ci à la tombée de la nuit, et le numéro de portable du capitaine Joseph Lévi nous est fourni sans problème !
Après moult discussions entre nous sur l’attitude à observer, nous décidons de prendre contact avec le consulat de France à Jérusalem et le PCHR (Palestinian center of Human Right)
Par deux fois le soldat de service peu aimable mais correct nous demande de reculer car nous gênons la sécurité. Il est clair que nous dérangeons et vers 17 heures il nous est franchement intimé l’ordre de quitter le check point sous prétexte que cela peut devenir dangereux pour nous ; à 17h30, la nuit tombe mais la lumière crue des projecteurs illumine le check point comme en plein jour, rajoutant à l’aspect sinistre du lieu. Nous partons déçus et amers, mais au moins les copains de l’autre côté savent qu’une mission française a tenté de passer pour témoigner de sa solidarité.
Quel bilan de ces 7 heures passées à attendre une problématique autorisation d’entrée ? L’absurdité, le mensonge et l’hypocrisie sont des valeurs en hausse en Israël. Les soldats et surtout le capitaine Levi (si toutefois c’est son vrai nom !) ont toujours su qui nous étions. Mais il était hors de question de se présenter comme une mission des CCIPPP, nous aurions été immédiatement expulsés d’Israël. Il fallait donc que nous jouions un jeu où ils savaient que nous mentions et nous savions qu’ils savaient que nous mentions. Kafka et Ubu réunis sont des amateurs comparés à un officier israélien.
Ce refus était pour moi prévisible, mais il nous fallait signifier aux autorités israéliennes notre volonté d'entrer à Gaza, et surtout de faire savoir aux Palestiniens (en l’occurrence le PCHR, organisation palestinienne des droits de l'homme) que l’on ne les oubliait pas, un article devait paraître dans la presse à Gaza.
Nous avons pu aussi réaliser quelles peuvent être les relations diplomatiques entre la France et Israël, car même si nous avions choisi de nous faire connaître au préalable au consulat de France, il apparaît clairement que la France ne veut ou ne peut imposer une certaine liberté de circulation pour ses ressortissants, contrairement aux Etats Unis.

26 octobre Taybeh : Rencontre avec des arabes israéliens

Après notre échec pour entrer à Gaza, Nous reprenons le chemin du retour pour Jérusalem. Nous choisissons d’appliquer notre plan B, à savoir nous rendre à Taybeh, (en arabe Taiyiba) localité israélienne, toute proche de la ligne de cessez le feu de juin 67, d’avant la guerre des six jours. Cette ville de près de 20 000 habitants est peuplée essentiellement par des arabes de nationalité israélienne, installé là depuis 1948.
Notre contact nous informe qu’il nous attend. L’accueil est somptueux, l’hospitalité palestinienne n’est pas un vain mot, malgré cette période de ramadan.
Nous sommes accueillis W. et S., militants du parti arabe légal en Israël (Balad dont 3 députés siègent actuellement à la Knesset) et d'une association de soutien aux prisonniers politiques palestiniens.
Tout au long de la soirée, nous ferons le tour de la situation, nous écouterons et tenterons de comprendre ce qu’est la réalité quotidienne de ces arabes de nationalité israélienne. Nous découvrirons les conséquences en matière de chômage et d’exclusion sur cette population qui représente 20% de la population totale d’Israël. Les villes arabes en territoire israélien sont les plus pauvres et la majorité des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Ainsi cette famille de cinq personnes connaît une situation absurde, la femme n’a aucun papier officiel, elle est née en Cisjordanie et donc peut être expulsée à tout moment en Cisjordanie. Similitude de situation avec nos sans papiers en France, mais en pire. La condition faite aux familles est parfois tragique : déclarer les enfants au moment de la naissance est long et difficile, et sans cette déclaration, aucune protection sociale n’est accordée. C’est le moyen qu’a trouvé l’Etat d’Israël de limiter la natalité des arabes palestiniens, couplé à l’interdiction des mariages mixtes israéliens et palestiniens.
En son temps, l’Afrique du Sud de l’apartheid n’avait pas fait mieux…
Notre hôte nous propose de visiter le soir dans la ville de Taybeh et à notre remarque sur le mauvais état de la voirie il nous répond que les zones arabes israéliennes n’ont jamais aucune priorité dans l’aménagement, qu’une ville comme Taybeh de près de 20 000 habitants, ne possède ni cinéma, ni théâtre, ni stade. Seul lieu de loisir, quelques cafés ouverts tard le soir servant un excellent jus de grenadine.

Jbarra : la réalité du mur

C’est un village de 300 habitants situé cette fois de l’autre côté de la frontière à environ 5min en voiture de Taybeh. Il nous a fallu plus de 2h pour nous y rendre par les collines. Cette agglomération se situe dans l’espace que crée Israël, entre la ligne de cessez-le-feu dite ligne verte de 67 et le tracé du mur bien plus à l’est. Cette zone qui regroupe 16 villages dont Jbarra, est prévue d’être annexée purement et simplement par l’état hébreu. Si nous avons marché plus de 2 heures sous le soleil, c’est parce que ce village subit depuis 25 jours, en représailles de sa mauvaise volonté de ne pas collaborer avec l’occupant, un bouclage quasi total. En effet, pour que cette annexion se fasse en cohérence avec les objectifs d’Israël, il faut que les gens qui vivent dans cette zone soient le plus possible fragilisés. Plusieurs moyens sont employés pour cela. Le premier consiste à inciter fortement les habitants de ce village à signer une déclaration attestant qu’ils ne sont plus que des “résidents permanents”. En d’autres termes, ils deviennent des étrangers sur leur propre terre, tolérés par Israël (pour combien de temps ?). On pourrait imaginer que dans le cadre de l’annexion, ces populations acquièrent la nationalité israélienne. Impensable pour Sharon qui veut bien annexer des territoires, mais sans ses habitants. Autre moyen, tout aussi pervers, l’autorisation de circuler, dont le renouvellement mensuel est soumis au bon vouloir israélien. Un habitant extérieur de Jbarra dont les vergers d’oliviers sont situés de l’autre côté du mur, entre celui ci et la ligne verte, est contraint d’avoir une autorisation pour aller récolter ses olives, jusqu’au jour où cette autorisation ne sera plus renouvelée, pour une raison aussi bidon qu’absurde, donc le champ sera laissé à l’abandon, considéré comme étant sans propriétaire et de ce fait immédiatement récupéré par l’état d’Israël qui s’empressa de le céder à des colons pour une nouvelle implantation.
Voilà le processus lent mais sur de l’annexion, en complète contradiction des accords d’Oslo, du pacte de Genève et autres feuilles de route.
La légalité internationale n’a pas droit de cité en terre d’Israël. Les Arabes d’Israël ont cessé depuis bien longtemps d’y croire.

Nous quittons Jbarra et partons à pied à travers la campagne voir de plus près ce mur. Celui-ci est en fait une clôture électrifiée de 3 à 4 mètres de hauteur, avec 2 routes de part et d'autre que seuls les militaires et les colons israéliens peuvent emprunter, et enfin 2 rangées de barbelés. Quelques micro-caméras et senseurs électroniques sont dissimulées au milieu de tout cela. L'école du village est située de l'autre côté du mur : il y a une porte où l'on passe à pied, mais ce sont les militaires qui en ont la clé et qui ouvrent et ferment selon leur humeur, ce qui bien évidemment désorganise toute la vie scolaire des enfants.

Départ vers Tulkarem

Par des chemins détournés qu’empruntent les Palestiniens pour éviter le mur non encore construit dans cette zone, nous entrons à Tulkarem. Le trajet normal prend un quart d’heure, il nous faudra 3 heures pour parvenir à notre destination. Quelques check point à éviter. Nous sommes accueillis par un responsable étudiant et un représentant de services sociaux, qui nous précisent la façon dont des commissions de volontaires gèrent les problèmes urgents à la place de l’administration de l’Autorité palestinienne complètement désorganisée par la réoccupation de la Cisjordanie. Par la force des choses, ce sont les habitants qui se regroupent et font fonctionner les services essentiels à la population.
Tous les deux sont officiellement des militants du Fatah, parti majoritaire au pouvoir au sein de l’OLP, donc représentant officiel de l’Autorité palestinienne. Mais tout cela est un peu théorique. La réalité concrète, loin de Ramallah, la capitale provisoire de ce qui n’est pas encore l’état de Palestine et où siège la dite Autorité palestinienne, est plus complexe. Nous nous en apercevrons au fur et à mesure de notre visite dans la ville au nombre de portraits de martyrs massivement collés un peu partout, dont les sigles d’appartenance aux différentes organisations la plupart dites terroristes démontrent une présence et une influence non négligeable par rapport au Fatah.
Dans cette ville meurtrie par les incursions israéliennes - la mouquata’a locale détruite (l’équivalent d’une préfecture), de nombreux bâtiments en ruines - nous squattons dans deux appartements mis à notre disposition. Plutôt sommaire, mais l’exact reflet des conditions de vie locales. Commence alors l’incontournable tournée de visite aux familles de martyrs, c’est à dire de militants tués par des commandos israéliens en civil, la fameuse brigade Doudevan.
Sentiments de malaise indéfinissable surtout au moment au nous pénétrons dans le camp de réfugiés qui à priori ne se distingue pas du reste de la ville. La tension est palpable. Ambiance lourde d’excitation agressive et violente d’enfants de sept à quinze ans qui hurlent, balançant bouts de bois, pétards, proposant tout et rien, comportement dont la cause nous échappe, fin de ramadan ? Sommes nous pris pour des israéliens ? Des gamins complètement déstructurés par les violences quotidiennes et les meurtres répétés de militants ? Nous apprendrons plus tard que ce camp est un fief du Hamas et qu’à travers la visite à cette famille de martyr, le Fatah avait besoin politiquement de la présence d’internationaux comme nous, histoire de montrer au Hamas et à la population du camp qu’il a toujours la capacité politique de faire ce qu’il veut dans la ville de Tulkarem.
Le Hamas ne pouvant décemment pas afficher son énervement, a préféré envoyer les gamins harceler les militants internationaux que nous sommes.
Le culte des martyrs toujours ritualisé, à la limite mortifère, permet visiblement aux proches d’assumer le deuil et de ne pas sombrer dans la folie. La mère fière de son fils assassiné pour la cause et cette même mère qui clame son désir de paix et qui finalement en crève, comme toutes les mères, d’avoir perdu son fils.
Des témoignages qui laissent un goût de cendre dans la bouche : la description des tortures physiques et psychologiques endurées par les prisonniers politiques, les arrestations administratives, la longue litanie des listes de disparus.

Sur le terrorisme

Nous sommes ensuite reçus par les autorités locales, le gouverneur en l’occurrence avec le quel nous abordons la question du terrorisme et des attentats suicide : “quels arguments voulez-vous que je trouve pour dissuader un jeune d'aller faire le kamikaze dans un lieu public en Israël” nous dit-il, insistant sur l’absence totale de perspectives politiques, le sentiment de désespérance absolue qui envahie la plupart des jeunes ne pouvant plus accepter d’être sans avenir, bafoués et humiliés quotidiennement et qui se sentent déjà morts socialement. Un autre officiel nous relatera qu’une première étude sociologique a été faite sur les origines sociales et sur les motivations des auteurs d’attentats kamikaze. 100% de ces jeunes avaient vécu un deuil personnel peu de temps avant leur passage à l’acte, qui les aurait affectés au point d’avoir provoqué une sorte de basculement psychologique les rendant prêts à mourir vraiment en entraînant si possible le plus d’ennemis avec soi. L’histoire d’avoir une place au ciel juste à côté du prophète avec les 70 vierges, même si ce discours existe, est d’abord selon moi, un argument que les médias occidentaux ont largement monté en épingle. La composante religieuse n’est pas aussi importante que l’on a bien voulu nous le faire croire.
Que certains veuillent mettre en avant la prééminence du religieux et ensuite récupérer ce type d’action dans une perspective de lutte pour la libération de la Palestine, est indéniable mais bien plus marginal qu’il n’y paraît.
C’est d’abord avant tout d’impuissance et de désespérance absolue dont il est question, la motivation religieuse vient bien après.

Ambiance

Nos rencontres et nos discussions nous permettent de mieux saisir une réalité que les médias occidentaux ne retransmettrons jamais, simplement parce qu’ils ne sont pas là. Nous découvrons le scepticisme sur le fameux pacte de Genève, la sincérité dans le salut du courage des organisations anticolonialistes israéliens mais en même temps ce sentiment de leur trop faible influence, le sentiment d’injustice que l’état d’Israël leur confisque leurs terres, veut les chasser et cette volonté mainte fois réaffirmée de résister.
Et au-dessus de nous le bruit des hélicoptères invisibles dans la nuit, les chapelets de balles traçantes et au loin des explosions : une incursion de chars israéliens est annoncée au sud de la ville. Personne ne s’affole, nous sommes au nord. Nous terminons tranquillement notre thé au thym. La violence permanente qui règne dans cette ville induit un état de tension qui n’entame en rien la détermination farouche des habitants qui savent qu’ils sont dans leur droit.

Retour sur le mur

Le mur a, à cet endroit le même aspect qu’à Taybeh. C’est la clôture électrique fortement protégée par des barbelés. La mère de l'un des martyrs que nous avons rencontrée qualifiera le Mur de “Mur de l'Oubli”, car “pendant que l'on cherche les moyens de passer ce mur sans se faire refouler, on oublie pourquoi ils l'ont fait, on a moins de force pour résister”.
On nous relate inlassablement les effets dévastateurs de cette clôture sur la vie des gens. Les ambulanciers du Croissant Rouge nous expliquent la difficulté d'aller chercher les malades dans les villages à cause de l'attente au check point fermé ou ouvert selon le bon vouloir de l’armée, Nous allons dans un village cisjordanien, où il y a une porte dans le Mur. Des paysans, leurs ânes chargés de sacs remplis d'olives attendant de l'autre côté de la clôture, nous les distinguons à travers le grillage. Une jeep de l'armée passe une première fois, puis une deuxième en nous regardant bien. Il semble qu'habituellement les militaires ouvrent la porte plus tôt. Difficile de savoir si notre présence influe sur l’attitude israélienne. Empêchons-nous, par notre présence, l'ouverture ? Ils se décident à l'ouvrir et nous observons : chaque fermier doit montrer son permis ayant obligatoirement été enregistré le matin. Ils passent tous à pied ou à dos d'âne : aucun véhicule à moteur ne peut traverser à cause des barbelés, des fossés et des levées de terre. Un paysan nous expliquera que son champ est à côté de sa maison, mais qu'il doit faire trois km pour s’y rendre. Tous nous diront qu'aujourd'hui, çà a été plus facile pour eux de passer simplement parce que nous étions là.
Nous quittons Tulkarem, laissant derrière nous des gens formidables de simplicité et de détermination, qui souhaitent seulement que l’on ne les oublie pas.

Impressions de Jérusalem : la colonisation au quotidien

La réalité de cette colonisation saute très vite aux yeux de ceux ou celles qui ne sont pas dans la touriste attitude. C’est ce vieil homme, vendeur de souvenirs dans la vieille ville dans le quartier musulman, situé à quelques dizaines de mètres du quartier juif, qui nous implore de témoigner pour lui des exactions qu’il vient de subir (magasin saccagé, blessures diverses sur la face et sur le corps) pour avoir refusé le ou les millions de dollars, notre traduction du moment n’étant pas bien précise, que lui offraient des juifs intégristes pour l’achat de son magasin et bien sur son départ immédiat. Ce genre de pratiques intégristes mafieuses, assez fréquentes visiblement, est à relier avec nombres d’affichettes appelant à aider je ne sais plus quelles sectes religieuses juives, à rendre à Jérusalem son caractère exclusivement juif.
Ce sont les implantations sauvages de colonies de peuplement sous forme de blocs d’habitations en plein milieu du tissu urbain de Jérusalem Est, au mépris de toute législation, établies toujours sur le principe du fait accompli, gardées militairement et entourées de barbelés en forme de lames de rasoir. Officiellement, ces colonies sont illégales, mais il se trouve toujours une administration ou un service de l’Etat qui, par son service rendu, branchement sur le réseau électrique d’eau ou de téléphone, avalisera l’existence de la colonie et la rendra légale de facto.
C’est avoir assisté en tant que témoin impuissant à un tabassage en règle d’un jeune palestinien, toujours dans la Vieille Ville, par une patrouille mixte soldats et policiers. Le seul tort de ce gamin avait été de ne pas ranger assez vite au passage de ces surhommes.
C’est le propriétaire du lieu où nous étions hébergés qui constate un matin le sciage sauvage d’arbres centenaires. Connaissant l’auteur de cet acte, il choisit de porter plainte, mais est contraint de faire machine arrière, le colon menaçant de se retourner contre lui, et comme celui ci en tant que juif a toujours raison devant un tribunal…
C’est cette maison palestinienne amputée aux frais de son propriétaire de son premier étage, au motif que celui ci gênait la vue du colon voisin sur la Vieille Ville. Et puis c’est surtout cette militarisation effrénée, ces patrouilles permanentes de l’armée de la police, des forces d’élites, à pied, en Jeep ou à cheval, constituées de gamins de 20 ans, morts de trouille, ce qui les rend encore plus dangereux, prêts à intervenir au moindre incident, garants d’un ordre colonial absurde et déjà dépassé, car moralement les Israéliens ont déjà perdu et ils le savent. Leur arrogance cache mal le peu de confiance en l’avenir. Même s'il existe encore une majorité prête à voter pour Sharon en Israël, il existe aussi une majorité, et c’est là le paradoxe, qui veut rendre les territoires. La reconnaissance pleine et entière de la souveraineté palestinienne dans un état viable internationalement reconnu arrivera, c’est une question de temps.
Patrick Feldstein, 71ème mission, Janvier2004

PRET-A-PENSER ET BON POUR COGNER AU MENU DU JOUR
Soumission volontaire et moyens de coercition permettent toujours à un pouvoir de s'assurer un contrôle social efficace. Mais on assiste aujourd'hui en France à l'exacerbation de deux phénomènes : le recours à l'Etat, de plus en plus fréquent et à tout propos, par les citoyens et citoyennes ; le renforcement des dispositifs répressifs à l'égard de personnes ou de groupes que le système économique et politique rejette pour diverses raisons — en particulier leur inadaptabilité et/ou leur résistance à la dilution exigée dans le gros corps mou du consensus républicain.

Largement développé sous le gouvernement de la “ gauche plurielle ”, le “ politiquement correct ” imprègne plus que jamais de nombreux esprits, et conduit à des modes d'action traduisant bien davantage une demande de prise en charge par les institutions en place qu'une affirmation d'autonomie individuelle. De plus, l'attitude consistant à se poser simplement face à ces institutions en “ victime ” de telle ou telle injustice — que ce soit par rapport à une “ catastrophe naturelle ”, à des “ violences conjugales ” ou à un “ plan social ” —, donc à les considérer comme le seul recours possible devant le potentiellement inmaîtrisable, contribue à leur renforcement quand il s'agirait plutôt de les détruire.

La jouissance dans la consommation pour les un-e-s…

A travers un carcan de recommandations les plus diverses — ne pas circuler en voiture pour cause de “ journée rouge ”, ne pas sortir les trop jeunes ou les trop vieux pour cause de “ pic de pollution ”, ne pas prendre le soleil ou une cigarette pour cause de cancer de la peau ou des poumons —, le pouvoir enferme les personnes dans des attitudes socialement “ correctes ”, autrement dit “ citoyennes ”, la transgression de telles recommandations relevant de plus en plus du délit de droit commun. Il maintient ainsi dans l'“ opinion publique ” un état d'infantilisation maximale en entretenant un désir d'assurance absolue contre le moindre faux pas susceptible de rider l'apparente surface de sérénité qui recouvre les rapports sociaux… ou, plus exactement, il pare au mieux la menace de troubles, toujours nuisibles aux intérêts des capitalistes. Résultat : pour prévenir une dérive procédurière à l'américaine, la Météo nationale ouvre un parapluie géant contre les possibles désagréments liés aux intempéries ; les laboratoires pharmaceutiques n'auront bientôt plus de place sur la notice des médicaments pour dresser la liste de leurs éventuels effets secondaires sur les organismes, et tout à l'avenant !

Moyennant le choix raisonnable de cette soumission volontaire, le “ bonheur ” est accessible aux familles par le biais des produits de consommation “ vus à la télé ”. (On note par exemple la montée en force, dans une “ presse féminine ” déjà très florissante, de “ magazines de consommation ” s'adressant “ à des jeunes femmes urbaines, instruites sans être cultivées, qui ont une consommation frénétique et la culture de l'audiovisuel, et dont le comportement est assez homogène, explique un de leurs directeurs : elles achètent sans complexe de nouveaux “concepts“ de mode et de beauté sans alibi sociétal ” — sic !) Et la consommation télévisuelle elle-même est jouissive : voir le succès des “ Star Académie ” (7 millions de spectateur-rice-s quotidiens) et autres “ télé-réalité ”, sources d'énormes profits par le biais des appels téléphoniques et produits dérivés. A noter un nouveau jeu de TF1 qui promet, “ La Ferme ”, où les participant-e-s devront vivre dans une ferme comme au XVIIIe siècle, paraît-il, “ sans eau courante, sans électricité, sans Internet ” (on compatit par avance devant aussi insupportable dénuement et terribles dangers…), jeu qui correspond d'après la direction de la chaîne à la réalisation d'un fantasme : “ L'homme heureux dans la nature ” ! On le voit, la beaufitude décrite par Renaud voici trente ans dans ses chansons L'Hexagone et Télé-Foot demeure d'actualité ; quant à la spécificité française en matière de gastronomie, elle s'accommode assez bien, finalement, de son environnement macdonalisé puisque la clientèle des grands restaurants a les moyens d'ignorer ce genre de pollution stomacale. Et puis, nouvel ordre mondial oblige…

Les campagnes médiatiques tous azimuts sur le tabac ont le succès que l'on connaît parce qu'elles s'accompagnent à la fois d'“ arguments ” financiers — coût élevé d'un paquet ou d'une amende — et d'un matraquage à coups de sondages par les médias, efficacement relayé par un bouche à oreille de l'entourage tant familial que professionnel sur le mode moralisateur. On ne dira jamais assez le soutien actif que la presse apporte à la politique gouvernementale. Pour ne parler que de la circulation routière, elle suit et salue en décembre dernier la mise en place de radars… “ Moins de 6 000 tués en 2003 […] les conducteurs ont changé de comportement sur les routes et commettent moins d'infractions ”, titre par exemple Le Monde… favorisant l'installation de nouveaux radars qu'approuvent bien évidemment “ les Français, en particulier les femmes, les vieux et même les jeunes ”, selon un sondage IFOP - Paris-Match cité par le quotidien…

L'acte de fumer, d'abord “ nocif pour la santé ” (et la société à travers le déficit galopant de la Sécurité sociale), “ tue ” maintenant et, surtout, il n'est pas BIEN. On est loin de la virilité triomphante, parce que valorisée sexuellement, que révélait naguère la présence d'un cigare entre les lèvres pulpeuses d'un Clark Gable dans Autant en emporte le vent (beaucoup plus attirant que la chique et son glaviot dans un crachoir, semble-t-il). Fumer, c'est même devenu si mal que l'on préfère désormais dans nombre de milieux s'intoxiquer au portable, en allumant ce gadget branché en voie de banalisation partout où la clope régnait autrefois… jusqu'à ce que la découverte de quelque nouveau cancer découlant de son usage frénétique vienne freiner un peu les enthousiasmes envers ce nouveau signe de haute modernité ?

Les mobilisations dont on nous parle dans les médias se situent de plus en plus au niveau des comportements : la démarche de type association de consommateurs et défense-de-nos-droits-hérités-de-la-Révolution-française donne l'illusion d'être acteur ou actrice, dans une société qui s'attache à la forme bien plus qu'au fond. (Etre rebaptisé “ technicien de surface ” ne change rien aux conditions de travail et à la rémunération du balayeur, donc à son exploitation, mais peut le faire se hausser du col à bon marché s'il est attaché aux apparences.) Un “ bon sujet ” est estimé avant tout à sa valeur spectaculaire ou scandaleuse par rapport à l'ordre public qu'il perturbe. Accidents de la route : vitesse ? nombre de victimes ? Canicule : température ? nombre de victimes ?… Restructurations et licenciements ne peuvent de ce fait espérer une “ couverture ” avoisinante que s'ils s'accompagnent de quelque délit sortant de l'ordinaire : prise d'otage d'un directeur, menace de répandre des produits toxiques dans une rivière (davantage que déversement de purin devant une préfecture, action plus fréquente mais jugée trop triviale ?)… Cependant, si faire bombance à Noël se pratique chez les pauvres comme chez les riches, le “ caviar ” de chez Leader Price vient sans doute, aujourd'hui comme hier, d'une autre planète que celui de chez Fauchon.

Sur le terrain plus ouvertement politique, le mode de discours ne varie guère puisque les atteintes au “ service public ” aussi bien qu'aux femmes, aux homosexuels ou aux handicapés se voient préconiser un traitement étatique. Remède à tous les maux, l'intervention du pouvoir doit en effet guérir du machisme autant que “ tempérer ” certains effets, certes négatifs mais inéluctables, du “ monde moderne ”. Sans lui, point de salut, assurent les bien-pensants de gôche… rejoints par la mouvance altermondialiste, qui s'oppose seulement à la mondialisation économique et financière d'inspiration “ néolibérale ”. On remarquera d'ailleurs qu'elle aussi s'attache facilement à la forme plutôt qu'au fond : si elle se rapproche des libertaires par des pratiques — affirmées, sinon vécues… n'est-ce pas, les gens d'ATTAC ? — de “ démocratie directe ” (refus de la délégation et de la hiérarchie, méfiance par rapport aux appareils partisans et syndicaux, préférence pour les dispositifs informels et décentralisés), elle s'organise à partir de relations interpersonnelles établies sur le mode de la “ famille ” et de son goût immodéré pour Internet — un outil “ révolutionnaire ” qui autorise pourtant toutes les prises de pouvoir et fonctionnements antidémocratiques.

Quoi qu'il en soit, cet attentisme par rapport à l'Etat gardien des consciences, chargé de les encadrer et de les guider dans la bonne direction, n'est plus l'apanage d'un courant politique. On le constate dans la surenchère du “ bien penser ” que se livrent la droite et la gauche. Par exemple, les socialistes s'enorgueillissaient d'avoir été à l'initiative de la parité dans les fonctions publiques votée le 6 juin 2000 (parité qui rencontre tant de résistances dans tous les partis que l'Observatoire “ surveillant ” ses progrès préconise un alourdissement des pénalités pour la faire respecter). Alors, désireux de leur couper l'herbe sous les pieds sur le terrain de l'homophobie, Chirac s'est engagé auprès de la communauté gay, pendant sa dernière campagne électorale, à prendre des mesures contre. Pour l'instant, l'UMP boude la proposition de loi faite en ce sens par le socialiste Patrick Bloche : l'ajout de nouveaux motifs de délits aggravés — sexe, état de santé, handicap, mœurs, orientation sexuelle — à la loi de 1881 sur la liberté de la presse et les propos discriminatoires (qui portaient jusque-là sur l'origine ethnique ou encore la religion). Cependant, la modification passera sans doute car l'Elysée le veut… et elle n'aura, sans doute aussi, guère plus d'effet que celle “ en faveur des femmes ”, parce qu'elle tient du vœu pieux ou de la démagogie bien plus qu'elle ne reflète une volonté de remettre en question les normes sexuelles.

… Police partout, justice nulle part pour les autres !
Afin que tout un chacun-e puisse consommer en paix — dès lors qu'il-elle reste à la place lui revenant, bien sûr — et que les capitalistes continuent de s'engraisser sans problème, il est absolument nécessaire que règne l'ordre public. De là le développement d'une politique sécuritaire — dispositifs policiers et judiciaires concernant tous les secteurs de la vie et tous les âges de la population — auquel s'emploie activement la droite au pouvoir… avec d'autant moins de difficultés que la “ gauche plurielle ” lui a balisé la route en son temps. La loi sur la sécurité intérieure, entrée en vigueur le 18 mars 2003 et punissant (jusqu'à 3 750 euros d'amende et deux mois d'emprisonnement) pour délit d'entrave à la circulation dans les halls d'immeuble, fait suite à la loi sur la sécurité quotidienne du socialiste Daniel Vaillant votée le 15 novembre 2001, qui réprimait les rassemblements dans les entrées d'immeuble en autorisant le recours à la police “ pour rétablir la jouissance paisible ” des lieux. (Entre quatre et vingt-quatre mois de prison ferme ont même été infligés le 7 janvier dernier à Troyes lors d'un des premiers procès sur les halls.)

Le catalogue répressif déjà bien fourni (construction de nouvelles prisons, criminalisation des prostitué-e-s… — voir notamment CA n° 127) va s'enrichir sous peu de nouveaux textes sur la criminalité et la prévention de la délinquance ainsi que sur le code pénal. En voici un petit aperçu, très alléchant :

- La loi sur la prévention de la délinquance, que son maître d'œuvre Sarkozy vient de présenter en conseil des ministres, augmente le pouvoir des maires et la vidéosurveillance dans les lieux publics ainsi que les immeubles (avec visionnage par les flics eux-mêmes ? élaboration de fichiers nominatifs sur cette base… ? A débattre au Parlement ?) pour “ contribuer à l'amélioration durable de la sécurité ”. On y trouve entre autres : le possible remplacement des officiers de police judiciaire et huissiers par les bailleurs afin de constater le moindre trouble ; la création d'un “ avertissement judiciaire ” pour les contraventions et délits inscrits au casier judiciaire et prononcés par le juge de proximité ; le développement des “ cellules de veille éducative ” — mises en place par le précédent gouvernement — pour repérer et “ assister ” les jeunes ayant quitté le système scolaire sans qualification ; l'obligation pour les chefs d'établissement scolaire de transmettre aux maires et présidents des conseils généraux un état trimestriel des élèves aux absences insuffisamment justifiées (de même, concernant l'enseignement à distance : le CNED leur donnera “ une information régulière sur les élèves dont le manque d'assiduité dans les devoirs relève d'un problème social et non d'un état de santé ou professionnel connu ”) ; l'instauration d'un “ brevet civique ” au collège sur les principales règles républicaines et notions simplifiées de droit pénal, ainsi que de stages d'instruction civique pour les délinquants, de comités “ pour le respect des devoirs et droits des familles ” présidés par les maires… Une vigoureuse mise au pas des voyous qui traînent dans les rues au lieu d'user leur fond de culotte à s'instruire est donc au programme de la nouvelle année.

- La loi sur la réforme du code pénal présentée par le garde des Sceaux Perben a été votée jusqu'ici par les seuls député-e-s UMP le 27 novembre 2003, mais sera définitivement adoptée elle aussi à la fin de ce mois-ci. Elle vise à faire reprendre en main par les parquets l'ensemble du système judiciaire, et accroît beaucoup la dépendance des magistrats par rapport à l'exécutif. Modifiant en profondeur le droit pénal et la procédure elle-même, elle mobilise contre elle avocats et juges, ainsi que les organisations de gauche et de défense des droits de l'Homme, qui dénoncent la restriction des droits de la défense et un glissement vers la délation. En effet, elle contient un allongement de la garde à vue (quatre-vingt-seize heures au lieu de soixante-douze — y compris pour les mineur-e-s de 16 à 18 ans dans un trafic de stupéfiants —, sans compter les vingt heures au dépôt) et de l'enquête en flag (de huit à quinze jours) ; une multiplication des écoutes, des perquisitions de nuit, des micros et caméras vidéo dans les lieux et véhicules privés ; la rémunération des indics, le recours aux “ repentis ”. Et aussi une nouvelle, donc très “ chic ” disposition : le “ plaider-coupable ”, par lequel le procureur négocie directement avec une personne ayant reconnu une infraction : sans qu'il y ait procès, il lui propose une peine contre une reconnaissance préalable de culpabilité. Economique et de bon ton, non ?

Au moment du vote à l'Assemblée du projet Perben, un amendement déposé par l'UMP Jean-Paul Garraud a fait particulièrement hurler les député-e-s de gauche. Il préconisait de créer un délit d'“ interruption involontaire de grossesse ”, et de punir par un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende une interruption de grossesse causée “ par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence ”, avec doublement de la peine lorsque la faute commise serait jugée délibérée. Certes, cet amendement sous-entendait l'attribution au fœtus d'une “ qualité juridique ” qui lui a jusqu'ici été refusée par le Parlement comme par la Cour de cassation (selon son arrêt du 29 juin 2001, “ l'homicide ne peut être étendu au cas de l'enfant à naître ”). Cependant, dans plusieurs cas, des cours d'appel ont condamné ces dernières années des personnes pour homicide involontaire sur un fœtus…
A la manifestation organisée le même jour en soutien au Planning familial (300 personnes, contre les 30 anti-IVG de SOS-Tout-petits rassemblé-e-s devant ses portes), sa présidente Françoise Laurant s'est insurgée à juste titre contre une tentative de “ remettre en cause le droit fondamental des femmes à disposer de leur corps ”. L'acharnement de Garraud sur le sujet (il a proposé ce genre d'amendement lors de deux précédentes discussions à l'Assemblée) montre que certaines thèses ne sont pas propres à l'extrême droite et aux intégristes. Mais quoi d'étonnant ? La position de l'Eglise catholique, pour s'en tenir à cette institution pilier du patriarcat, n'a-t-elle pas toujours été que les femmes existent avant tout comme porteuses d'enfants, et qu'en cas de problème à l'accouchement il faut sauver l'enfant plutôt que la mère ? Et, de par le monde, combien d'hommes — et de femmes — préciseraient : Surtout si c'est un garçon, l'héritier du nom ?
Toujours est-il que, obstétriciens et gynécos ayant de leur côté fait connaître leur crainte de courir un “ risque majeur de délit ” s'ils-elles soignaient des fœtus lors de traitements in utero et que les soins tournaient au vinaigre, l'amendement Garraud a été retiré devant la levée de boucliers suscitée. Sans doute en partie pour inciter les partis de gauche à accepter les autres dispositions de la loi Perben… mais aussi et surtout sans doute parce que l'actuelle loi sur l'avortement ne gêne guère le gouvernement, en fait (la position anti-IVG n'est par ailleurs défendue ni par toute la droite ni par elle seule). Elle ne le gêne pas pour la simple raison que son financement problématique suffit à la rendre peu opérante. On l'a constaté en particulier l'été dernier, où le manque de places et de délais dans les hôpitaux — mais aussi dans les cliniques, leur roue de secours habituelle — pratiquant cet acte a contraint bien des femmes à partir aux Pays-Bas, en Espagne ou en Grande-Bretagne quand elles le pouvaient. Les autres…
Le secteur hospitalier privé se désengage par rapport à l'IVG, étant donné que les tarifs forfaitaires ne couvrent pas les frais, et qu'il n'est évidemment pas question pour ses établissements de travailler à perte : “ service public ”, connais pas, hein ? Et les hôpitaux, censés connaître, eux, traitent de plus en plus les seules urgences, vu leur état de déliquescence avancé (déficit de personnel pour cause de départs non remplacés, de RTT, etc.). Enfin, la RU 486 (utilisable jusqu'à neuf semaines d'aménorrhée) n'est toujours pas disponible hors hôpital… En l'absence d'une véritable mobilisation sur le sujet, l'“ avortement libre et gratuit y compris pour les mineures ” ne paraît vraiment plus guère à l'ordre du jour.
On en revient ainsi toujours au même point : dans un système économique qui fonctionne sur la rentabilité point final et dont le pouvoir politique sert les exigences, la notion même d'utilité sociale est incongrue. La loi sur l'avortement n'a été arrachée que sous la pression de la rue ; sa mise en pratique réelle et son élargissement à toutes les femmes ayant besoin de recourir à une IVG, quelles qu'elles soient et quelles que soient leurs ressources, ne s'obtiendront que par le maintien d'un rapport de forces conséquent dans la société.

Les modifications législatives en cours montrent la volonté d'en découdre qui anime l'actuel gouvernement et son désir de réduire tout ce qui s'oppose à lui. Pour autant, il vaudrait mieux ne pas en rester à la dénonciation de son programme répressif, comme les libertaires ont trop tendance à le faire — ouvrant d'ailleurs par là un boulevard à la gauche, sous prétexte qu'elle serait “ moins pire ” en la matière —, car il est l'arbre qui cache la forêt. Les répercussions sur les chômeur-se-s et précaires qu'entraînent les récentes réformes de l'UNEDIC, de l'allocation spécifique de solidarité et de la taxe professionnelle, pour ne prendre que cet exemple, ont une importance au moins aussi grande :

- Le plan de redressement de l'UNEDIC a déjà mis au 1er janvier 180 000 demandeur-se-s d'emploi en fin de droits (sur les 53,7 % des chômeur-se-s indemnisé-e-s que comptabilisait l'ANPE, il n'en reste plus que 47,3 %), et les nouvelles conditions d'obtention de l'ASS réduisent pour 130 000 personnes leur durée d'indemnisation d'un à sept mois. Des milliers d'autres subiront les effets de cette politique dans les mois à venir. L'annonce par Chirac, en guise de meilleurs vœux, d'une “ grande loi de mobilisation pour l'emploi ” ne devrait-elle pas donner à beaucoup l'envie de mordre ?
De telles réformes vont augmenter le nombre d'allocataires RMI et RMA, alors que la prochaine étape de la “ décentralisation ” raffarienne en 2004 transfère l'organisation et le financement de ces allocations aux départements. Une nouvelle hausse des impôts locaux suivra forcément, après celle de 4,57 % qui a servi en 2003 à payer l'APA (allocation personnalisée d'autonomie des personnes âgées). Car même si l'Etat doit fournir une compensation monétaire, la précédente régionalisation effectuée, à savoir la gestion des collèges, lycées et transports ferroviaires, l'a prouvé : l'effort financier à garantir par les départements doit toujours être beaucoup plus important que celui consenti auparavant par le pouvoir central.

- Les changements apportés concernant la taxe professionnelle aggraveront encore la situation de l'emploi. Cette taxe joue en effet un rôle central dans le financement des collectivités territoriales, puisqu'elle représente à peu près la moitié de la fiscalité directe locale. Or, depuis le 1er janvier, les entreprises sont exonérées de TP sur leurs nouveaux investissements et, là encore, l'Etat s'est engagé à donner en compensation aux collectivités territoriales des dotations supplémentaires (dont il récupère, semble-t-il, la majeure partie grâce aux mesures d'accompagnement de la réforme…). La “ décentralisation ” menée contribue de ce fait à diminuer les ressources propres des collectivités territoriales et à accroître leur dépendance par rapport au pouvoir central, affaiblissant leur autonomie réelle de décision et les déresponsabilisant par rapport au développement de l'activité économique sur leur territoire. En effet, pourquoi les communes essaieraient-elles de faire venir des entreprises (d'autant que ces dernières sont souvent polluantes) alors qu'elles n'en tireront pas de ressources en termes de TP ? On peut donc s'attendre à une baisse en termes d'offres d'emploi…

Les mouvements sociaux du printemps 2003 n'ont pas abouti. Cependant, aucun pouvoir ne pourra empêcher l'apparition de brèches dans le consensus organisé, car les antagonismes de classe demeurent. L'Etat chiraquien tente aujourd'hui de les réduire en cantonnant aux marges de la société — dans les banlieues, quartiers ou cités ghettoïsés, les régions économiquement sinistrées — tous les laissés-pour-compte du système capitaliste, les stigmatisant facilement comme déviants, délinquants, voire criminels. Hors de la vue, les personnes ou les communautés (formées sur une identité économique, ethnique, linguistique, religieuse…) sans pouvoir d'achat suffisant pour participer vraiment à l'orgie de consommation, réfractaires aux valeurs dominantes du fait de leurs références de classe ou de leur identité culturelle spécifique…
C'est pourquoi une mobilisation contre le seul “ bon à cogner ” que s'octroie en ce moment le gouvernement serait aussi vaine que d'escompter une “ politique sociale ” de la gauche institutionnelle : il faut également combattre la logique économique qui la sous-tend et le “ prêt-à-penser ” idéologique qui la conforte !

Vanina

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