Courant alternatif no 137 mars 2004 |
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SOMMAIRE |
Edito p. 3 SOCIÉTÉ Droite et gauche sous l'étendard du nouvel "idéal républicain" p. 4 SOCIAL Vers l'exclusion des sans-papiers de l'accés aux soins Loi sur la prévention de la délinquance: encore plus fort p.11 Formation professionnelle: des bourses du travail à la loi Filon POLITIQUE Au secours! La gauche plurielle revient! NOTRE MÉMOIRE Italie: l'histoire sans fin de la piazza Fontana p. 15 à 18 Rubrique Flics et militaires LIVRES INTERNATIONAL Macédoine: le business de l'aide humanitaire Irak: hold-up sur un pays Palestine: le nouveau coup de bluff de Sharon |
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ÉDITO |
Quel battage, surtout depuis cet automne, autour du voile, du foulard ! Le port de celui-ci aurait mis en danger et la République et la démocratie ! Etonnante vigueur des laïcards, des républicains de droite, de gauche, de lextrême gauche social-démocrate, et de lextrême droite silencieuse mais qui attend embusquée que ça tombe électoralement. Tout ce beau monde empoignant les bannières dune énième croisade et sécharpant. Quelle aubaine ce tintamarre pour lhôte de lÉlysée, que tous et toutes sollicitent pour sauver la République laïque du danger islamiste ! Navait-il pas déjà été le sauveur de la démocratie en avril 2002 face au danger fasciste dun Le Pen ? Quelle aubaine ce tintamarre pour ce gouvernement, mais aussi pour les débris de la gauche plurielle, sans perspectives ni projets, empêtrée dans les grenouillages électoraux des prochaines régionales et cantonales ! Voile de diversion politique quutilise le trio C.R.S. (Chirac, Raffarin, Sarkozy) dans ses attaques antisociales contre le monde du travail : salariés ou non plongés dans la misère et la précarité grandissante. Cette politique antisociale, entamée par la gauche au pouvoir, avalisée par les bureaucrates syndicaux, est menée à terme par la droite : privatisations, licenciements, casse des services publics (Poste, Télécoms, SNCF, hôpital) et de la protection sociale, fin des conventions collectives et flexibilité du temps de travail. La destruction du Code du travail avec la généralisation des contrats de mission , le temps dun projet ou dun chantier qui pourront durer jusquà cinq ans sans embauche à leur terme. Attaques contre les indemnités de chômage, alors que 5 millions de personnes en bénéficient et que 6 millions nont que les minima sociaux pour survivre. Bref, une aubaine, cette diversion créée par le voile pour le capital dans son offensive contre le monde du travail ! Pour se garantir des réactions et révoltes, la bourgeoisie développe son arsenal répressif. Le gouvernement nhésite pas à cogner fort contre les travailleurs (avec ou sans emploi) par une politique sécuritaire utilisant flics et institution judiciaire. Elle criminalise les militants syndicaux, associatifs ou politiques (Hébert, Bové, Riesel encore en prison). Elle pénalise les individus qui participent à des actions plus offensives (intermittents, étudiants ) et nhésite pas à rogner sur les droits élémentaires de chacun-e. Aux USA, après le 11 septembre, Bush a su utiliser le terrorisme. Illuminé par son Dieu, il est parti en croisade, entraînant les Américains, contre l axe du mal dont le siège était pour loccasion Bagdad. Intérêts capitalistes et idéologiques en concurrence, la bourgeoisie française à la recherche, elle aussi, dune diversion unificatrice a décelé un complot franco-français. Il sera islamiste : les islamistes , avec arrogance, nauraient dautres visées que de détruire notre République laïque et notre démocratie . Peu importe la réalité des faits et leur juste mesure concernant les enfoulardées ou les quelques réseaux intégristes, il ny a plus de place que pour la peur, les fantasmes, le passionnel. Immigrés, musulmans, islamistes, terrorisme, communautarisme, ghettoïsation peu importe lamalgame, les amalgames ! Que la curée commence ! Sarkozy (et sa police) reconnaîtra les siens. Et nos hérauts laïcs de battre le rappel et souffler du clairon pour défendre la République. Notre école est menacée ! Sans doute, quelques enfoulardées posent problème à leur éthique. Et ces dizaines de jeunes sans foulard qui se font virer des bahuts dans lanonymat, ça leur pose quelques questions ? Les différents gouvernements quils ont appelés et soutenus électoralement et idéologiquement nont-ils pas mis à mal lécole publique plus profondément que ces jeunes filles voilées volontaires ou obligées ? La démocratie bourgeoise est menacée ! claironnent-ils. Oubliées les affaires politico-financières de ces dernières décennies : les diamants de Giscard, laffaire ELF et Dumas, le Crédit lyonnais et tant dautres jusquaux HLM de Paris avec la condamnation (provisoire) de Juppé . Oubliées les politiques anti-sociales menées jusquà ce jour. Mais comment faire passer leur message mystificateur sans bouc émissaire ? Les réseaux de barbus (certes fascisants) à la solde de létranger sy prêtaient. République et démocratie, que la France den bas sanctionne par la désaffection des urnes et les votes extrêmes, soulignant lampleur et la réalité de cette démocratie aux pieds fragiles et pourris. Lislam est une religion dasservissement surtout pour la femme , leur font écho les féministes ralliées à la croisade et rejoignant les cohortes de la laïcité. Mais y aurait-il une religion qui ne soit source daliénation et dasservissement de la Femme ? La religion du pape na-t-elle pas asservi, violé et voilé de par le monde ? Ne sest-elle pas placée aux côtés des puissants, couvrant par son silence des génocides passés ? Ne continue-t-elle pas son combat à ce jour, contre lavortement, le port du préservatif, etc. ? Oui lislam est à combattre, mais au même titre que toutes les autres religions qui nous pompent lair que nous respirons. De tous temps, la bourgeoisie a tenté de diviser les travailleurs pour mieux les asservir, afin de mieux les mystifier et les détourner de leurs propres intérêts de classe. Il nest pas étonnant quen cette période de surchauffe économique elle instrumentalise à son profit les peurs et les fantasmes réunificateurs de son passé colonial et raciste pour stigmatiser une communauté. Communauté quelle a ghettoïsée dans les quartiers, les écoles, jetée hors des usines ou des chantiers, et bloquée aux portes des ANPE pour cause de faciès ou de patronyme non correctement français. Navait-elle pas agi de même au sortir de la guerre dAlgérie avec tous ceux qui avaient cru en une France démocrate, laïque et républicaine : les harkis ? Avec le tintamarre orchestré autour du foulard puis surtout de la loi, la bourgeoisie tente de ressouder autour delle et de son projet républicain une force populaire qui sen est détachée pour renouer avec les luttes et reprendre son combat de classe en cherchant à sauto-organiser. Lextrême gauche social-démocrate 100 % à gauche du capital-et une partie des altermondialistes reprennent dans cette stratégie la place laissée vacante par un PCF moribond. Ils servent de rabatteurs électoraux zélés, comme avant eux les staliniens, pour mystifier les travailleurs en les dévoyant du terrain des luttes vers le chemin électoraliste. Ils se mettent au service de la bourgeoisie pour défendre le capital, en diabolisant lautre danger : le fascisme, incarné pour lheure par Le Pen. Caen, le 15 02 2004 [Sommaire de ce numéro] |
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DROITE ET GAUCHE SOUS L'ETENDARD DU NOUVEL IDEAL REPUBLICAIN |
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Le débat sur le voile et son interdiction a mis en relief l'existence actuelle d'un consensus dans la classe politique institutionnelle autour d'une République laïque (appuyée par un discours citoyen plutôt de gauche) et des valeurs chères à l'Eglise catholique (défendues plutôt par la droite). Cet idéal républicain nous est servi comme seul rêve possible, après la faillite du communisme , et il constitue une véritable aubaine pour le gouvernement, dont la politique sécuritaire vise une stigmatisation de la communauté musulmane, sous couvert d'une lutte contre les terroristes intégristes. Car présenter la religion catholique comme un élément d'identité culturelle en France pour défendre la laïcité de façon paradoxale ou
logique, selon le contenu qu'on donne à celle-ci contribue à souder la communauté de cette terre pourtant réputée d'asile contre un étranger toujours aussi mal venu, de par une histoire coloniale restée vivace.
Dans un tel contexte, il est bon de rappeler quelques vérités concernant le catholicisme, avant d'analyser les raisons qui incitent aujourd'hui le pouvoir à favoriser le renforcement de son influence, à partir d'une laïcité définie comme un espace visant à accueillir les différentes religions1 (l'athéisme devenant une opinion parmi d'autres), au lieu d'être un outil contre elles. Hier : Cachez ce sein que je ne saurais voir D'abord, un peu de vocabulaire pour enrichir celui du Vatican, qui affiche facilement sur son fronton le seul mot tolérance en grosses lettres comme s'il le caractérisait, alors qu'on peut qualifier ses pratiques et institutions par bien d'autres termes plus appropriés. Les lois judéo-chrétiennes conditionnant et alimentant notre conception du monde en général et des rapports entre les sexes en particulier, nous sommes en effet redevables à la religion catholique de fort nombreuses saloperies. Ainsi, en matière de morale, ses règles de conduite pour bien-pensant-e-s et mal-baisant-e-s prédominent afin de s'assurer comme dans toutes les autres religions la pureté des femmes et la défense de la famille traditionnelle. Valorisation de la virginité pour les filles (voir le modèle de Marie, si joliment voilée, qui nous donnera le fils de Dieu tout en demeurant vierge après avoir été visitée par l'Esprit saint) ; dévouement, sacrifice, abandon recommandés à la femme honnête (son contraire étant la prostituée, débauchée, pervertie ou diablesse). Acte sexuel (que la bible, où la fornication pullule, désigne pudiquement comme une façon de se connaître ) enchaîné à la procréation : obligation de l'hétérosexualité fécondante ; enfantement dans la douleur Un type de relations sexuelles qui est à la base des discriminations et inégalités entre hommes et femmes : domination pour les uns (avec un masculin symbole de l'activité et la puissance), soumission pour les autres (le féminin étant douceur, passivité, fragilité). Un contrôle de la reproduction obtenu par le biais du mariage, pilier de la propriété et de l'ordre social (obéissance et fidélité de la femme à son mari ). Au final, autant de normes et interdits qui poussent à des gestes de menace et violences d'un côté, créent des sentiments de frustration, culpabilité et angoisse de l'autre ; et qui, portés à leur paroxysme, débouchent sur une société de type vichyssois. L'Eglise catholique a de plus mené au cours des siècles une politique parfaitement intolérante à l'échelle de la planète. D'une part, envers les pratiquants des autres religions (protestants pourchassés et massacrés ou juifs discriminés et cantonnés à certains métiers et lieux grâce à la meilleure volonté des pouvoirs étatiques, infidèles évangélisés de force ou trucidés chez eux par les Croisés ). D'autre part, envers les peuples colonisés contraints à accepter la bonne parole portée par les missionnaires au nom de la Civilisation chrétienne ou à subir des massacres effectués avec la bénédiction papale pour le bien de leur âme, et ce à travers tous les continents investis par la fille aînée de l'Eglise ou quelque proche parent. En France, pendant des siècles, les tribunaux, bourreaux et bûchers de l'Inquisition ont sévi contre sorciers et sorcières ; les jeunes filles de bonne famille ont été soit mariées sans avoir leur avis à donner pour favoriser la circulation entre deux familles du pouvoir, de la propriété ou de l'argent , soit condamnées au couvent quelle qu'ait été leur vocation à y finir leurs jours ; les bénitiers et leurs grenouilles ont encadré la vie villageoise, enfermant les femmes dans un carcan de conventions et interdictions propres à en faire autant de Mme Bovary Mais l'Eglise s'est toujours assise sur les questions de morale quand elles desservaient ses intérêts. Ainsi, les nombreuses affaires de pédophilie concernant des religieux ont été et sont couvertes par l'institution jusqu'à ce qu'un scandale l'oblige à se démarquer des éléments devenus trop gênants2. Ce vicaire de Saint-Jean-de-Maurienne dont les prêches enflammés incitaient à la plus grande rigueur morale et qui est à présent reconnu responsable de plusieurs agressions sur des enfants, depuis quarante ans, a par exemple toujours été protégé par son archevêque ; informé de ses actes dès 1992 par les parents d'un garçon qui se donnera la mort quelques années plus tard, il leur répond sobrement : Je prie pour votre fils et pour vous. Et puis, à côté du discours idéologique sous-tendant le pouvoir spirituel de la papauté, il y a la ligne politique défendue par elle pour accroître son pouvoir temporel : dès l'instant où cela lui sert, l'Etat du Vatican entretient les meilleures relations avec, ou du moins montre une certaine bienveillance envers les régimes les plus musclés (du pouvoir hitlérien aux dictatures d'Amérique latine exception faite de sa bête noire, les Etats communistes, bien sûr3 ), au besoin en sacrifiant les curés trop proches des populations, comme ceux de la théologie de la libération , ou en activant ses forces obscures de l'Opus dei. C'est pour une large part son appui à la monarchie française, de droit divin , qui a poussé les révolutionnaires de 1789 vers l'instauration d'une République laïque. Ensuite, l'Eglise catholique a continué d'être du côté de la réaction (soutenant les partisan-s-de l'Ancien Régime ou du moins les antijacobins : aristocrates, Vendéens ), par choix politique et moral aussi bien que par intérêt matériel. Mais, avec le temps, elle a compris qu'elle ne recouvrerait pas l'immense richesse immobilière qui lui avait été confisquée ni son monopole sur l'instruction grâce au retour de la monarchie, et qu'elle gagnerait donc à négocier avec l'Etat républicain. De son côté, le courant anticlérical s'est farouchement employé à ancrer les institutions françaises sur des bases non religieuses. Notamment par les lois de Ferry et Goblet votées entre 1881 et 1886, qui ont laïcisé établissements, programmes (avec la suppression du catéchisme) et personnels scolaires ; puis par celles de 1904 sur la liberté d'association, qui ont dissous toutes les congrégations enseignantes. Enfin, en 1905 est intervenue la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Mais le vigoureux combat mené au début du XXe siècle contre la calotte a peu à peu perdu de sa vigueur : devant la lente érosion qui s'observait dans la pratique et les vocations religieuses, on a cru la bête agonisante. Et pourtant, une multitude d'us et coutumes qui ne se remarquaient même pas tant elles étaient intégrées dans les esprits (comme ce calendrier républicain ponctué de fêtes religieuses) auraient dû alerter sinon sur la vitalité, du moins sur l'impact persistant du catholicisme dans la société. Avant Mai 68, la présence du crucifix dans les hôpitaux et les écoles (où l'uniforme était de mise et la non-mixité de rigueur) aujourd'hui, il est encore visible autour de nombreux cous ; l'influence très marquée des curés en habit dans les campagnes, où les femmes servaient souvent debout les hommes attablés ; la messe du dimanche matin, jour du Seigneur , à laquelle se rendaient nombre de familles, têtes féminines couvertes, avant de se répartir de part et d'autre de l'allée centrale en fonction des sexes De nos jours, l'institution religieuse récupère à leur mort bien des non-croyants que leurs proches refusent de voir disparaître sans absolution de leurs péchés ; et les cérémonies telles que communions et mariages continuent de faire recette dans beaucoup de villages Certes, voilà autant de survivances liées à une croyance qui ne s'alimente plus guère d'une pratique assidue. Mais la vraie force de l'Eglise catholique n'est pas là. Elle réside plutôt dans le système patriarcal, toujours solidement en place et dont elle constitue un agent très actif en même temps qu'il la sert. Aussi acharnée qu'hier contre l'avortement, la contraception et l'homosexualité, la papauté se montre cependant toujours pragmatique, et manifeste son hostilité à la débauche avec plus ou moins de virulence selon les circonstances. (Par exemple, quand elle s'en prend comme elle l'a fait le 29 janvier aux cartels pharmaceutiques pour leur refus de rendre les traitements contre le SIDA abordables en Afrique alors qu'ils ont conclu leur bilan 2002 par un bénéfice de 517 millions de dollars , et que ceux-ci répliquent qu'elle est mal placée pour leur donner des leçons étant donné ses attaques répétées contre l'usage du préservatif lors des campagnes de prévention menées sur ce continent, elle s'en tire encore en se retranchant derrière l'argument que les capotes ne sont de toute façon pas bien acceptées par les communautés africaines !) Aujourd'hui : Cachez ce voile que je ne saurais voir Face au poids moral que pèse encore l'Eglise catholique en France, on voit mal comment la proposition faite par la commission Stasi d'introduire une fête juive et une musulmane dans le calendrier scolaire pour mieux respecter l'égalité des cultes et la diversité religieuse aurait pu avoir la moindre chance de passer. (Sur cette base, les athées auraient dû être autorisé-e-s à sécher tous les cours qui ne se déroulent pas les jours de fêtes religieuses, non ?) Au prime abord, l'idée ressemblait assez à du n'importe quoi : juste après la décision de supprimer un jour férié pour faire travailler davantage (prétendument au profit des vieux ), les scolaires en auraient chômé deux ? Mais elle permettait à la fois d'aviver le racisme en hérissant le poil du péquin-moyen-pas-basané attaché à et attaqué dans ses propres fondements religieux et d'en rajouter une couche sur la religion en raisonnant comme si juifs et Arabes d'origine étaient forcément croyants et pratiquants4. Dans l' affaire du voile , l'Eglise de Rome a aussitôt assuré qu'elle soutenait la laïcité (donnant un accord qu'on ne lui demandait pas pour céder gracieusement son lundi de Pentecôte qui n'est même pas une fête religieuse). En réalité, c'est plutôt la laïcité qui la soutient depuis des décennies, en lui conservant sa puissance symbolique et ses privilèges, malgré la lente détérioration du sentiment religieux et la crise des vocations du même tonneau. Car, en l'état actuel de ses forces, la loi de 1905 lui fait la part belle, finalement, et l'Eglise le sait si bien qu'elle ne veut entendre parler d'aucune révision5. Pour ne mentionner que lui, le statut particulier accordé aux cultes reconnus (catholique, luthérien, réformé et juif6) en Alsace et en Moselle depuis le régime du concordat de 1801 constitue néanmoins une parfaite aberration dans un cadre républicain et au vu de certaines réalités. L'Etat, qui y nomme les évêques, verse les traitements des prêtres, pasteurs, rabbins et laïcs assimilés ; et, dans les écoles, l'enseignement religieux, assuré par laïcs ou religieux en tenue, est obligatoire : il faut une dispense pour ne pas le suivre ! Or, on constate que si 80 à 90 % des enfants n'y coupent pas au primaire (les parents tenant absolument à leur faire partager les excellentes bases d'aliénation qu'on leur a inculquées au même âge), le chiffre tombe à 35 % au collège et à moins de 10 % au lycée rapprochant fortement le particularisme religieux de ces régions d'une moyenne française qui traduit une indifférence évidente pour la pratique du culte. Mais peu importe à l'Etat : il voit avant tout et à juste titre dans l'Eglise catholique un instrument de régulation, favorable au maintien de l'ordre établi. C'est pourquoi le gouvernement socialiste et son ministre de l'Education Lang ont accepté le financement des écoles privées, après la grande mobilisation de 1984 sur la laïcité. Dans une société de plus en plus déboussolée et aux préoccupations égoïstes dominantes (voir CA n° 136, Prêt-à-penser et bon pour cogner au menu du jour ), les gouvernants recherchent forcément le ciment social que peut leur apporter une religion faisant partie du patrimoine culturel et tellement désireuse de leur plaire. Intérêt d'un rapprochement Eglise-Etat pour les deux parties : la première se donne cette fameuse image de tolérance, comme si l'intégrisme n'existait pas en son sein ; et, oubliant ses propres cornettes et foulards, elle déplore l' échec de l'intégration que traduit le port du voile ! Le second détient des croyants convenables à opposer aux islamistes, partant aux musulmans (de plus en plus souvent appelés Arabo-musulmans ). L'Eglise profite de la situation pour obtenir davantage encore : elle s'agite depuis des mois afin que soit inscrite dans le préambule de la future Constitution européenne une référence explicite aux racines chrétiennes de l'Europe, parce que celle-ci s'est affirmée en même temps qu'elle s'est évangélisée ; et elle s'insurge que des idéologies réductrices oublient ce que le christianisme a apporté à la culture et aux institutions du continent . Message reçu par le pouvoir de droite, qui préconise par la bouche de son anti-barbichus Ferry l' enseignement du fait religieux en rattachant le peuple de France à la religion catholique, par l'assimilation de celle-ci à la culture du pays Et la gauche, loin de sauter au plafond, appuie la démarche. Bien sûr, elle fonctionne depuis belle lurette sur la base de la société existante, en revendiquant l'héritage bleu-blanc-rouge, liberté-égalité-fraternité ; et toute idée de changement quelque peu radical (sans parler de révolution ) se trouve hors de son champ de vision. Cependant, aux termes d'un débat sur les signes religieux qui a gravement intoxiqué toute la société par voie médiatique, la dérive est pour nos chers soc-déms bien plus grande que celle opérée en avril 2001. Il ne s'agit en effet plus de faire barrage au fascisme par un vote antiraciste en plébiscitant l' escroc et le voleur Chirac au second tour de la présidentielle , mais, sous prétexte de défendre la laïcité, de soutenir en fait une démocratie occidentale imbibée de religiosité catho et, au bout du compte, une politique qui, après l'adoption des lois sur la sécurité intérieure, sur la criminalité, etc., n'a plus grand-chose à pomper dans le programme du FN. On appréciera ici comment la défense des valeurs républicaines peut jouer dans des sens contradictoires. Mais ce genre d'ambiguïté ne semble guère gêner le bon peuple de gôche (ni parfois même, d'ailleurs, des gens estampillés à l'extrême gauche7). Bien au contraire, puisque le PS s'est dès le 13 novembre 2003 déclaré également favorable, sans doute toujours par obligation morale , à l'interdiction des signes politiques ou philosophiques à lécole Si cette mesure passe (et, sauf grosse mobilisation à son encontre, pourquoi ne passerait-elle pas. ? On la trouve déjà couramment dans la bouche des parlementaires ), la porte sera grande ouverte, et les chiens seront lâchés contre tout ce qui peut s'opposer au gouvernement ainsi qu'à son nouvel ordre social et moral. La loi pour la laïcité est en fait une loi contre l'islam le racisme plus ou moins affiché et conscient dans la société française à l'égard de la communauté musulmane étant un héritage du colonialisme. En gros, on ne veut pas voir les Arabo-musulmans : préconiser l'interdiction (la mesure toujours la plus facile, pour les détenteurs d'un pouvoir quel quil soit , contre ce qui n'est pas dans leurs normes) du voile revient simplement à renvoyer dans l'ombre ce qui dérange, choque ou insupporte. Le président du Sénat Poncelet a ainsi refusé fin décembre 2003 l'entrée dans l'hémicycle à une jeune femme voilée, sous prétexte que c'était un espace laïc , en lui lançant : Si je vivais en Arabie saoudite, je me conduirais selon les usages alors que son interlocutrice était française. Autrement dit, ce qui ne gêne guère quand on part faire du tourisme dans des contrées où ce genre d'habillement fait exotique et dépayse paraît intolérable chez nous , où sa vue suscite la peur dune invasion étrangère. (La loi sur le voile va d'ailleurs poser certains problèmes sur ces terres françaises où il est courant, comme la Réunion et, surtout, Mayotte Mais il est vrai que leurs populations ne sont pas vraiment perçues comme françaises par leurs concitoyens hexagonaux.) Bref, la guerre contre le terrorisme tombe à pic pour bien des Français-es qui, consciemment ou non, n'ont pas réglé leurs comptes avec l'ennemi de la sale guerre , celle d'Algérie et ce quelle que soit sa nationalité actuelle. Et le gouvernement table là-dessus pour faire passer sa politique contre les délinquants que sont toujours potentiellement les Arabes d'origine, n'est-ce pas ? Plutôt que d'un enseignement du fait religieux , ce serait d'un enseignement du fait colonial qu'on aurait besoin en France ! En fait, le système de la préférence nationale favorise déjà, dans la recherche d'un stage, d'un travail, d'un logement ou de n'importe quoi d'autre, les Français-es de souche (à nationalité identique, un enfant d'Algériens est paraît-il quatre fois plus souvent au chômage qu'un de Français) comme celui de la préférence de sexe favorise les hommes. C. Delphy, A. Boumediene-Thiery, D. Bouzar, E. Fassin, F. Gaspard, M. Rebérioux et N. Savy ont eu raison d'appeler Un voile sur les discriminations leur tribune-pétition diffusée mi-décembre dans divers médias car ce qui est en cause là n'est pas le voile mais l'exclusion ; et raison aussi d'interroger : Comment des féministes peuvent-elles soutenir une loi qui aboutit à exclure des jeunes filles de l'école, souvent leur seul lieu d'émancipation, pour les renvoyer à un milieu familial censé les opprimer ? , car, en dépit du message idéologique que lécole assène, sa fréquentation demeure un moyen de se former une opinion propre, en confrontant dautres valeurs à celles de la famille. La Cour européenne a jugé difficile de concilier le port du foulard avec le message de tolérance, de respect d'autrui, d'égalité et de non-discrimination que, dans une démocratie, tout enseignant doit transmettre à ses élèves : façon comme une autre de redorer le blason des autres religions. Et le Conseil d'Etat a renchéri avec : Nonobstant son apparence inoffensive et sa valeur coutumière, le port du foulard est devenu un signe de courants antilaïques, antirépublicains et un défi à la liberté des femmes lesquelles sont parfaitement libres partout ailleurs dans notre société, comme l'on sait ! En 1905, l'islam était absent de la négociation sur le compromis laïque tout simplement parce que la France, présentée en 1924 par son président du Conseil E. Herriot comme la seconde puissance musulmane du monde , ne prenait pas en compte ses colonisé-e-s, leur refusant la citoyenneté. A l'occasion des vux pour l'année 2004, cet islam a été représenté à l'Elysée pour la première fois et bien évidemment pas par n'importe quel musulman (et moins encore musulmane) : par le président du Conseil français du culte musulman (le CFCM, une création de Sarkozy en avril dernier), D. Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris et interlocuteur privilégié du gouvernement. Les mouvements laïcs issus de l'immigration se sont d'ailleurs élevés en vain contre cette légitimation des religieux par le pouvoir. La déclaration faite par le principal du collège de Thann, dans le Haut-Rhin, lors de la dernière rentrée scolaire, à une élève venue voilée : Le port d'un couvre-chef et le chewing-gum sont interdits dans l'établissement peut-elle traduire autre chose que mépris ou racisme de premier arrivant ? Et, de même, les attentats subis par le préfet de l'immigration A. Dermouche, de par le message qui les accompagnait : Pas d'Arabes au gouvernement mais aussi et peut-être surtout de par leur traitement médiatique, assez inhabituel concernant une personnalité politique puisqu'il a été abondamment fait étalage de sa vie privée. Demain : Cachez ce drapeau que je ne saurais voir ? Des monceaux d'âneries ou de déclarations hypocrites ont été débités depuis le printemps dernier sur la question du voile. 140 orateurs et une dizaine d'oratrices de toutes tendances, au Parlement, en ont le plus souvent parlé au nom des femmes , pour dénoncer loppression de celles-ci chez les musulmans ; et, tout en niant traiter exclusivement du voile, ils-elles n'ont fait référence qu'à la religion dont il est un symbole. Le port du foulard Hermès, quant à lui, les dérange peu ; il symbolise pourtant, comme nombre d'autres objets, la puissance de l'argent, qui fait courir une menace autrement plus grande aux dizaines de millions de personnes actuellement condamnées au chômage ou à une extrême précarité de par le monde. De même, des féministes ont réduit leur mobilisation sur l'égalité entre les sexes à la lutte contre l'intégrisme musulman, comme s'il n'y avait que dans les cités peuplées d' Arabes que les filles ne peuvent pas se mettre en (mini)jupe : quid des transports en commun, par exemple ? Pourquoi croit-on que le port du pantalon est aussi apprécié par les femmes en tous lieux aujourd'hui ? L'image féminine servie par les médias, les publicitaires ou la rue paraît souvent gêner assez peu ces pourfendeur-se-s d'islam, alors qu'elle vise à émoustiller le désir des hommes bien davantage quà combattre leur domination En matière d'énormités, Régis Debray, auteur de Ce que nous voile le voile la République et le Sacré (Gallimard, 2004), a sans doute le pompon. Lors de son passage dans l'émission Charivari de France-Inter, le 9 janvier dernier, il a non seulement présenté l'école comme un lieu neutre grâce auquel les jeunes se dégagent des valeurs inculquées par leur famille, mais il a opposé la nation issue de 1789 (en la détachant avec force de tout nationalisme) aux Basques, Bretons, intégristes, etc. , et parlé abondamment du commun partagé qu'est la patrie liée au peuple en armes , ainsi que du caractère sacré de la République. Déplorant qu'il n'y ait pas au moins un service civil à offrir aux jeunes, il a estimé qu'il fallait réchauffer la citoyenneté pour combattre le port du voile qui est politique , et que la France devait donner l'exemple aux autres pays d'Europe par une loi sur la question (qu'elle soit critiquée pour cela tant par l'ONU que par nombre de pays important peu : Elle a fait seule le 14 Juillet aussi !). Ce genre de délire prêterait à rire s'il ne s'inscrivait sur fond de 11 septembre, de guerre contre l'Irak, de conflit israélo-palestinien et de lutte contre le terrorisme , et s'il n'était présentement repris au moins pour partie à gauche comme à droite. En fait, gauche et droite se retrouvent dans la défense des institutions existantes, à quelques nuances dans le discours près : un peu plus de citoyen ici, de sécurité là. C'est pourquoi l'opposition du PS au texte de l'UMP sur l'interdiction des signes religieux s'est traduite par une négociation sur les termes ( visible plutôt qu' ostensible , etc.) car il souhaitait la voter. Ce qui donne au final : Le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit . Une formulation qui reprend en fait la circulaire de 1994 due à Bayrou, alors ministre de l'Education laquelle circulaire, selon un avis couramment émis, aurait amplement suffi à régler le problème du voile si on n'avait voulu le monter en épingle pour d'autres enjeux que la discipline scolaire ! Bien oubliée par la gauche, la laïcité de combat qui animait naguère ses différents courants, en particulier sous la IIIe République, pour dégager le peuple de l'emprise religieuse tout en nivelant les particularismes régionaux nuisibles à la nation française afin de construire l'Etat centralisateur dont la bourgeoisie avait besoin. L'heure est à la défense de cette nation dans le cadre de l'Europe, et, pour ce faire, on est disposé à revendiquer jusqu'à l' héritage culturel du catholicisme Dans un tel contexte, il paraît fichtrement important de relancer la lutte contre tous les opiums du peuple, et de réaffirmer haut et fort son anticléricalisme en dénonçant non seulement les messages religieux et les institutions qui les portent, mais les manips de la classe politique actuelle pour renforcer le poids des Eglises dans la société. Alors même qu'une large majorité en France ne croit ou du moins ne pratique plus, l'Etat cherche à formater dans son école de bons citoyens raisonnables et modérés, bien adaptés au monde de l'entreprise et nourris de principes moraux hérités des curetons. Car qui y enseignera le fait religieux , dans cette école publique sinon quelque adepte de toutes ces conneries sur un Dieu qui ouvre en deux la mer pour permettre le passage de son peuple, avec son fils qui marche sur les eaux et ressuscite après avoir été crucifié ? Sur cet autre Dieu qui réserve des vierges en quantité pour le lit du fidèle, lequel prend place au côté du prophète après avoir trucidé un max d'innocents ? Ou sur l'interdiction d'utiliser un interrupteur électrique le jour du Shabbat ? L'école est censée fabriquer du lien social et rendre possible l'accès à la culture universelle. La prétendue mise à jour ici des fondements de notre civilisation est du pipeau complet un moyen de promouvoir la morale servie par les religions quelles qu'elles soient : toujours la même haine des femmes, de la vie ici et maintenant l' homme étant sur Terre pour souffrir et travailler dans l'attente de la mort ; de l'infidèle qu'est l'incroyant ou l'athée Susciter une controverse passionnée dans l'opinion sur le voile est un moyen de faire passer la politique sécuritaire : tant qu'on en parle, on ne parle pas d'autre chose (cela occupant d'autant mieux que tous les partis sont divisés sur la question). Oui vraiment, contre le bouclier d'idéologie réactionnaire que constitue le nouvel idéal républicain , il faut de toute urgence défendre une éthique matérialiste et païenne propre à réveiller les corps autant que les enthousiasmes, le sens critique et le goût de l'action autrement dit, la révolte et l'insoumission ! Vanina (Illustrations tirées du Canard sauvage, hebdomadaire satirique libertaire qui a paru en France durant lannée 1903.) 1. Déclaration de Jean-Paul II le 12 janvier 2004, reprise à son compte par B. Stasi, président de la commission sur la laïcité : [La laïcité] n'est autre que le respect de toutes les croyances de la part de l'Etat, qui assure le libre exercice des activités cultuelles, spirituelles, culturelles et caritatives des communautés de croyants. 2. Aux Etats-Unis, après deux ans de crise énorme, l'Eglise catholique claironne qu'elle en a fini avec ses prêtres pédophiles : 900 plaintes (déposées depuis les années 60) ont fini par provoquer un audit de curés commandé à 54 ex-agents du FBI (!), et les évêques affirment avoir suspendu les prêtres accusés ou suspectés de pédophilie ; mais les organisations de victimes demeurent sceptiques, car un grand flou entoure la cuisine interne de l'Eglise, et ces curés semblent en fait avoir été pour un certain nombre au moins juste mutés. 3. Le pape polonais vante ainsi l'action des chrétiens qui, en promouvant la liberté et les droits de l'Homme, ont contribué à la transformation pacifique de régimes autoritaires, ainsi qu'à la restauration de la démocratie en Europe centrale et orientale . 4. La France compte, nous dit-on et on appréciera la marge , entre 3 et 6 millions de musulmans d'origine dont 36 % se déclareraient croyants et 20 % iraient à la mosquée régulièrement ; le port du voile dans les écoles demeure en tout cas un phénomène très minoritaire parmi les jeunes musulmanes scolarisées ( 1 260 cas de voile à la rentrée, 2 cas difficiles, 4 cas d'exclusion , d'après Sarkozy), en dépit de sa vogue renouvelée sans doute avec l'adoption de la loi contre lui. 5. Elle a lancé avec ses consurs protestante et orthodoxe un appel commun, le 9 décembre 2003, contre une loi qui prohiberait les signes religieux à l'école en déplorant que la discussion prenne des accents qui ressemblent parfois à ceux d'une époque que l'on pensait révolue, celle d'une laïcité de combat , alors même que nos Eglises pouvaient se réjouir depuis quelques décennies d'une laïcité apaisée . 6. Le Conseil d'Etat a rejeté le 6 avril 2001 son élargissement à l'islam. 7. A Marseille, l'avocat B. Hubert, membre de la LDH et militant engagé dans la défense des libertés , a semble-t-il été exclu de la liste LO-LCR pour les régionales après avoir participé à une manif contre l'interdiction du voile(manif qui visait, ô irônie, à faire un contrefeu républicain à celle de Latrèche à Paris ). [Sommaire de ce numéro] |
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ENCORE PLUS FORT, LOI SUR LA PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE: LA PUNITION AVANT LA FAUTE |
Un projet de loi, porté par Sarkosy, sur la prévention de la délinquance présenté début janvier au Conseil des ministres vise à instaurer une obligation pour les travailleurs sociaux, les enseignants et éventuellement les médecins et personnel de santé des services sociaux de signaler au maire de leur localité les enfants et familles qui présenteraient des problèmes dordre sécuritaire .
Le projet de loi Le renforcement des pouvoirs du maire : la définition donnée de la politique de prévention de la délinquance précise son objectif, son public cible, ses acteurs et la nature des moyens et des mesures mises en uvre. Elle institue le maire ou le président de lintercommunalité comme coordinateur de la politique de prévention de la délinquance au niveau local, en liaison avec le préfet comme représentant de létat. Elle vise à renforcer les pouvoirs du maire, à développer la police municipale, impliquer les conseils généraux dans la sécurisation des villes (vidéo-surveillance dans les rues, les quartiers, les transports et bientôt dans les lycées ) Signalement obligatoire des personnes en difficulté : Le projet prévoit, en effet, que sous peine de sanctions disciplinaires : Tout professionnel qui intervient au bénéfice dune personne présentant des difficultés sociales, éducatives ou matérielles, est tenu den informer le maire de la commune de résidence ou la personne par lui désignée aux fins de le substituer . Il deviendra difficile dinstaurer une relation de confiance entre les jeunes et les travailleurs sociaux ou enseignants si ceux-ci deviennent des auxiliaires de police obligés de dénoncer toute suspicion dactes illégaux. Vidéosurveillance : Larticle 12 permettrait à la police ou à la gendarmerie de visionner les images recueillies par les caméras placées aux endroits sensibles dans les communes. Urbanisme : Larticle 13 étudie lobligation de prise en compte des impératifs de sûreté et de prévention de la délinquance dans tous les textes. Par exemple, les grands projets daménagement et durbanisme ne seraient retenus que sils prévoient la mise en sécurité des lieux contre les éventuels délinquants. Vive la généralisation des barrières et code daccès aux immeubles, voire les gardes-chiourmes à lentrée des résidences ou quartiers chics. Transports : Cette obligation, élargie aux transports publics (terrestres, aériens et maritimes), contraindrait les concepteurs de transports à des normes strictes de sécurité. Le projet de loi déplore le métro de Lyon conçu comme ouvert . Ecole : Un fond daide spécifique permettra daider les collectivités locales à sécuriser les écoles par la mise en place de vidéo-surveillance. Les collectivités locales sont également incitées à investir dans les instituts de rééducation, les centres éducatifs fermés et les internats publics Un comité déducation à la santé et à la citoyenneté, présidé par le chef détablissement sera crée dans tous les établissement scolaires accueillant des élèves à partir de la 6e. Il aura pour mission détudier les comportements à risques des élèves : absences fréquentes ou injustifiées, consommations illicites, familles non coopérantes Il signalera aux autorités compétentes (le maire, le conseil général, la justice, la police et la gendarmerie) les élèves à problèmes et leur familles. Les familles mises au pas : Les manquements à lobligation scolaire ((les parents qui nenvoient pas leurs enfants de moins de 16 ans à lécole) sont déjà sanctionnés. Les nouvelles dispositions prévoient qu un stage daide à la parentalité, exécuté aux frais du condamné pourrait compléter ces sanctions. Jeux interdits : Et pour aller tout azimut un paragraphe prévoit la réglementation des jeux vidéo présentant un danger pour les mineurs ! Déjà de belles tentatives Ce désir de transformation des pratiques nest pas nouveau et a déjà prouvé les dérives sécuritaires inévitables dans le cadre des Contrats Locaux de Sécurité (CSL) ou de conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance qui, sous lautorité des maires, regroupent lensemble des intervenants institutionnels dun quartier. En Savoie, le 21 Novembre 2003, lAssociation départementale de la Sauvegarde de lEnfance et de lAdolescence (ADSEA) signait un protocole de concertation avec le Conseil Général, la police nationale, la gendarmerie, le parquet et la préfecture. Il prévoit notamment que tout éducateur ayant connaissance de faits constitutifs dune infraction ou tentative dinfraction pénale doit en avertir son directeur, qui préviendra les services compétents . Les salariés de lADSEA ont annoncés leur volonté de désobéissance civile au contenu du protocole. Mais ce genre de protocole se généralisent : Angoulême, Arras Plus grave à Chateauroux ou Orléans des associations sont déconventionnées au profit dautres qui proposent des prestations moins chères ou d opérateurs nayant aucune expérience de prévention spécialisée. Délation obligatoire ! Face au tout sécuritaire nous pensions avoir largement dépassé les limites du supportable. Et bien non ! La délation est promue comme indispensable à la tranquillité du bon citoyen. Enseignants, assistants sociaux, éducateurs spécialisés sont invités à participer à un projet de société où toute action sociale est dirigée vers un contrôle social généralisé des populations au service dune politique sécuritaire. Ce projet de loi est à resituer dans le cadre des attaques convergentes de la protection sociale et de la santé, qui visent à la criminalisation de la pauvreté et des laisser pour compte du système dexploitation capitaliste. Après les lois Sarkosy qui pénalisent la pauvreté, et les lois Perben qui attaquent les libertés, ce projet de loi parachève le quadrillage sécuritaire. Ce projet remet en cause les principes fondamentaux de la prévention spécialisée, fixés dans larrêté de 1972 : intervention sans mandat, libre adhésion des jeunes et de leur famille, anonymat des jeunes. Si les travailleurs sociaux navaient pas conscience de leur mission Sarkozy leur rappelle clairement quils sont partie prenante du maintien de la paix sociale. Cela vient une fois de plus confirmer la toute puissance de létat et la volonté de stigmatisation des populations comme responsables des dysfonctionnements. Le capitalisme pour préserver ses intérêts a toujours eu besoin dennemis. Les plus démunis, les plus fragiles, les pauvres et les immigrés sont les proies idéales. Résistance !!! La résistance a commencé à Chambéry où plus de 500 éducateurs sont venus de toute la France manifester, débattre et apporter leur soutien à leurs collègues de lADSEA qui refusent la délation. Des actions dans chaque région ont eu lieu le 4 février contre les attaques subies par la prévention spécialisée. Une journée de grève et de manifestation nationale est également prévue le 17 Mars. Il y a fort à penser que bon nombre de démocrates se sentirons investis dun combat idéologique pour la défense des plus pauvres. Mais tant que les classes sociales seront vécues comme normales ou fatales, selon le courant de pensée, ce projet finira par aboutir. Nous avons depuis longtemps un devoir de lutte et de réflexion pour maintenir le moins pire. Mais nous avons également un devoir de désobéissance pour aller vers un meilleur. Danielle et Odile, Caen [Sommaire de ce numéro] |
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ITALIE: LHISTOIRE SANS FIN DE LA PIAZZA FONTANA |
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La récente sortie, en France, du film BUONGIORNO NOTTE de Marco Bellochio, suivie, peu après, par la nouvelle de larrestation du romancier Cesare Battisti pour des faits remontant aux années 70, ont fait resurgir, une fois de plus, la mémoire des années de plomb (1) , et tout particulièrement des actions armées des groupes dextrême gauche de lépoque, qui débouchèrent, en 1978, sur lassassinat dAldo Moro, le leader de la démocratie-chrétienne favorable au compromis historique proposé par le PCI au lendemain du coup dÉtat chilien du 11 septembre 1973. Ce nest probablement pas par hasard si la mémoire de ces faits a rejeté dans une ombre à peu près totale le souvenir des événements qui marquèrent lentrée du pays dans une longue période de violences politiques. Il est pourtant impossible de comprendre la radicalisation qui sopéra au sein dune partie de lextrême gauche italienne au milieu des années 70 si on ignore tout des événements des années antérieures. LES BOMBES DU 12 DECEMBRE 1969 De fait, tout ou presque commence le 12 décembre 1969, quand une bombe posée à la Banque de lagriculture, sur la piazza Fontana de Milan, explose au beau milieu de laprès-midi, causant 16 morts et une centaine de blessés(2) . Presque au même moment, à la Banque commerciale italienne de la piazza della Scala, on découvre, dans un sac noir abandonné près dun ascenseur, une autre bombe dont le mécanisme sest enrayé. Enfin, la journée se conclut par deux autres explosions, à Rome cette fois-ci. Une bombe déposée dans un couloir souterrain de la Banque nationale du travail située via Veneto cause une quinzaine de blessés, avant que deux autres engins, de moindre puissance, visant lAutel de la Patrie de la piazza Venezia, ne blessent un carabinier et trois passants. LItalie, sans le savoir encore, vient dentrer dans lère des massacres, dont le point culminant se situera le 2 août 1980, quand une bombe placée dans la gare de Bologne sera cause de la mort de 80 personnes et de plusieurs dizaines de blessés. Entre-temps, il y aura eu lattentat contre le train La freccia del sud , le 22 juillet 1970 (6 morts et 139 blessés) ; celui de Peteano, le 31 mai 1972 (3 morts, un blessé) ; celui de Brescia, le 28 mai 1974, qui frappe une manifestation anti-fasciste (8 morts et presque 100 blessés), et enfin, le 4 août de la même année, lattentat contre le train Italicus (12 morts et 48 blessés). Pour revenir aux bombes de décembre 69, il convient de noter quelles marquent lapogée dune impressionnante série dactes terroristes commis tout au long de lannée : rien de moins que 145, soit 12 par mois, ou, si on préfère, un tous les trois jours. De ces actions, 96 sont officiellement imputables à des groupes dextrême droite, soit à cause des cibles visées (sièges de partis de gauche, monuments en honneur des partisans, synagogues, etc.) soit parce que leurs auteurs ont été identifiés. Les autres sont dorigine plus incertaine, à linstar des attentats des 8 et 9 août contre des trains (3). Dautres, enfin, sont attribués aux anarchistes : cest le cas des attentats qui ont eu lieu à Milan en avril, le mois le plus chaud de lannée, avec un total de 45 actes terroristes. Ceux du 25 de ce mois ont frappé le pavillon de la Fiat installé à la Foire de Milan, et les locaux du bureau des changes de la Banque nationale des communications, sis à la gare centrale de la même ville. Au vu des objectifs visés par ces deux attentats, qui nont fait que quelques dizaines de blessés légers, la police a procédé à larrestation dune quinzaine de libertaires. Cest encore vers eux que, quelques heures à peine après lattentat de la piazza Fontana, se dirigent les soupçons. Le soir même, le juge Amati et le commissaire Calabresi font savoir à la presse que cest du côté des anarchistes quil faut aller chercher les coupables. Aussitôt dit, aussitôt fait : le lendemain, on lance un raid contre les milieux anarchistes, dont témoigne larticle paru le 15 décembre en première page du Corriere della Sera, où le journaliste Arnaldo Giuliani annonce larrestation de 27 extrémistes , dont la plupart appartiennent à des groupes néo-anarchistes liés à des organisations internationales . Dans les pages intérieures du quotidien, un autre journaliste, Enzo Passanisi, rappelle le précédent de lattentat commis par des anarchistes au théâtre Scala le 23 mars 1923. Après avoir donné la parole à des membres du groupe libertaire du Ponte della Ghisolfa, qui qualifient d erreur lattentat commis alors par des anarchistes, le journaliste se demande si ce vendredi, il ny aurait pas eu une erreur du même genre. LA FUREUR DE LA BÊTE HUMAINE Dès le 17 décembre, la question ne se pose plus. Ce jour-là, tous les journaux paraissent avec la photo de Pietro Valpreda à la une . Et si certains se contentent dinformer de larrestation de ce danseur anarchiste, dont on ne se prive pas de rappeler quil eut autrefois maille à partir avec la police, la majorité ne fait pas précisément dans la dentelle. Quon en juge : Valpreda est perdu (Corriere dinformazione), Lassassin est arrêté : il sagit de lanarchiste Pietro Valpreda (Il Tempo), tandis que Il Secolo dItalia préfère parler, pour sa part, de larrestation dun communiste . Il Mattino annonce quon a capturé le terroriste qui a commis le massacre tandis que Il Tempo nhésite pas à écrire que le monstre est un communiste-anarchiste, danseur de music-hall . Quant à la télévision, elle fait entendre le même son de cloche, puisque, au journal télévisé du soir du 16 décembre, le journaliste Bruno Vespa déclare benoîtement que Pietro Valpreda est un coupable, il est un des responsables du massacre de Milan et ajoute-t-il, pour le cas où cela ne suffirait pas, des attentats de Rome . Cest un certain Vittorio Notarnicola du Corriere dinformazione qui va donner le coup de pied de lâne à Valpreda dans un article intitulé La fureur de la bête humaine , qui mériterait de figurer, en très bonne place, dans une anthologie de linfamie journalistique (4). Mais doù vient cette assurance dune grande partie de la presse, et comment a-t-on pu remonter si vite au responsable des attentats du 12 décembre ? À en croire la police, cest grâce au témoignage spontané dun chauffeur de taxi, Cornelio Rolandi, qui est venu déclarer que, le 12 décembre dans laprès-midi, il avait déposé un client près de la Banque nationale de lagriculture : lhomme, qui sépargnait de la sorte une marche denviron 135 mètres, serait descendu avec une mallette noire à la main, aurait repris le taxi quelques instants plus tard, les mains vides, avant de se faire conduire via Albricci et de disparaître dans la nature, non sans avoir laissé un souvenir immortel au chauffeur de taxi. Les enquêteurs pensent alors à confronter celui-ci à Valpreda, qui, victime du raid opéré par la police dans les milieux anarchistes, a été transféré à la questura de Rome pour y être interrogé. On fait donc venir le chauffeur de taxi à la capitale pour une séance didentification. Valpreda est mis en compagnie de quatre policiers, et évidemment, parmi les présents, Rolandi reconnaît sans peine son client du 12 décembre, lhomme qui a trouvé bon de prendre un taxi pour aller commettre un attentat. Il le reconnaît dautant plus aisément quil avoue en toute candeur ce qui suit : Les carabiniers de Milan mont montré une photo dont on ma dit que cétait celle de la personne que je devais reconnaître , une déclaration qui obligera, en 1972, le substitut Vittorio Occorsio à dassez inconfortables contorsions pour tenter de prouver que la phrase du chauffeur de taxi navait pas du tout le sens quun vain peuple, ignorant des ressources de la dialectique, lui avait attribué. Quant à Rolandi lui-même, il nen dira pas plus, puisquil a la riche idée de mourir, bien avant lâge, le 16 juillet 1971. MORT "ACCIDENTELLE" D'UN ANARCHISTE: PINELLI DÉFENESTRÉ Toutefois, quand Pietro Valpreda est arrêté et désigné à la vindicte publique par une presse qui, grâce au témoignage spontané de Cornelio Rolandi, croit avoir trouvé en lui le monstre responsable du massacre du 12 décembre, la bombe de la piazza Fontana a déjà fait une victime de plus en la personne de Pino Pinelli, un militant bien connu des milieux de lextrême gauche milanaise. En effet, dans la nuit du 15 au 16 décembre, ce cheminot libertaire, déjà inquiété après les attentats du mois daoût, tombe de la fenêtre du bureau de la questura où il était interrogé par les services du commissaire Calabresi. Pour la police, la cause est entendue : sentant quil senferrait dans ses explications, Pinelli aurait choisi de mettre fin à ses jours. Pour faire bonne mesure, les policiers présents certifient quil se serait précipité par la fenêtre en criant : Cest la fin de lanarchie . À dire vrai, ils fourniront toutes sortes dexplications de lévénement, toutes plus piteuses les unes que les autres, et toutes également ridiculisées par Dario Fo dans sa pièce Mort accidentelle dun anarchiste. Un exemple, digne des meilleures comédies italiennes : lun dentre eux soutiendra quil aurait essayé de retenir Pinelli en le prenant par une de ses chaussures, qui lui serait restée dans la main : or, des témoignages fiables ont établi que le cadavre de Pinelli avait bel et bien ses deux chaussures aux pieds. En désespoir de cause, une fois écartée la thèse du suicide, le juge milanais DAmbrosio inventera pour la circonstance une notion absolument inédite dans les annales de la médecine, à savoir le malore attivo, ce malaise actif et malvenu qui aurait fait chuter Pinelli du quatrième étage de la questura de Milan. Un accident, donc. Cest sur cette trouvaille que, le 27 octobre 1975, ce juge fera fond pour clore lenquête sur la mort de Pinelli, une bonne fois pour toutes. En revanche, rien de sérieux ne sera fait pour infirmer, ou confirmer, la thèse qui avait couru dans toute la ville, à savoir que Pinelli était déjà mort, dun coup de karaté asséné sur la nuque, quand il fut jeté de la fenêtre du bureau de Calabresi. LE "CHOIX" DE PIETRO VALPREDA On a vu que, le soir même des attentats, Amati et Calabresi invitent à chercher les coupables du massacre du côté des anarchistes. Il y a plus, en vérité. Cest très précisément vers Valpreda que sorientent les soupçons du commissario Finestra (5) . Quelques heures à peine après lattentat, celui-ci se présente au local anarchiste de la via Scaldasole pour demander aux deux présents, Sergio Ardau et Pino Pinelli, des nouvelles de ce fou de Valpreda et de sa bande de gamins du groupe libertaire du 22 mars. La police est très bien informée, semble-t-il, des propos incendiaires que tient Valpreda dans les cafés du quartier de Brera à Milan ou dans les petits bulletins auxquels il lui arrive de collaborer, comme ce Terra e libertà où, sous le titre Ravachol è risorto (6) , il a exalté laction des jeunes prêts à tenir leur rôle dennemis de lÉtat et à crier Ni Dieu ni maître avec le poignard de Caserio, le pistolet de Bresci, la mitraillette de Bonnot, les bombes de Filippi et dHenry . Et comment pourrait-elle ne pas lêtre si le compagnon Andrea , lun des membres du petit cercle du 22 mars (le groupe des jeunes activistes liés à Valpreda), nest autre quun fonctionnaire de police du nom de Salvatore Ippolito. Ce nest cependant pas de lui que viendront les principales accusations portées à lencontre de Valpreda, mais dun autre des membres du groupe, un étudiant en philosophie appelé Mario Merlino. Celui-ci, interrogé par la police de Rome le 13 décembre, na rien de plus pressé que davouer que ses camarades disposent dun dépôt darmes et dexplosifs, situé, à len croire, sur la via Tiburtina, à Rome. Cest donc là que les policiers vont emmener Valpreda, le 16 décembre, à deux heures du matin, pour quil leur indique le lieu où est censé se trouver le dépôt darmes signalé par son camarade , le très bavard Mario Merlino. Inutile de dire que les policiers reviendront bredouilles de leur expédition nocturne, nayant trouvé sur la via Tiburtina que des tessons de bouteille et de vieilles boîtes de conserves. Mais qui est ce Mario Merlino qui vient de rendre un si piètre service à ses camarades du 22 mars ? De fait, peu de mois avant les faits, cet étudiant de 25 ans, fils dun fonctionnaire au Vatican, était connu en tant que militant de lorganisation néo-fasciste Avanguardia nazionale, à laquelle il appartenait depuis lâge de 18 ans. En mars 1968, il a fait partie dun groupe de 200 militants fascistes venus affronter les étudiants dextrême gauche qui occupaient luniversité La Sapienza de Rome. Le mois suivant, il a séjourné en Grèce, à loccasion dun voyage organisé par les chefs fascistes Pino Rauti et Stefano Delle Chiaie, qui avaient répondu à linvitation faite par lESESI, lassociation des étudiants fascistes grecs à létranger. Puis, soudain, à son retour en Italie, Mario Merlino se convertit à lanarchisme, se met à porter la barbe et laisse pousser ses cheveux. Sintroduisant peu à peu dans les petits cercles militants, il finit par se retrouver aux côtés de Valpreda et de quelques jeunes activistes déçus de linertie des groupes de la FAI. Il na dailleurs pas cherché à cacher ses origines à ses nouveaux camarades : même après son arrestation, le bon Valpreda continuera à croire à la sincérité de ce nouveau venu. La où le bât blesse, cest que, malgré cette sincérité supposée, Merlino na jamais cessé de fréquenter ses ex -amis dAvanguardia nazionale, à commencer par celui qui est leur leader à Rome, Stefano Delle Chiaie, alias er caccola (7) . Cest dailleurs ce dernier qui lui fournira le seul alibi dont il pourra se prévaloir pour laprès-midi du 12 décembre. Longtemps après, dans un entretien paru dans LEuropeo en 1981, Merlino exprimera encore lestime quil porte au chef fasciste romain. Quant à Valpreda, ex-délinquant juvénile, demi-marginal, isolé même du milieu anarchiste par ses déclarations intempestives et son désir daction, on voit quil avait tout, au fond, pour remplir le rôle que les véritables auteurs des attentats du 12 décembre avaient décidé de lui faire jouer. Il a été choisi à lavance, écrit L. Lanza. Si la situation politique devait lexiger, il pourrait être un bouc émissaire très commode . Et il la été deux fois, par les fascistes dAvanguardia nazionale et par les services de la police politique. LA PISTE NOIRE Mais, alors que la presse bat le tambour contre le fou sanguinaire , la bête humaine et autres gracieusetés, une autre vérité commence à se faire jour, fort éloignée du scénario concocté par les maîtres duvre du 12 décembre, avec lequel la presse va amuser la galerie pendant quelques semaines encore (8) ! Cest le 15 décembre, cest-à-dire le jour même où Valpreda est arrêté, quun professeur de français de Vittorio Veneto, Guido Lorenzon, se présente chez un avocat de cette ville pour lui faire part de ses soupçons quant à la possible participation dun de ses amis, le libraire néo-nazi Giovanni Ventura, dans les attentats qui viennent de mettre lItalie entière en émoi. Les trouvailles quon fera dans les années qui suivent vont permettre de répondre, en partie du moins, à la question que se posaient les rédacteurs du bulletin de la Crocenera, dans le numéro immédiatement postérieur aux attentats des 8 et 9 août : Dans cette terrible année 1969, nous nous demandons : que diable se passe-t-il en Italie ? . Si, dès ce mois daoût 69, les rédacteurs de ce bulletin anarchiste avaient lintuition que quelque chose était dores et déjà en gestation, et que les libertaires auraient à en payer les conséquences, ils ne pouvaient pas savoir alors que tout cela répondait à une stratégie imaginée dans des cercles touchant à la fois aux services secrets et aux groupes dextrême droite du pays. Cette stratégie est exprimée sans détours dans un document quon saisira en 1974 dans les locaux de lAginter Press de Lisbonne, une organisation dextrême droite dirigée par un ex-officier OAS, Yves Guillou, alias Ralph Guérin-Sérac (9). Intitulé Notre action politique, on y expose les principes de ce quon désignera sous lexpression de stratégie de la tension , par laquelle, en commettant des attentats attribués à lextrême gauche, on visait à créer un climat de peur favorable à linstauration dun régime ultra-autoritaire. UNE JUSTICE QUI BAFOUILLE Ce nest que le 13 avril 1971, soit près dun an et demi après les premiers aveux de Lorenzon, que Giancarlo Stiz, juge dinstruction à Trévise, émet un mandat darrêt contre trois nazis-fascistes de la région vénitienne Giovanni Ventura, Franco Freda et Aldo Trinco pour leur participation supposée à plusieurs des attentats de lannée 1969, et il faudra attendre encore le 22 mars 1972 pour que les juges Stiz et Calogero les impliquent dans les faits de décembre 69. Du coup, quand commence à Catanzaro, le 25 janvier 1975, le procès pour le massacre de la piazza Fontana, Valpreda et ses amis du 22 mars se retrouvent sur le banc des accusés aux côtés de nombreux militants dextrême droite et de quelques agents du SID, les services secrets italiens. Le 23 novembre 1979, la cour dassises de Catanzaro condamne plusieurs de ces derniers les nazis-fascistes F. Freda et G. Ventura ainsi que Guido Giannettini, qui porte une double casquette de journaliste et dagent du SID pour leur responsabilité dans le massacre de la piazza Fontana. Mais ils seront tous acquittés pour insuffisance de preuves dès 1981, un jugement confirmé en 1985. La justice ne sarrêtera pas en si bon chemin, du reste, puisque le même scénario va se répéter pour les responsables de lattentat contre lexpress Rome-Munich en 1974, et pour ceux du massacre de 1980. Si dans un premier temps, lenquête sur la tragédie de la gare de Bologne sembla devoir conduire vers les coupables, il savéra rapidement que cétait un leurre , écrit Jacques Georgel dans son livre LItalie au XXe siècle (10) Dans ce dernier cas, un juge bolognais inculpe 16 personnes, dont un ex-directeur adjoint des services secrets italiens et le chef de la loge maçonnique P2, le très sulfureux Licio Gelli. Mais ici encore, les premières condamnations seront suivies dacquittements ou de réductions de peine, au motif dinsuffisance de preuves. Au bout du compte, la justice ne sait toujours pas qui est responsable des attentats du 12 décembre 69 ou de la gare de Bologne, et tout porte à croire que personne ne paiera jamais pour ces crimes. Il ny a pas de fin à lhistoire de la piazza Fontana. LES DEUX TERRORISMES Dans lexpression les années de plomb , on tend à englober indistinctement les violences dont se sont rendu coupables les deux terrorismes , le rouge et le noir, renvoyés dos à dos dans une égale réprobation. Mais, de fait, si on y regarde dun peu plus près, on voit aussitôt que nombre des analystes de la vie politique italienne sont enclins à mettre laccent sur lun bien plus que sur lautre. Ainsi, dans le livre cité plus haut, le docte professeur J. Georgel consacre une demi-page, pas plus, au terrorisme de droite , contre près de cinq pages au terrorisme de gauche , traité sous deux rubriques différentes : Le terrorisme rouge , pp. 104-106, et Le déclin du terrorisme , pp. 110-112, qui ne concerne strictement que le terrorisme rouge . Par là, ces commentateurs ne font que répéter, à leur manière, le geste par lequel la société italienne ou, plus précisément, ses faiseurs dopinion a réussi à rejeter dans lombre la violence de groupes dextrême droite manuvrés en sous-main par une partie des services secrets du pays (11) , pour ne plus retenir que celle qui lui succède quelques années plus tard : il faut se souvenir que le terrorisme rouge ne commence à tuer, pour sa part, que vers le milieu des années 70. Lopération est dautant plus aisée que, comme on vient de le rappeler, les procès intentés aux fascistes soupçonnés dêtre à lorigine des massacres mènent invariablement à des impasses, alors que les responsables de lautre terrorisme sont connus, identifiés, jugés et lourdement condamnés. La justice italienne bafouille, certes, mais il y a pire : elle ny voit que dun il. Lincapacité manifeste à juger équitablement les uns et les autres, la tendance à faire porter une plus lourde responsabilité au terrorisme de gauche quà celui de droite, ce même professeur en fournit une preuve de plus dans son livre cité précédemment, quand il qualifie le terrorisme de gauche de plus récent que celui de droite ce qui est vrai , et de plus meurtrier ce qui est manifestement faux (12). Et comment pourrait-il lêtre, du reste, quand on sait que le terrorisme des Brigades rouges et autres groupes dinspiration plus ou moins proche , en choisissant des objectifs très ciblés (magistrats, policiers, militaires, patrons, journalistes, etc.), a pour but affiché de faire la guerre aux classes dominantes et à leurs serviteurs, alors que les groupes dextrême droite frappent presque toujours à laveuglette, sans discrimination aucune, non pour alarmer tel ou tel groupe particulier mais en vue de terroriser la société tout entière pour mieux préparer les esprits à un rétablissement de lordre par la voie du coup dÉtat. Les actions des BR et le retentissement médiatique de lassassinat dAldo Moro ont fait oublier, semble-t-il, à notre professeur que, si on sen tient à une stricte et fort sinistre, jen conviens comptabilité, les groupes nazis-fascistes ont tué bien plus que les autres. Enfin, il ne suffit pas de dire, comme le fait ce politologue un peu distrait, que le terrorisme rouge est plus récent que le noir. Sans vouloir le moins du monde exonérer de leurs responsabilités les BR et autres groupes dinspiration proche, on peut faire lhypothèse que le terrorisme de gauche ne se serait probablement pas hissé au niveau atteint au cours de la seconde partie des années 70 si, dès la fin de la décennie antérieure, des groupes nazis-fascistes manipulés par des secteurs de lappareil dÉtat italien navaient pris la responsabilité douvrir toute grande la boîte de Pandore, dans le même temps que dautres de ces secteurs cherchaient, contre toutes les évidences, à faire porter le chapeau aux anarchistes. En ce sens, on ne peut que donner raison à Luciano Lanza quand, dans lintroduction de son livre, il affirme que la tuerie de la piazza Fontana fut véritablement le point de départ des années de plomb , la mère de tous les massacres . Miguel Chueca (1). Cette époque va, en gros, de 1973 à 1981, bien quil serait plus logique den situer le début à la fin 69. (2). Je suis ici, très fidèlement, le récit que fait Luciano Lanza de ces faits dans son livre Bombe e segreti. Piazza Fontana 1969, paru en 1997 aux éditions Elèuthera. Une version française de ce livre doit paraître prochainement aux éditions de la CNT-RP sous le titre Les bombes et les secrets. La ténébreuse affaire de la piazza Fontana. (3). Ces précisions procèdent de louvrage La strage di Stato, qui exposait dès 1970 les résultats dune contre-enquête conduite par des militants de la gauche extra-parlementaire. (4). On pourra lire le texte de cet article dans le livre de Luciano Lanza cité en note 2. Mais dautres que ce folliculaire sessuieront consciencieusement les pieds sur Valpreda, qualifié de bête féroce par La Nazione, de bête obscène et répugnante par Il Secolo dItalia, de fou sanguinaire par Il Tempo (La strage di Stato, p. 133). (5) Le commissaire Fenêtre . Je rappelle que Calabresi sera assassiné le 17 mai 1972 à Milan, peu de jours après la mort en prison du jeune libertaire Franco Serantini. Il faudra attendre 1988 pour quun ex-militant de Lotta continua vienne avouer aux carabiniers de La Spezia sa participation supposée au meurtre, commandité, selon lui, par les chefs de LC, Adriano Sofri et Giorgio Pietrostefani. Sur ce sujet, je ne peux que conseiller la lecture du magistral livre de Carlo Ginzburg, Le juge et lhistorien, considérations en marge du procès Sofri, publié par les éditions Verdier en 1997. (6). Ravachol est de retour . (7). La crotte de nez : ce poétique surnom a été attribué à Delle Chiaie à cause de sa petite taille. (8). Ce bel élan avec lequel, tête la première, la presse italienne donne dans le panneau à la fin 69, on le retrouvera quelques années plus tard, en 1982, quand elle gobera avec délices le mauvais plat que lui serviront les services secrets du pays en vue daccréditer la thèse de limplication de la Bulgarie communiste dans la tentative dassassinat commise, le 13 mai 1981, sur la personne de Jean-Paul II par Ali Agca, pourtant membre dune organisation dextrême droite. (9). Ici encore, on se reportera au livre de Luciano Lanza. (10). La documentation française, 1996, p. 104. Jacques Georgel est, par ailleurs, lauteur de livres sur le franquisme et le salazarisme. (11). Sur les liens du terrorisme noir avec les services secrets américains, on lira avec profit louvrage de Jean-François Brozzu-Gentile, Laffaire Gladio. Les réseaux secrets américains au cur du terrorisme de droite (Albin Michel, Paris, 1994). (12). LItalie du xxe siècle, p. 103. Dans lémission de Daniel Mermet diffusée le 11 février dernier sur France-Inter, le jour même où on apprenait la nouvelle de larrestation de Cesare Battisti, une universitaire dont je nai pas retenu le nom affirmait que lextrême droite est responsable des deux tiers des assassinats commis au cours des années de plomb . |
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