Courant alternatif no 138 – avril 2004

SOMMAIRE
Edito p. 3
Politique
La démocratie parlementaire a eu chaud! p. 4
Attentats de Madrid, manipulations et élections p.6
Sécurité...de qui?
L'ARB en procés
Joxean Zurutuza sera-t-il extradé?
Solidarité avec les mutins de Clairvaux
Prisons:"Y'a de la mutinerie dans l'Hertz"
Action Directe: non à la barbarie et au terrorisme d'Etat!
SOCIÉTÉ
Le clitoris, ce cher inconnu p.12
Nazo le Skizo
A quoi servent les lois sécuritaires?
LIVRES
Solidarité avec la Gryffe à Lyon
INTERNATIONAL
Haïti: Aristide est parti, et après? p. 19
Rwanda: complicités françaises avec le génocide, toujours occultées
Rubrique Flics et militaires

ÉDITO
Il y a la culture de la peur, fantasmée et construite au fil du déluge d’informations quotidiennes sur des faits divers. Une peur d’un danger toujours menaçant qui se matérialise différemment selon les circonstances d’exploitation : insécurité quotidienne pour mettre des flics partout, fascisme parlementaire pour faire voter, terrorisme international pour la surveillance des populations. Et ça fonctionne pour les élections afin d’éviter le pire (lequel ?) : c’est Chirac qui en a bénéficié en 2002, puis Aznar qui a perdu le gain qu’il voulait ramasser de sur le dos des morts de Madrid grace à elle, ce sera peut-être Sarkozy qui pourrait surfer sur cette peur, avec son soit-disant rejet de tout risque, et son apologie de la sécurité ? C’est encore la peur qui sert de justificatif à l’intervention américaine en Afghanistan et en Irak, sous le “ choc ” des attentats, les populations sont manipulées pour accepter une guerre faite au nom de leur sécurité !

La manipulation des consciences par mensonges médiatiques fabrique l’opinion publique dont les gouvernants ont besoin, il suffit d’écouter ou lire les messages diffusés au jour le jour pour comprendre de quel marché nous sommes les dupes ! Tantôt la croissance augmente, les entreprises font des bénéfices et des économies sur le dos des salarié-es, la spéculation boursière est quasiment toujours en hausse, même minime, il n’y a pas un jour sans que des revenus spéculatifs s’additionnent… Tantôt tout va mal, le danger est là (terrorisme, délinquance, incivilités, foulards, insultes au ministre, siffler la marseillaise,…) police et armée nous protègent, nous surveillent, nous espionnent pour le bien du pays, de la nation, du peuple, etc. La mise en place d’un processus sécuritaire basé sur le flicage/fichage de la population, l’installation dans les lieux publics de caméras, les marquages bio-métriques et autre sophistication a pour but premier de développer un marché du sécuritaire. L’autre objectif -bien éloigné des intentions affichées de départ sur la lutte contre les “ risques mortels ” dont nous pourrions être victimes- revient à sécuriser le système capitaliste dans son ensemble en protégeant ses gérants contre toutes manifestations hostiles.

Les mesures les plus évidentes quant à leur décalage réel sont celles prises après “ l’événement catastrophique ”, mesures d’ampleur égale à leur inutilité concrète si ce n’est à habituer chacune et chacun à être soupçonné-e, à devoir se justifier … Et c’est là qu’on peut deviner la mise au pas citoyen, pour ne pas être suspecté, pour ne pas être inquiété par des services de sécurité omniprésents, il faudra devenir transparent, muet, docile, invisible, être soumis.
Malheureusement pour eux, nous sommes encore un certain nombre d’insoumis-es qui manifestent, écrivent des textes incendiaires contre le pouvoir tout en travaillant à Radio France, se rebellent dans la rue face à la multiplication des contraintes et de la surveillance, mettent en danger l’économie nationale par des luttes contre les licenciements, et prennent en otage les usagers par des grèves du secteur public, etc.
Aucune critique de cette démocratie de pouvoir représentatif –dite démocratie parlementaire – n’est possible en raison du concept réducteur de liberté dont elle s’est emparée. La démocratie est à sauvegarder à tout prix, ici et partout dans le monde, elle est représentée comme le modèle unique d’organisation de sociétés respectueuses du droit de l’homme ! On en est encore à la croyance au mythe de la démocratie grecque où le peuple pouvait librement débattre des questions de la cité, mais la notion de citoyenneté, en ce temps-là comme aujourd’hui, excluait de nombreuses personnes de ce droit d’intervention. On voit pourtant certains groupes militants libertaires s’accrocher à cette notion de démocratie citoyenne pour sauver le système de représentation électorale et signer des pactes de citoyenneté dans le cadre d’un front républicain de vigilance contre le fascisme.

On peut se demander si la démocratie est compatible avec la liberté d’expression au regard de l’autocensure habituellement pratiquée par les professionnels de l’information et des procès d’intention qui se multiplient sur le terrorisme, l’antisémitisme, par exemple, interdisant toute critique de l’Etat d’Israël et de ses soutiens. Les médias sont le vecteur privilégié de communication et on sait à quel point ils véhiculent les mensonges politiques et la propagande nationaliste/républicaine. Ils sont alors le meilleur moyen pour nous faire taire noyant dans une profusion de messages identiques, fonctionnant de façon similaire à la publicité de consommation, ils distillent des idées prêtes à consommer.
Le leurre de la démocratie représentative est de confisquer la parole derrière une marée de mots, d’images et de slogans sensés exprimer nos pensées, nous représenter justement ! Et cela au travers de sondages, du concept d’opinion publique, de débats télévisuels et tribunes dans les journaux qui ne font que nous priver encore plus d’espaces de paroles. Si la dictature bloque l’expression, la démocratie l’exploite et l’oriente et nous en prive.
L’agitation électorale quasi permanente, en France au regard des échéances locales et hexagonales qui se succèdent, sert plusieurs buts à la fois et notamment celui de nous faire oublier que leur guerre fait rage dans plusieurs pays au Proche Orient, en Tchétchénie, en Afrique, etc. Pendant qu’ici, on agite le chiffon rouge du fascisme et de l’insécurité, qu’on propose des réponses démocrates et citoyennes, c’est à des milliers de kilomètres que l’on massacre des populations par les armes, par le commerce et l’exploitation, dont le bénéfice de ces actes sera intégré dans le calcul du PIB national, ce référent des affaires du pays, qu’on doit défendre localement.
Si de manière prémonitoire dans CA n°137 on pouvait dire “ Au secours la gauche plurielle revient ! ” dans un texte qui faisait une analyse politique locale sur Nantes, serait-ce un vent d’Ouest qui a soufflé sur le pays en ce temps de bulletins électoraux, période pendant laquelle on remarquera le silence météo des experts ? Troublant, plus de sondage, un parti socialiste qui joue la carte de la discrétion, imitant en cela le FN qui, en 2002, n’avait pas fait campagne sur ses habituels slogans : créer le manque, presque le besoin et surtout ne pas faire de promesses qu’on ne peut pas tenir, une nouvelle posture qui semble mieux réussir, mais qui met en évidence l’éternel vide de ce débat politique.
Bien sûr, on sait déjà que les médias dominants mentent et maintenant que les politiques vident leur discours de tout programme pour gagner par défaut, c’est aux révolutionnaires de dénoncer ces illusions politiciennes, de mener la lutte sociale jusqu’à l’anéantissement du capitalisme.
OCL, Toulouse, 30/03/04
[Sommaire de ce numéro]

LA DEMOCRATIE PARLEMENTAIRE A EU CHAUD !
Ouf ! Ils ont eu peur de revivre un séisme comme un certain 21 avril 2002 … En fait, n’en déplaise à beaucoup, les citoyens votants ont finalement refait le même coup en baffant ceux et celles qui gèrent depuis deux ans l’Etat comme ils l’avaient fait auparavant avec Jospin !

A la différence que là, c’est démocratiquement propre, grâce aux modifications de la loi électorale et à la politique profondément antisociale du gouvernement ; cela évite aux politiciens normaux de passer des accords avec le diable pour gouverner. Vous me direz, en France, on a de la chance, seule une partie de la droite s’est compromise en 1998 avec le F.N. alors qu’en Autriche c’est une partie du PS qui vient de passer un accord de gestion d’une région avec le diable Haider (1). Quoique, on puisse remarquer que la gauche a encore gagné des régions, grâce à la présence du F.N. au 2e. Mitterrand ne s’y était d’ailleurs pas trompé en favorisant l’éclosion médiatique de Le Pen tout au début des années 80 afin d’affaiblir la droite ! Stratégie qui fut d’ailleurs payante pour sa réélection en 1988, puis aux législatives de 1997 avec l’arrivée de la gauche plurielle.
La politicaillerie pue tellement qu’on se demande comment elle peut encore recruter autant d’électeurs !

Plus de trêve électorale…

La campagne électorale dans sa globalité et le contexte social du moment sont toujours significatifs non pas des résultats qui vont suivre mais de la période dans laquelle nous vivons sous notre latitude d’un Etat géré par la démocratie parlementaire.
Ce qui est remarquable c’est que depuis 15 ans environ il n’y a plus, au niveau social, de trêve électorale. Et pourtant bon nombre de cadres syndicaux désertent leur fonction afin de se préparer au rôle de représentations politiciennes sur des listes de tout l’échiquier, surtout de gauche ou d’extrême gauche, mais pas seulement (2). Ces élections, comme les précédentes, ont eu lieu dans une période où beaucoup de mouvements sociaux existaient ou naissaient, que ce soit au niveau national liés à la gestion de la droite au pouvoir (qui d’ailleurs faisait généralement suite à la gestion de la gauche plurielle) ou au niveau d’entreprises dans des conflits défensifs et parfois dans des conflits porteurs de revendications salariales et sur les conditions de travail. Comme quoi, c’est une preuve que la majeure partie des cadres syndicaux, n’ont que très peu d’influence sur les mouvements sociaux et que ces derniers peuvent finalement s’en passer…
Plus fondamentalement, l’absence de trêve électorale au niveau social signifie que les acteurs réels de la lutte des classes ne se font plus de grandes illusions sur les changements possibles dans le personnel gérant les affaires de l’Etat même si,par ailleurs, ils continuent de s’adresser à celui-ci en dernier ressort lors de fermetures d’entreprises… avec des résultats concrets quasi nuls, et somme toute, logiques, que nous connaissons. On retrouve là une explication, minoritaire certainement, du nombre important des abstentions de ces 15 dernières années et du pourcentage croissant des bulletins nuls ou blancs : 4,73 % soit 1 167 568 bulletins au 1ier tour de ces régionales 2004, soit plus que les votes pour l’extrême gauche LO/LCR.

Les peurs !

Cette période pré-électorale fut naturellement marquée par la peur de la classe politique, bien relayée par les médias dominants, d’un taux d’abstention supérieur à 50 %, seuil fatidique mettant soi-disant en danger leur démocratie représentative. Je soupçonne d’ailleurs que des officines démocrates aient inventé de toutes pièces ces pourcentages hallucinants d’abstention où on nous annonçait, une semaine avant le 1er tour, + 10 % par rapport à 98… afin de susciter des “réactions citoyennes”. Nous avons donc eu droit à tous les rappels possibles sur le soi-disant séisme du 21 avril 2002 et le rappel, pour les jeunes électeurs inscrits dorénavant d’office sur les listes électorales, des manifs anti-FN qui ont suivi et auxquelles beaucoup d’entre eux avaient participé. Cette campagne fut menée naturellement par la gauche (Daniel Mermet sur France-Inter n’a eu de cesse de dire ou faire dire à son répondeur : Votez !) car la droite savait pertinemment que plus il y aurait de votants plus la claque reçue serait importante. Cette campagne a eu quelques effets parmi les jeunes mais rien n’indique que le taux de participation électorale ne remonte durablement sauf si nous nous retrouvons dans une situation à l’Espagnole où il faut virer en urgence des gestionnaires particulièrement plus crapuleux que la moyenne. Il faut dire qu’avec Raffarin et Sarkozy nous en étions très proche, il ne manquait plus qu’une manipulation pré-électorale sur le “ terrorisme ” soit révélée …
L’autre peur de l’establishment fut la montée des extrêmes (à noter que “ l’abstention c’est l’extrême ! ” dans un message pub pour le vote à la TV). L’extrême gauche fut quasiment diabolisée comme l’extrême droite. C’est bien connu, “ les extrêmes se rejoignent ” quelque part. La direction de la CFDT s’est même répandue sur ce thème et fut très bien relayée par les médias responsables et citoyens. Les extrêmes sont agités comme des épouvantails afin que les moutons égarés retrouvent un chemin citoyen bordé à droite et à gauche. Bien sûr l’extrême droite peut servir au Capital comme dernier recours en cas de faillite des chemins banalisés comme ce fut historiquement le cas. Mais actuellement, nous sommes très éloignés d’un tel schéma, même si l’antenne du MEDEF en Ile de France s’est laissé aller en acceptant, dans un premier temps, de rencontrer Marine Le Pen. Cette rencontre n’a finalement pas eu lieu car les instances suprêmes du MEDEF ont décidé de ne rencontrer que les candidats pouvant prétendre à la gestion de la région. Le baron Seillières ne s’y est pas trompé (le FN a baissé de 4 % dans cette région au 1ier tour et davantage au second) contrairement à Alternative Libertaire qui voyait dans cette rencontre une banalisation du F.N., le MEDEF ne voulant pas se couper de lui au cas où il deviendrait majoritaire dans une ou plusieurs régions (2). Ces "antifascistes radicaux" ont donc pu pêcher à la ligne lors du 2e tour de ces régionales, le F.N. ne risquant pas de prendre une région. La démocratie n’étant plus à sauver … à moins qu’ils n’aient rejoint les voix de gauche assurant la défaite de la droite, comme l’a fait une tendance minoritaire de la LCR qui s’est opposée à l’alliance avec LO.

L’épouvantail lepéniste

On ne se lassera jamais de rappeler que l’extrême droite a toujours été une constante en France à un niveau assez élevé suivant les périodes importantes de restructurations du capital qui éliminait des secteurs et créait des aigris comme les petits commerçants et artisans au début des 30 glorieuses, puis les petits soldats du colonialisme de peuplement qu’il a fallu rapatrier et qui se sont retrouvés majoritairement en région PACA (Provence/Al-pes/Côte d’Azur). A cela s’est ajouté, depuis une vingtaine d’années, la quasi-absence de devenir, d’espoir social, pour une partie de plus en plus importante de la population dont une fraction se retrouve encore aujourd’hui dans des idées simplistes, populistes et racistes. Aujourd’hui, le FN semble marquer largement le pas dans les grandes métropoles où il est en léger recul voire nettement en retrait comme en région parisienne. Mais cela est masqué par ses progrès en zone rurale qui traduisent une radicalisation de la droite du terroir bien de chez nous.
L’extrême droite sert déjà de laboratoire d’idées dont certaines sont reprises par les gestionnaires de l’Etat depuis 20 ans quel que soit leur label politicien afin que la bourgeoisie puisse presser les citrons plus profondément en toute sécurité. Sarkozy et Perben en sont les caricatures types actuelles comme Pasqua le fut en son temps mais la gauche gestionnaire, même si elle peut apparaître aux yeux de certains comme moins pire, a toujours su satisfaire les aspirations sécuritaires en systématisant des boucs émissaires nécessaires à son pouvoir, du clandestin au sauvageon en passant par toutes les variétés de "terroristes" réels ou fabriqués.
L’extrême droite sert aussi d’épouvantail ramenant au sein même du système capitaliste et de son mode de gestion "démocratique" les brebis qui auraient tendance à s’égarer et à ne pas ou plus participer au cirque électoral. Ce qui me fout la trouille dans tout cela c’est que si demain des mouvements sociaux font trembler la bourgeoisie, l’extrême droite pourra lui servir d’épouvantail et contribuer ainsi à sauver son mode de gestion capitaliste. J’ai même l’impression, mais j’espère me tromper, que l’on trouvera un certain nombre de libertaires pour œuvrer au sauvetage de la démocratie parlementaire dans une telle période de crise. Mais, nous n’en sommes pas là !

Leur lutte contre l’abstention…
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Il est intéressant d’approfondir la réaction des élus par rapports aux électeurs réels et potentiels qui les boudent. Evidemment, se plaçant au-dessus du peuple, ils ne se sentent pas globalement interpellés et remis en cause par ce phénomène. Et pourtant, en France, l’un des berceaux de la démocratie parlementaire, dite représentative, l’abstention et les non-inscriptions sur les listes électorales (estimées à 10 % des adultes de nationalité française), est un phénomène éminemment politique au sens réel du terme. Cela signifie qu’actuellement quasiment la moitié de la population française adulte refuse d’émettre un choix ou ne se sent pas concernée par le rite démocratique et républicain du parlementarisme. Bien sûr ce refus n’a aucune signification quant à la recherche d’un autre mode de démocratie pour la bonne et simple raison que la majeure partie des non collabos à leur démocratie sont des gens bien souvent exclus socialement et culturellement dont le seul espoir est de survivre dans ce monde immonde.
Ne se sentant pas remis en cause, que fait le politicien moyen ? Il pense, dans un premier temps qu’il faille convaincre ces abstentionnistes en faisant les marchés, les cages d’escalier, le porte à porte…. En occupant le soi-disant "terrain" ! Cette pratique fonctionnait encore très bien au début des années 80. C’est terrible comme épreuve pour des bourgeois ou des petits bourgeois qui ne partagent pas le dixième de la vie réelle de gens qu’ils interpellent sur leur lieu de vie pour les faire voter pour eux ! A dégueuler !
Alors, quand le politicien ne peut résoudre un problème de cet ordre à cause d’une réalité sociale, économique, culturelle qui lui pète à la gueule depuis 15 ans, que lui reste-t-il comme solution ??? LA REPRESSION !!!
C’est évident : Les non collabos sont des délinquants, primaires peut-être, qu’il faut tout de même verbaliser. C’est ainsi qu’un député de droite et un certain Fabius ont déposé, voici plus d’un an, des projets de loi punissant d’une amende les abstentionnistes. Ils s’appuient sur la pratique de certains Etats qui ne tiennent pas à être remis en cause par ce phénomène comme la Belgique, le Luxembourg, l’Australie, la Turquie et la Grèce, certaines régions d’Autriche et de Suisse. Mais ce n’est pas tout car ces projets de loi n’étaient qu’un ballon d’essai dans un Etat ou ce type de répression pourrait être facilement analysé comme étant un échec majeur de la démocratie parlementaire. Nous avons donc eu droit, à la veille de ces élections régionales, à un sondage d’opinion IFOP dont nous n’avons pas su par qui il était commandé et financé. Résultat : 62 % des français en âge de voter ce sont prononcé pour le vote obligatoire pour remédier à la hausse de l’abstention. Sachant qu’environ 52 % des français ont voté à ces régionales (en comptant les non inscrits) cela fait donc approximativement au moins 4 millions de français qui ne demandent qu’à être obligé de voter pour finalement le faire ! Pas mal !! Les psy. vont être débordés…
Et pour finir, ayons une tendre pensée pour Alain Duhamel, ce journaliste qui est à la démocratie ce que la bouse est au pré à vaches : C’est inévitable et on attend qu’elle sèche avant de shooter dedans. Il a commis un article sous la rubrique "Rebonds" du quotidien Libération du 3 mars 2004 qui vaut le détour. Extraits : "La grève des électeurs est l’une des pires maladies qui menacent les démocraties. A la fois signe de désaffection, preuve de dépit et de rejet, symbole d’une rupture entre les élites et le peuple…."… "D’où la solution de vote obligatoire. Elle n’est pas glorieuse, … mais elle vaut mieux que les isoloirs désertés…". "La démocratie mérite bien une discrimination positive. Elle ne peut se passer du rituel du vote, ce minimum civique incompressible…"… Et pour conclure : "Si la carte de la Sécurité Sociale était validée au sortir des urnes, combien y aurait-il d’abstentionnistes, hormis les malades et les grabataires ? Si pour passer le permis de conduire, il fallait produire une carte d’électeur dûment tamponnée, qui renoncerait ?". Géniales comme idées, pour un futur immédiat ?
Allons, laissons le pessimisme pour des temps meilleurs. Vive les luttes d’aujourd’hui et de demain !
Denis, OCL Reims, le 25 mars 2004
[Sommaire de ce numéro]

LE CLITORIS, CE CHER INCONNU
Parler du clitoris dans un journal — comme dans n'importe quel lieu dépassant le cadre de l'“ intimité ”, où le sujet est sans doute déjà assez peu fréquent – est toujours susceptible de susciter une réaction de surprise, sinon de rejet, et ce même si le journal en question est estampillé révolutionnaire…

Quiconque veut réellement changer les rapports actuels entre les sexes doit donc s'interroger sur le sens de cette réaction négative. Car pourquoi la seule mention du clitoris étonne-t-elle, choque-t-elle ou dérange-t-elle, sinon parce que son existence même est officiellement ignorée et officieusement censurée ? Pourquoi une “ omission ” à une aussi grande échelle, sinon parce que la sexualité féminine est à la fois taboue et méconnue aujourd'hui comme hier ? Et pourquoi en est-il ainsi, sinon parce que le système politique en place a intérêt à ce qu'elle le soit, qu'il met tout en œuvre pour y parvenir… et y réussit si bien que la pensée patriarcale est intégrée, portée jusque dans les rangs de personnes persuadées de la combattre ? La séparation public-privé demeure en effet très forte partout dans la société, l'idée que “ le privé est politique ” étant rarement prise en compte (et souvent de façon très théorique), et le discours du pouvoir est prégnant dans tous les milieux au point d'en devenir… invisible.
La domination masculine se manifeste pourtant, et bien évidemment, sur le terrain de la sexualité plus encore qu'ailleurs dans le système patriarcal : elle est à la base des normes imposées aux deux sexes, avec l'obligation des rapports hétérosexuels — en vue du plaisir masculin et/ou de la reproduction —, ainsi que des comportements, attendus actif chez les hommes et passif chez les femmes.

Deux moyens sont utilisés pour assigner celles-ci au rôle exigé d'elles : la censure et la propagande idéologique. Ce sont donc à eux deux qu'il convient de s'attaquer — comme à tous les autres instruments d'oppression et d'aliénation — par un important travail, d'une part d'information, d'autre part de dénonciation des pressions exercées sur les filles dès leur naissance, à travers la valorisation d'une féminité synonyme de passivité.
Revendiquer pour — ou avec — les femmes leur droit à une sexualité libre, par l'expression de désirs que traduit sur le plan physiologique l'excitation d'une organe appelé clitoris, est en fait carrément subversif. Car si cet organe est nié depuis des siècles, c'est bien parce qu'il permet aux femmes de rechercher et d'atteindre la jouissance, autrement dit d'avoir une sexualité active qui est à l'inverse du comportement autorisé. Pour empêcher cette contestation des rôles sociaux imposés, une véritable propagande est assénée en tous temps et tous lieux afin de masquer la réalité sexuelle féminine : on fait croire aux deux sexes que les femmes possèdent seulement des organes reproducteurs et n'ont pas de désirs (du moins les “ filles bien ”, pas les “ chiennes en chaleur ”) ; que c'est aux hommes d'être le sujet de l'acte sexuel (sans être bien sûr pour autant appelés “ chiens en rut ”…) et aux femmes d'être son objet, etc. Et on enterre la sexualité féminine sous un tombereau de pseudo-vérités médicales et/ou scientifiques et de règles morales qui ont comme seul objectif le maintien de l'ordre établi.
Pour toutes ces raisons, l'émission dont il va être question ci-après mérite d'être saluée… et ce genre d'initiatives visant à briser le tabou multiplié.
Vanina

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Le clitoris est la seule partie du corps dont l'unique fonction est de procurer le plaisir. C'est ce qui le rend tellement extraordinaire. Il est très étrange de penser que les femmes imaginent leur sexualité plus inhibée que celle des hommes, alors que le clitoris réagit à peu près comme le pénis : il se redresse comme une érection. ” “ On dit souvent aux filles : “ Non, tu n'as pas de pénis. ” C'est intéressant de constater l'absence même de mention du clitoris. Au mieux, on leur dit qu'elles possèdent un vagin. En fait, ça renforce l'idée freudienne que les filles sont envieuses… mais ça crée toujours un problème à quelqu'un qu'on lui dise : “ Non, tu n'as pas ceci ou cela… ” comme s'il lui manquait quelque chose. ” “ Peu à peu, on voit progresser la connaissance sur le sexe de l'homme, mais la femme reste la grande inconnue. Il est très important d'essayer de démystifier toutes ces histoires qu'on dit sur la frigidité et que les femmes sachent qu'elles sont toutes capables d'avoir des orgasmes…

La première partie du Thema1 qui a été consacré par Arte à la mi-janvier 2004 au “ Sexe des femmes ” est suffisamment intéressante et enrichissante (une fois n'est pas coutume en matière télévisuelle) pour qu'on en diffuse le contenu. Les déclarations précédentes et suivantes émanent de femmes — Françaises, Allemandes, Anglaises, Américaines, Hollandaises… écrivaines, scientifiques, éducatrices… — ayant sans doute participé aux mouvements de femmes des années 70 ; le corps de l'article est quant à lui un résumé de leurs expériences personnelles ou de leur investissement militant. Le message qu'elles essaient de faire passer, avec en général conviction et chaleur, intelligence et clarté d'analyse, est très simple : les femmes peuvent avoir du plaisir dans l'acte sexuel car elles sont pourvues d'un organe leur permettant d'en obtenir… mais encore faut-il qu'elles en aient la conscience et le désir, et qu'elles en fassent elles-mêmes la recherche, avec ou sans partenaires.

Anatomie : Clitoris et pénis viennent des mêmes tissus et ont une structure de base très semblable à l'état de fœtus. Le clitoris est un “ organe très mignon, de forme très belle ”, au tissu extrêmement sensible. Avec plus de terminaisons nerveuses que n'importe quel autre organe (4 000 de chaque côté et 8 000 convergeant vers son extrémité, quand le pénis en a entre 4 000 et 6 000 en tout) et une taille bien plus grande qu'on ne l'imagine (8 centimètres, pour l'essentiel à l'intérieur du corps féminin), il se raidit avec l'afflux de sang à la façon d'une érection pénienne, mais permet d'avoir plusieurs orgasmes à la suite.

Histoire : Jusqu'ici, le clitoris n'a guère été étudié par les scientifiques, et sa description peu détaillée, quand elle existe, contient bien des inexactitudes. Il reste donc beaucoup à faire en matière d'anatomie féminine. En 1559, un anatomiste italien, Rinaldo Colombo, avait décrit le clitoris avec passion, comme un organe “ si joli, et tellement utile ! ” ; mais son travail a disparu, alors que ceux sur les organes reproducteurs présentés par son patron Vessalius sont restés. En 1855, l'Allemand Georges Cobelt a publié d'excellents dessins sur le clitoris, puis des illustrations assez fantaisistes ont commencé à paraître sur lui dans les livres d'anatomie. En 1900, il figure dans la bible des chirurgiens anglais Anatomy, mais en 1948 il en disparaît, et plus aucune mention n'en est faite, alors qu'il existe tout un chapitre sur l'érection masculine…

Sciences : Le clitoris n'a pas toujours été ignoré dans l'acte sexuel. Ainsi, Hippocrate pensait que les femmes aussi possédaient du sperme et devaient, pour une bonne fertilité, avoir un orgasme en produisant ; il leur fallait donc du plaisir, et le clitoris servait à leur en donner. Au Moyen Age, malgré la profonde “ méfiance ” de l'Eglise vis-à-vis du plaisir charnel, les médecins préconisaient des traitements inattendus, genre enduire d'huile parfumée un doigt et frotter avec la vulve, dans un mouvement circulaire. Des auteurs comme Boccace parlent d'un appétit des femmes pour le sexe qui serait bien supérieur à celui des hommes. Mais, en 1875, le scientifique belge Edouard Van Beneden décrit les mécanismes de la reproduction, et exit le clitoris puisqu'il ne sert pas à cette fonction… Quant à Sigmund Freud, il admet l'importance de l'orgasme, mais déclare l'orgasme clitoridien infantile : une vraie femme doit pouvoir transférer ses orgasmes du clitoris vers le vagin, sinon elle est “ immature ” et sexuellement handicapée.
“ D'après des enquêtes menées en Angleterre, seules 30 % des femmes ont un orgasme au cours d'une pénétration vaginale. Et, même là, le clitoris joue un rôle parce que le vagin seul ne permet pas cet orgasme : il contient très peu de nerfs et ses parois sont donc relativement insensibles (c'est heureux, car sinon les accouchements seraient encore plus douloureux) ; mais, en pressant vers le haut et vers le bas, on commence à ressentir quelque chose, en particulier autour du clitoris (sans qu'il soit possible de localiser vraiment un quelconque point G)… ” Aussi, les images couramment servies par les médias et le cinéma sur le sexe sont très loin de refléter la réalité de l'excitation sexuelle chez les femmes, en même temps qu'elles traduisent un total désintérêt pour les activités susceptibles de provoquer l'orgasme chez elles — la préoccupation dominante étant comme ailleurs dans la société le plaisir des hommes plutôt que des femmes.

Morale : Le clitoris a été victime d'une discrimination certaine au cours des siècles, car la morale est souvent venue troubler l'“ objectivité ” des savants. “ Dans la tradition chrétienne, les plaisirs de la chair sentent le soufre et les femmes y sont particulièrement disposées : “ La nature a déposé dans leurs parties intimes une bête, ou un organe que les hommes ne possèdent pas ”, estime l'auteur et médecin de la Renaissance Rabelais. A l'époque de la chasse aux sorcières, un grand clitoris est souvent pris pour la marque du diable. Et si la science balaie bêtes et démons, c'est pour les remplacer par maladies et déviances : au XIXe siècle, le lesbianisme et la nymphomanie sont considérés ainsi. Quant à la masturbation, elle provoque jaunisse, cécité, voire mort prématurée. ” Les médecins sont persuadés que l'excitation sexuelle détruit l'équilibre mental des femmes. Soucieux de trouver une origine à ces maux, ils jettent le blâme sur le clitoris. En 1865, le Dr Bakerbrown, président de la British Medical Society, soupçonne le clitoris d'être responsable de l'hystérie, de l'épilepsie et d'autres formes de folie. Le traitement qu'il préconise est redoutablement efficace : retrait du clitoris pour soulager la “ nervosité ”. Contesté par ses pairs, il démissionne, mais ses méthodes perdurent et des centaines de femmes sont ainsi mutilées jusqu'en 1920.

Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, des centaines de petites filles naissent avec un clitoris hypertrophié suite à des problèmes hormonaux, et des médecins en préconisent aujourd'hui encore l'ablation partielle — une excision évidemment réalisée de façon très discrète. La clitoridectomie pour mise en conformité avec le modèle dominant, ici comme ailleurs, crée douleurs et stress ; elle pèse lourdement sur une vie entière, les relations avec les hommes et les rapports sexuels.

Education sexuelle : “ Les filles ont de fortes pulsions sexuelles, et ne sont pas seulement poussées à l'acte sexuel par leurs petits amis ” — des expériences réalisées par des femmes en laboratoire à l'université d'Amsterdam le prouvent. “ Mais elles ont tendance à penser qu'elles sont des salopes si elles agissent ainsi, et sous la pression de leur entourage qu'elles subissent elles ont tendance à se croire anormales ” — un type de comportement qui paraît très constant. “ Comment faire pour que les filles acceptent leur sexualité sans exagérer ni se mettre à coucher à droite et à gauche, sans faire des choses dangereuses ? On se heurte toujours à l'idée que si on enseigne la sexualité, les jeunes vont se précipiter pour la mettre en pratique. mais toutes les études réalisées montrent que plus ils en savent à propos du sexe et de leur corps, et plus cela les incite à communiquer leurs désirs et à dire non aux rapports sexuels dont ils n'ont pas envie. S'ils ont confiance et qu'ils prennent leur vie en charge, ils diront non tant qu'ils ne sont pas prêts. Le sexe est partout, rien ne sert de le nier : il faut plutôt aborder le plaisir sans tabous, les questions de la masturbation, de l'avortement, de l'homosexualité… du clitoris et du corps en général. ”

Finalité de la sexualité :
“ On en parle toujours comme s'il s'agissait avant tout d'être enceinte et d'avoir des bébés. ” Une étude réalisée il y a trois ans montre que sur les 15 principaux manuels d'éducation sexuelle anglais existants, 10 ne mentionnent ni le clitoris ni l'orgasme féminin ; d'où la nécessité d'organiser une information sur le plaisir sexuel des femmes aussi. “ On surestime trop souvent la force des filles, mais leur pouvoir est mince comme du papier, et en dessous on trouve toujours le même niveau d'impuissance et la même incapacité à assumer leurs décisions et leurs besoins. On devrait insuffler le féminisme dans la vie des filles, ainsi que l'idée qu'elles ont des droits — le droit de faire des choix et celui de refuser de se comporter et d'être comme ce qu'on attend d'elles ; celui de situer leur propre désir au centre de leur vie, avant leurs responsabilités vis-à-vis des autres ; elles ont besoin d'affirmer un peu plus leur droit au plaisir. ”

Activité sexuelle : “ L'aventure physique en matière de sexualité féminine a véritablement commencé avec Master et Johnson dans les années 60. Ces deux sexologues américains ont observé sur un grand nombre de femmes que leur activité sexuelle se décomposait en phases identiques à celles des animaux, avec excitation, plateau, orgasme et résolution, et ils ont cherché les mécanismes du cerveau et du reste du corps mis en jeu lors de ces phases. Il y a un afflux de sang immédiat avec stimulus sexuel, le centre de commande se situant dans la moelle épinière, et l'acceptation des perceptions par le cerveau étant nécessaire pour qu'il y ait rapport avec le sexe. ” L'apprentissage aux orgasmes est nécessaire : l'expérience montre que n'importe quelle femme peut avoir un orgasme, et très vite, mais elle doit apprendre ; c'est pourquoi “ il existe une thérapie d'initiation à la masturbation aux Pays-Bas. Tous les corps ont besoin d'orgasmes : nous sommes des créatures sexuées, c'est pour cela que nous existons. Le plaisir sexué représente une part considérable de notre vie humaine. Je ne crois pas que nous devons penser : “ Nous sommes saturés de sexe. ” Oui, c'est ridicule la manière dont on nous le jette partout à la face. Mais, encore une fois, nous sommes profondément des êtres sexués. Le sexe est une partie de ce qui fait de nous ce que nous sommes. ”

Médicalisation : “ Le Viagra a lancé une recherche en matière pharmacologique qui intéresse les femmes aussi. Mais s'il y a avec lui augmentation de l'afflux de sang dans le vagin, les femmes ne sont pas plus excitées sexuellement. ” 43 % des Américaines ont paraît-il un dysfonctionnement sexuel, cependant le Viagra ne s'attaque pas au véritable problème : les problèmes relationnels entre les partenaires et le manque de stimulation sexuelle pour les femmes. “ Il n'est pas un aphrodisiaque. Un médicament ne peut pas régler une insatisfaction dans la vie sexuelle : il faut se poser la question de savoir si on apprécie sa vie avec ses partenaires avant de se poser celle de l'intensité de l'orgasme à avoir. Autrefois, seules les causes psychologiques étaient prises en compte, aujourd'hui on considère les causes physiques. Mais en fait, il existe de nombreuses causes aux problèmes sexuels, et il faut les prendre toutes en compte. La recherche médicale commence à s'y intéresser. Seulement, l'industrie pharmaceutique ne finance que des tests cliniques sur des réactions à tel ou tel médicament. Le sexe est un sujet délicat sur le plan politique, et si difficile sur le plan de notre histoire que la recherche en ce domaine n'intéresse pas. Pourtant, la sexualité ne se réduit pas à une substance libérée par un nerf… Aujourd'hui, le déficit de connaissances est tel en la matière que militer contre la médicalisation ne va aboutir qu'à menacer l'embryon de recherche existant dessus. ”
Relations avec les partenaires : “ Les problèmes relationnels entre partenaires sont fondamentaux, même lorsque l'orgasme fonctionne : il importe à une femme de se sentir aimée, d'être en sécurité, de savoir qu'on s'intéresse à elle en tant que personne… La sexualité naît de la relation entre deux personnes : elle se construit peu à peu, au quotidien. ” Les femmes qui ont le plus d'orgasmes sont celles qui se prennent en charge, qui sont à l'initiative pour avoir du plaisir, car “ si on laisse aux hommes cette initiative, on ne s'amusera jamais autant qu'on pourrait le faire ”.
(Retranscription et mise en forme par V.)

1. La deuxième partie — Le Long Chemin contre l'excision — montre notamment comment, pour obtenir l'abandon de cette pratique dans des villages du Mali, des militantes d'une ONG jouent de l'Argument Recevable auprès des anciens et anciennes, gardiens de la tradition et… détenteurs de l'autorité : les risques encourus, lors de l'accouchement, par les bébés quand l'excision a provoqué des malformations chez la mère (!). La dernière partie — Filmer le désir : voyage à travers le cinéma de femmes — tente, à travers des interviews de femmes cinéastes, de réfléchir aux modes et aux effets de la représentation du corps féminin sur le désir chez des femmes, comparé à celui exprimé par des hommes.
[Sommaire de ce numéro]


HAÏTI: ARISTIDE EST PARTI, ET APRES ?
Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Haïti, il faut se repencher sur l'histoire de l'île d'Hispaniola (c'est-à-dire l'île constituée par Haïti et la République dominicaine), appelée parfois Haïti, parfois Saint-Domingue. Elle est le reflet de la lutte coloniale que sont livrés l'Espagne, la France, l'Angleterre et de l'impérialisme des Etats-Unis. Elle est faite de luttes incessantes des anciens esclaves (et de leurs descendants) contre les colons et la nouvelle oligarchie métisse née de l'indépendance.

De l'arrivée de Christophe Colomb à l'indépendance

Cinquante ans après le débarquement de Christophe Colomb en Haïti le 6 décembre 1492 et la création de colonies, confiées à des religieux, surtout dominicains, il ne reste plus un seul des 100 000 indiens Arawaks (exterminés par les maladies et les mauvais traitements) qui peuplaient l'île avant l'arrivée des espagnols. Au cours du XVIIe siècle, les Espagnols laissèrent les Français occuper la partie occidentale de l'île (aujourd'hui Haïti). En 1697, les traités de Ryswick reconnurent à la France la possession de la partie occidentale de l'île, sans réellement en préciser la frontière. Les Français renommèrent leur colonie Saint-Domingue. Le travail des milliers, bientôt des dizaines de milliers d'esclaves importés d'Afrique donna une grande prospérité aux plantations de canne à sucre et de coton, et cette “perle des Antilles françaises” (c'est ainsi qu'on l'appelait) devint la colonie la plus riche des Caraïbes. À la veille de la Révolution française, on comptait environ un demi-million d'esclaves noirs, 30 000 colons blancs qui possédaient les deux tiers des terres, et 20 000 métis libres ou affranchis, parfois alphabétisés, qui possédaient le dernier tiers des terres cultivées et qui, après l'indépendance, allaient constituer la nouvelle oligarchie.
Les révoltes d'esclaves, qui n'avaient jamais cessé (notamment dans les années 1720 et 1760), se multiplièrent dès que parvinrent à Saint-Domingue les premières nouvelles de la Révolution. Le 14 août 1791, tandis que les colons s'opposaient aux envoyés de Paris, une insurrection dirigée par Toussaint Louverture, un régisseur noir alphabétisé, éclata : 1 000 Blancs furent assassinés, et les plantations et les sucreries furent saccagées. Le 27 août 1793, les envoyés extraordinaires de la Convention, Sonthonax et Polverel, annoncèrent l'abolition de l'esclavage et proposèrent aux esclaves libérés de travailler dans les plantations en tant qu'associés ; mais ces derniers, redoutant le rétablissement déguisé du travail forcé, abandonnèrent les plantations et se réfugièrent en masse dans les montagnes. Puis, profitant des dissensions entre colons blancs et métis, les esclaves mirent à profit le fait que la France, en guerre contre le Royaume-Uni (1793-1802) et contre les Etats-Unis d'Amérique (1798-1801), était hors d'état d'intervenir militairement dans sa colonie et même d'occuper la partie orientale de l'île, que les Espagnols durent abandonner en 1795. En 1795, devenu l'adjoint du gouverneur français de Saint-Domingue, Toussaint fut placé à la tête des troupes et se lança à la conquête de la partie orientale de l'île, abandonnée par les Espagnols, mais que les Britanniques avaient immédiatement occupée. Le traité de Bâle (1795) entérina cette unification par la France. Nommé général en chef en 1796, Toussaint Louverture chassa les Britanniques de Santo Domingo en 1798, y abolit l'esclavage, et se proclama gouverneur général de l'île réunifiée.
En 1801, il rappela les colons, et voulut restaurer la prospérité en organisant durement le travail. Mais la France, qui avait entre-temps fait la paix avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, était alors de nouveau en mesure d'intervenir militairement. En 1802, Bonaparte rétablit l'esclavage et envoya un corps expéditionnaire sous les ordres de son beau-frère, le général Charles Leclerc, restaurer la souveraineté française dans l'île. Après être parvenu, avec beaucoup de difficulté et au prix de pertes sévères, à vaincre les troupes haïtiennes, Leclerc, par traîtrise, réussit à faire prisonnier Toussaint Louverture et le transféra en France, où il mourut en 1803. Deux compagnons de Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines et Henri Christophe prirent alors la tête de l'insurrection ; celle-ci, bien armée par les Etats-Unis (où le président Jefferson craignait que Saint-Domingue, si l'île retombait aux mains des Français, leur servît de base pour occuper la partie de la Louisiane que l'Espagne avait dû rétrocéder en 1800), et galvanisée par le mot d'ordre “l'indépendance ou la mort”, remporta en novembre 1803 une victoire décisive sur les troupes du vicomte Donatien de Rochambeau. Le 18 novembre 1803, vaincu, décimé par les fièvres, le corps expéditionnaire français, que la réouverture des hostilités avec la Grande-Bretagne empêchait de secourir, dut capituler ; fait prisonnier, Rochambeau fut remis aux Britanniques ; quelques survivants trouvèrent refuge dans la partie orientale de l'île. Le 1er janvier 1804, les insurgés proclamèrent l'indépendance de la partie occidentale de l'île, à laquelle Dessalines rendit son nom arawak, “Haïti”.

De "l'indépendance" à aujourd'hui

Le pays, qui ne comptait plus que 380 000 habitants, devenait ainsi la première république noire. Voulant briser le système colonial, Dessalines s'opposa à la nouvelle oligarchie métisse, qui avait succédé aux colons blancs. En septembre 1804, il abolit la République et se proclama empereur sous le nom de Jacques Ier. En 1806, il fut assassiné. L'île est alors coupée en deux, avec une république devenue royauté au Nord et une autre république au Sud. En 1808, les Espagnols reprirent le pouvoir dans la partie orientale de l'île (où se trouvaient les colons hostiles à la république). En 1820, Haïti fut de nouveau unifié sous la présidence d'un métis, Jean-Pierre Boyer. En 1821, les Blancs de Saint-Domingue (plus nombreux que les Noirs) se révoltèrent contre Madrid et proclamèrent la République Dominicaine, mais les Haïtiens s'en emparèrent en 1822 : l'île était de nouveau unifiée. En 1825, Boyer obtint la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti par la France, mais celle-ci exigea en contrepartie le paiement d'une énorme indemnité aux planteurs dépossédés. Pour payer cette indemnité, Haïti dut emprunter à la France, à un taux usuraire, l'argent nécessaire ; Haïti honora sa dette, mais, pendant un siècle, le remboursement et le service de cette dette allaient peser lourdement sur son économie, déjà ruinée par des années de guerre civile. En 1844, les Dominicains se soulevèrent contre Haïti et l'île fut de nouveau, et dès lors définitivement, coupée en deux entités distinctes.
En Haïti, pendant des décennies, les révoltes se succédèrent. En 1847, un Noir insurgé, Faustin Soulouque, fut élu président de la République. En 1849, il transforma celle-ci en un empire. Selon un schéma trop familier, Faustin, persécuteur de son peuple, chercha à l'extérieur des appuis pour asseoir son autorité despotique ; en échange d'avantages économiques et commerciaux ruineux pour l'économie haïtienne, la France, l'Espagne et les Etats-Unis, l'aidèrent à consolider sa dictature. En 1859, il dut cependant s'enfuir devant un soulèvement populaire. Nicolas Fabre Geffrard rétablit la république. Mais l'oligarchie en place se révéla économiquement impuissante. Les grandes sociétés de commerce et les banques, toutes étrangères, ne désiraient en aucune manière l'industrialisation de l'île ni la reconversion de son agriculture de plantation. La paupérisation se poursuivit. Les révoltes des piquets (paysans armés de piques) se succédèrent. À partir de 1870, on nomma cacos les révoltés.
La plus puissante insurrection de cacos débuta en 1911. Ces désordres, alimentés autant par les difficultés économiques que par l'hostilité entre l'"aristocratie" mulâtre et la masse de la paysannerie noire, conduisirent Haïti, après un siècle d'indépendance précaire, à la perte de sa liberté : l'assassinat du président Jean Vilbrun Guillaume allait fournir au président Woodrow Wilson un alibi humanitaire pour intervenir militairement à Haïti : le 28 juillet 1915, les "marines" américains débarquèrent, s'emparèrent de Port-au-Prince, et, après avoir noyé dans le sang le soulèvement des cacos (cette répression fit des milliers de morts), imposèrent jusqu'en 1934 un protectorat de fait (qu'ils complétèrent l'année suivante en prenant possession de l'autre partie de l'île, où ils imposèrent également jusqu'en 1924 leur protectorat à la République de Saint-Domingue). Des présidents fantoches furent mis en place, tandis que le pays était réellement dirigé par des hauts-commissaires militaires américains. Sous la pression des Etats-Unis, une nouvelle constitution fut proclamée, autorisant la possession de terres par des étrangers ; déforestation, expropriation, exil des paysans allèrent bon train. Les dernières troupes américaines quittèrent Haïti en 1934, mais la présence des Etats-Unis demeura très forte. Au président Stenio Vincent (1930-1941), choisi par les Etats-Unis, succéda Élie Lescot, ancien ambassadeur d'Haïti à Washington, qui se révéla plus favorable encore que son prédécesseur aux intérêts économiques américains. Mais les Etats-Unis n'intervinrent pas pour sauver Lescot qu'un soulèvement populaire de Port-au-Prince força à démissionner ; il fut remplacé par un triumvirat militaire qui mit fin à la législature et proclama une nouvelle constitution. Elu pour succéder à Lescot, Dumarsais Estimé, le premier président noir d'Haïti depuis l'invasion américaine en 1915, s'attacha à réprimer les syndicats et les partis de gauche. Une junte le déposa en 1950, et le même triumvirat qui l'avait porté au pouvoir quatre ans plus tôt le déposa et prit sa place ; le colonel Paul Magloire, l'homme fort de ce triumvirat, élu au terme d'élections truquées, exerça rapidement un pouvoir dictatorial auquel il fut obligé de renoncer en 1956 devant un soulèvement populaire déclenché par un mouvement étudiant de Port-au-Prince. Après le départ de Magloire pour les Etats-Unis, une période chaotique de neuf mois s'acheva le 22 septembre 1957, avec l'élection de François Duvalier (“Papa Doc”). Exploitant la vieille rancœur des masses populaires contre les notables métis, et secondé par sa garde prétorienne de 40 000 “tontons macoutes” qui faisait régner la terreur, il se fit réélire en 1961, et fit proclamer trois ans plus tard une nouvelle constitution le désignant comme “président à vie”. Il exerça jusqu'à sa mort en 1971 une implacable dictature. Après sa mort, son fils Jean-Claude, âgé de 19 ans (“Bébé Doc”), lui succéda comme président à vie. Dans les années 1980, les mouvements de protestation contre la corruption du régime et les injustices sociales furent encadrés par des prêtres de l'Eglise catholique. En novembre 1985, une manifestation de la jeunesse fut sauvagement réprimée. L'unanimité se faisait contre le régime. Au début de février 1986, de nouvelles émeutes agitèrent les principales villes du pays. Le 7 février, Jean-Claude Duvalier dut s'enfuir en France dans un avion de l'armée américaine. Un Conseil national du gouvernement (CNG), composé de six duvaliéristes, fut chargé d'assurer la transition.
En janvier 1988, un duvaliériste, Leslie Manigat, fut élu. En juin, un coup d'Etat militaire porta au pouvoir le général Namphy, qui fut chassé en septembre par le général Prosper Avril. Celui-ci démissionna en avril 1990. Mme Ertha Trouillot, choisie par les douze partis d'opposition, exerça alors la présidence d'un gouvernement civil de transition. En décembre 1990, le père J.-B. Aristide (prêtre exclu de son ordre en 1988 pour ses positions réputées d'extrême gauche) fut élu président de la République à une large majorité. En septembre 1991, à la suite d'un putsch sanglant, suivi d'une violente répression, une junte militaire dirigée par le général Raoul Cédras reprit le pouvoir. Aristide s'exila aux Etats-Unis. Ces derniers décidèrent le blocus économique d'Haïti. Poussés par la misère, des milliers d'Haïtiens fuirent ou tentèrent de fuir le pays. En septembre 1994, les Etats-Unis, avec l'accord de l'ONU, envoyèrent enfin un corps expéditionnaire dans l'île. Le président Aristide fut rétabli dans ses fonctions le 15 octobre 1994. En décembre 1995, René Préval, membre de la coalition gouvernementale d'Aristide, fut élu à la présidence de la République et confia la direction du gouvernement à Jacques Edouard Alexis en 1998. En novembre 2000, dans un pays privé de Parlement depuis 1999, Aristide reprenait la tête de l'Etat après des élections boycottées par l'opposition, jusqu'à sa destitution par les Etats-Unis le 29 février 2004.

Le rôle du FMI et des Etats-Unis dans la situation actuelle

Le FMI et la Banque mondiale sont des acteurs de premier plan dans le processus de déstabilisation économique et politique. Tout en étant appliquées sous les auspices d'un corps intergouvernemental, les réformes du FMI tendent à soutenir les objectifs de la stratégie et de la politique étrangère des Etats-Unis. A Haïti, le FMI a sponsorisé des réformes de "libéralisation du marché", lesquelles ont été appliquées régulièrement depuis l'époque Duvalier. Elles ont également été appliquées à plusieurs niveaux depuis la première élection du président Aristide, en 1990. Le coup d'Etat militaire de 1991, qui a eu lieu huit mois seulement après l'accession de Jean-Bertrand Aristide à la présidence, visait en partie à supprimer les réformes progressistes du gouvernement et à ré instaurer l'agenda politique néo-libéral de l'ère Duvalier. En juin 1992, un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, Monsieur Marc Bazin, fut désigné au poste de Premier ministre par la junte militaire. En fait, c'était le département d'Etat américain qui avait poussé à sa nomination. Bazin avait la réputation d'avoir toujours travaillé pour le "consensus de Washington". En 1983, il avait été désigné au poste de ministre des Finances sous le régime Duvalier. En fait il avait été recommandé à ce portefeuille par le FMI. Il faut remarquer que ce fut précisément durant la période où Bazin fut Premier ministre qu'eurent lieu les massacres politiques et les tueries extrajudiciaires perpétrées par les escadrons de la mort du FRAPH, soutenus par la CIA. Plus de 4.000 civils furent tués. Quelques 300.000 se muèrent en réfugiés internes, "des milliers d'autres s'enfuirent de l'autre côté de la frontière, en République dominicaine, et plus de 60.000 quittèrent le pays par la mer".
Après trois années de pouvoir militaire, les Etats-Unis intervenaient en 1994, envoyant à Haïti des troupes d'occupation et des "gardiens de la paix" : 20.000 hommes en tout. Cette intervention ne prévoyait pas de restaurer la démocratie. Bien au contraire : elle fut menée pour empêcher une insurrection populaire contre la junte militaire et ses partisans néo-libéraux. En d'autres termes, l'occupation militaire américaine visait surtout à assurer la continuité politique. Alors que les membres de la junte militaire étaient envoyés en exil, le retour du gouvernement constitutionnel requérait l'obéissance aux diktats du FMI, excluant de la sorte toute possibilité d'une alternative "progressiste" au planning néo-libéral. De plus, les troupes américaines allaient rester dans le pays jusqu'en 1999. Les forces armées haïtiennes furent dissoutes et le département d'Etat américain loua les services d'une société de mercenariat, la Dyn Corp, pour fournir des "conseils techniques" à la restructuration de la Police nationale haïtienne (PNH). "La Dyn Corp a toujours fonctionné en sous-traitance dans les opérations sous le manteau du Pentagone et de la CIA." Avec les conseils de la Dyn Corp à Haïti, les anciens Tontons Macoutes et les officiers de l'armée haïtienne impliqués dans le coup d'Etat de 1991 furent intégrés à la PNH.
Avant la restauration d'Aristide au poste de président du pays en 1994, le nouveau gouvernement fut obligé d'apurer les arriérés de la dette du pays vis-à-vis de ses créanciers étrangers. En fait, les nouveaux prêts consentis par la Banque mondiale, la Banque inter-américaine de Développement (IDB) et le FMI furent utilisés pour honorer les obligations de Haïti vis-à-vis de ses créanciers internationaux. De l'argent frais fut utilisé pour rembourser d'anciennes dettes, ce qui provoqua une spirale de la dette extérieure. Durant la période coïncidant en gros avec celle du gouvernement militaire, le Produit intérieur brut (PIB) déclina de 30% entre 1992 et 1994. Avec un revenu par tête de 250 dollars par an, Haïti est le pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental et l'un des plus pauvres de la planète. La "stabilisation" imposée par le FMI sous le programme de "relance" exigea davantage de restrictions budgétaires dans les programmes quasiment non existants du secteur social. Un programme de réforme des services civils fut lancé. Il consistait à réduire la taille de ces services et à licencier le "surplus" d'employés de l'Etat. Le train de mesures du FMI et de la Banque mondiale fut en partie à l'origine de la paralysie des services publics, ce qui déboucha sur la désintégration finale de la totalité du système étatique. Dans un pays où les services de santé et d'éducation étaient déjà pour ainsi dire inexistants, le FMI avait exigé le licenciement des enseignants et travailleurs médicaux "en surplus" et ce, dans l'intention d'atteindre son objectif à propos du déficit budgétaire. Les initiatives de Washington en matière de politique étrangère ont été coordonnées à l'application de la "thérapie" économique particulièrement létale du FMI. Le pays a été littéralement poussé au bord du désastre économique et social.
L'administration Clinton mit l'embargo sur l'aide au développement à Haïti en 2000. A peine deux semaines avant les élections, l'administration sortante signait une lettre d'intentions pour le FMI. Avec son timing parfait, l'accord avec le FMI exclut virtuellement depuis le début toute déviance par rapport à l'agenda néo-libéral avant l'élection du nouveau président qui, depuis son retour d'exil en 1994, s'est montré très obéissant vis-à-vis des exigences du FMI. En 2003, le FMI imposa l'application du prétendu "système flexible dans les prix des carburants", lequel déclencha aussitôt une spirale inflationniste. La monnaie fut dévaluée. Les prix du pétrole augmentèrent d'environ 130 pour-cent en janvier et février 2003, ce qui contribua à alimenter le mécontentement populaire à l'égard du gouvernement Aristide, qui avait soutenu l'application des réformes économiques. La montée en flèche des prix des carburants contribua à une hausse de 40 % des prix à la consommation en 2002-2003. Le FMI enjoignit au gouvernement de réduire les salaires du secteur public (y compris les traitements des enseignants et des travailleurs médicaux) et réclama que l'on assure le paiement d'un salaire statutaire minimum d'environ 25 cents de l'heure. "La flexibilité du marché de l'emploi", ce qui signifiait que les salaires étaient versés sous le salaire minimum statutaire, allait contribuer, prétendait le FMI, à attirer les investisseurs étrangers. Le salaire journalier minimum était de 3 dollars en 1994, et il diminua jusque 1,50 à 1,75 dollars (selon le taux d'échange entre la gourde - la monnaie haïtienne - et le dollar) en 2004.
L'effondrement de l'économie supervisé par le FMI servit à accroître considérablement la popularité de la Plate-forme démocratique, qui accusa Aristide de "mauvaise gestion économique".

La situation économique

Pour la consommation intérieure, quelques familles produisent du sorgho, des bananes et des tubercules, mais 51% des foyers ne possèdent pas de terre. Les hommes émigrent ou s'occupent de couper les arbres et la canne à sucre, ou bien préparent la terre dans les plantations qui subsistent ; les femmes s'occupent de l'arrosage et de la récolte. Ils reçoivent 30 gourdes (au 31-05-2003, 100 gourdes valaient 2,1 euros) par jour : l'ouvrière agricole seulement 25. Haïti possède le pourcentage le plus élevé - 47,8% - de femmes économiquement actives des Caraïbes et de l'Amérique latine.
Un tiers des terres est cultivé, mais chaque année l'érosion ôte toute fertilité à environ 1 % des terres cultivables. Le défrichement de nouvelles terres provoque le recul rapide de la forêt, qui ne couvre plus que 3 % de la superficie du pays (50 % en 1990). Depuis quelques années, la culture de la coca, plus rémunératrice, se développe. Les cultures spéculatives (café, coton, sisal) sont pratiquées dans de grandes plantations modernes qui appartiennent à des sociétés étrangères. La balance agricole est négative (seuls 70 % des besoins alimentaires du pays sont couverts). Haïti est devenu le 4ème pays importateur de riz américain, alors qu'il était un pays producteur. A la fin des années 90, la production locale de riz, à Haïti, a été réduite de moitié et les importations de riz des Etats-Unis comptaient pour plus de la moitié des ventes locales de riz. La population paysanne locale était ruinée et le prix du riz augmenta dans des proportions phénoménales.
Considéré comme un pays à haut risque pour l'investissement étranger et décapitalisé, le secteur industriel perd constamment du poids. En 2001, il ne représentait pas plus de 16 % du Produit intérieur brut (PIB). Ce secteur est surtout concentré dans les industries d'exportation - assemblage de pièces et matériaux - situées dans le Parc industriel de Port-au-Prince. Ces industries bénéficient d'une zone franche de type offshore, mais disparaissent ou suivent le même mouvement de re-localisation qui caractérise le phénomène dans d'autres pays. Les industries se limitent aux domaines du textile, de l'alimentation ou de la construction (ciment) et occupent une main-d'œuvre majoritairement masculine. Les normes du Code du travail en grande partie oubliées, les conditions de travail sont très dures, mais "dans un environnement miné par le chômage, n'importe quel travail vaut son pesant d'or".
La population au chômage place ses espoirs dans la zone franche qui commence à se construire dans la commune frontalière de Ouanaminthe située en face de la ville dominicaine de Dajabón. La zone franche est l'initiative du puissant consortium dominicain Grupo M, spécialisé depuis 1986 dans l'exportation des vêtements pour les multinationales nord-américaines et européennes, qui annonce la création de milliers d'emplois. Des spécialistes expliquent quels profits la République Dominicaine comptait tirer de la création de la zone franche : la perspective d'accaparer un part importante du marché d'exportation des textiles, la création d'une "zone tampon" qui limitera l'immigration clandestine des Haïtiens, et le développement d'un marché de consommation frontalier pour écouler les produits dominicains de base. Haïti fournira la main-d'œuvre et la République Dominicaine s'occupera de la gestion, selon la formule des "maquiladoras"** entre le Mexique et les Etats-Unis, tenues pour l'un des pires exemples de surexploitation de la main-d'œuvre sur le continent américain.

Le rôle des Etats-Unis pour rendre l'opposition présentable

On nous présente l'opposition à Aristide sous 2 visages.
L'un violent, paramilitaire, représenté par le Front (autoproclamé) pour la Libération et la Reconstruction nationale (FLRN), dirigé entre autre par Guy Philippe, ancien membre des Forces armées haïtiennes et par ailleurs chef de la police, Emmanuel Constant, surnommé "Toto", et Jodel Chamblain, tous deux anciens Tontons Macoutes et dirigeants du FRAPH (Front pour l'Avancement et le Progrès en Haïti), connus pour leur participation active à la répression de 1994. Les dirigeants du coup d'Etat de 1991, y compris les commandants paramilitaires du FRAPH, figuraient sur les feuilles de paie de la CIA.
L'autre non violent, représenté par la prétendue "Convergence démocratique" (CD), un groupe d’environ 200 organisations politiques dirigé par l'ancien maire de Port-au-Prince, Evans Paul. Cette CD, conjointement au "Groupe des 184 Organisations de la Société civile"(G-184) a constitué ce qu'elle appelle une "Plate-forme démocratique des Organisations de la Société civile et des Partis politiques de l'Opposition". Le G-184 est dirigé par André (Andy) Apaid, un citoyen américain né aux Etats-Unis de parents haïtiens. Andy Apaid possède Alpha Industries, l'une des plus importantes lignes d'assemblage destiné à l'exportation et à main-d'œuvre bon marché, installées durant l'époque Duvalier. Ses bagnes produisent des produits textiles et des assemblages électroniques pour un certain nombre de firmes américaines, parmi lesquelles Sperry/Unisys, IBM, Remington et Honeywell. Apaid est le plus gros employeur industriel de Haïti avec une main-d'œuvre de 4.000 travailleurs. Les salaires payés dans les usines d'Andy Apaid ne dépassent pas 68 cents par jour, alors que le salaire minimum en Haïti est de 1,5 dollars.
La CD aussi bien que le G-184 ont des liens avec le FLRN dirigé par Guy Philippe. On sait également que le FLRN reçoit des fonds de la communauté haïtienne des affaires. En d'autres termes, il n'y a pas de division bien tranchée entre l'opposition civile, qui se prétend non violente, et les paramilitaires du FLRN.
A Haïti, l'"opposition civile" est soutenue financièrement par la Fondation nationale pour la Démocratie qui travaille main dans la main avec la CIA. La Plate-forme démocratique est soutenue par l'Institut républicain international (IRI), l'une des composantes actives de la FND. La FND (que supervise l'IRI) ne fait pas officiellement partie de la CIA, elle joue d'importantes fonctions sur le plan des renseignements dans l'arène des partis politiques civils et des ONG. Elle a été créée en 1983, à l'époque où la CIA était accusée de corrompre en secret les hommes politiques et de monter de fausses organisations de front de la société civile.
Pour rendre présentable le FLRN et son chef Guy Philippe, les Etats-Unis ont nommé en février 2003 James Foley au poste d'ambassadeur à Haïti. Foley avait été l'un des porte-parole du département d'Etat sous l'administration Clinton au moment de la guerre du Kosovo. Il est utile de rappeler l'implication de l'ambassadeur Foley dans le soutien à l'Armée de Libération de Kosovo (UCK) en 1999. Solidement renseignée, l'UCK était financée avec de l'argent de la drogue et soutenue par la CIA. Elle fut impliquée de la même façon dans des assassinats politiques ciblés et dans des massacres de civils, et ce, au cours des mois qui allaient précéder l'invasion de l'Otan, en 1999, ainsi qu'après. Après l'invasion et l'occupation du Kosovo orchestrées par l'Otan, l'UCK devint la Force de Protection du Kosovo (FPK), sous les auspices de l'ONU. Au lieu d'être désarmée afin d'empêcher les massacres de civils, voilà donc qu'une organisation terroriste liée au crime organisée et au trafic de drogue dans les Balkans se voit conférer un statut politique légal. En ce qui concerne le trafic de drogue, le Kosovo occupe une position similaire à celle de Haïti* : c'est un lien crucial dans le transit des drogues depuis le Croissant d'Or, via l'Iran et la Turquie, vers l'Europe occidentale. Tout en étant soutenue par la CIA et l'Otan, l'UCK avait des liens avec la mafia albanaise et les syndicats du crime impliqués dans le trafic des narcotiques. Est-ce le modèle d'Etat pour Haïti, tel que l'avait formulé l'actuel ambassadeur américain à Haïti, James Foley ? Pour la CIA et le département d'Etat, le FLRN et Guy Philippe sont-ils à Haïti ce que l'UCK et Hashim Thaci sont au Kosovo ?

La militarisation du bassin caraïbe

Selon Michel Chossudovsky, professeur en économie politique à l'université d'Ottawa, dans un article du 11 mars 2004, "Washington cherche à remodeler Haïti en tant que colonie à part entière des Etats-Unis, mais sous toutes les apparences d'une démocratie. L'objectif consiste à imposer un régime fantoche à Port-au-Prince et à établir une présence militaire permanente à Haïti. L'administration américaine, au bout du compte, cherche à militariser la totalité du bassin caraïbe. L'île d'Hispaniola est la porte du bassin caraïbe, stratégiquement situé entre Cuba au nord-ouest et le Venezuela au sud. La militarisation de l'île, avec l'installation de bases militaires américaines, vise non seulement à accroître la pression politique sur Cuba et le Venezuela, mais elle vise également la protection du trafic de stupéfiants, lourd de plusieurs milliards de dollars, qui transite par Haïti, en provenance des sites de production situés en Colombie, au Pérou et en Bolivie. A certains égards, la militarisation du bassin caraïbe est semblable à celle imposée par Washington à la région andine de l'Amérique du Sud avec le "Plan Colombie", rebaptisé "Initiative andine". Cette dernière constitue la base de la militarisation des puits de pétrole et de gaz naturel, de même que les voies des pipelines et les couloirs de transport. Elle protège également le trafic des stupéfiants."
La destitution d'Aristide est une aubaine pour la France, à qui l'Etat haïtien réclamait les 90 millions de francs or (soit environ 21 milliards de dollars) qui avaient été nécessaires à la reconnaissance de l'indépendance (indemnisation des colons). Quelles que soient les visées des Etats-Unis, la France est un complice actif en participant entre autre à l'occupation militaire d'Haïti. Pour nous, militants anticolonialistes et anti-impérialistes, nous nous devons d'apporter un soutien aux prolétaires haïtiens exploités, en combattant en premier lieu notre propre gouvernement dans le rôle qu'il joue actuellement dans de nombreux pays et en particulier à Haïti.

Camille, OCL Reims
Source : de nombreux articles traduits par le Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine (RISAL)

* On estime que Haïti, actuellement, est responsable de 14 % de toutes les entrées de cocaïne aux Etats-Unis, ce qui représente des milliards de dollars de revenus pour le crime organisé et les institutions financières américaines qui blanchissent des quantités colossales d'argent sale. Le commerce mondial des narcotiques est estimé à environ 500 milliards de dollars. (Chambre américaine des Représentants, Justice criminelle, Sous-commission sur la politique en matière de drogues et sur les ressources humaines, Transcriptions FDHC, 12 avril 2000)
L'afflux de narcodollars, qui reste la principale source des rentrées d'échange du pays, est utilisé pour "honorer" la spirale de la dette extérieure de Haïti et, de cette façon, sert également les intérêts des créanciers étrangers.

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