Courant alternatif no 140 – juin 2004

SOMMAIRE
Edito p. 3
International / social
Luttes sociales et féministes dans l'Irak occupé p. 4
Torture ou démocratie, une belle hypocrisie p. 8 à 7
Scènes de pauvreté en Israël p. 11
Point de vue
Les barbares surgissent toujours p.14
Rubrique Flics et militaires p.15
Film: Osama p. 16
Social
Flicage généralisé: test grandeur nature dans la Marne p. 17
Réforme de la Sécu: il faut aller vite! p. 18
Contre les lois Perben et Sarkozy à Vitry-le-François p. 20
Les prisonniers ont raison de se révolter p. 21
L'Mouvement p.23
Vite fait sur le zinc p.24

ÉDITO
A en croire les médias occidentaux, la situation en Irak se résumerait à un affrontement entre les forces américaines d’occupation (que les uns critiquent et les autres non, selon qu’elles représentent pour eux le Bien ou le Mal) et les milices islamistes (que tous critiquent comme étant le Mal absolu). Sur le terrain social sont pourtant menées dans ce pays aujourd’hui des luttes autrement intéressantes à nos yeux, en ce qu’elles dépassent le cadre manichéen et idéologique de la “ guerre contre le terrorisme ” qui nous est seul proposé, et s’attaquent à l’ordre économique existant partout sur la question du travail et du chômage. Elles pourraient en effet, si elles prenaient de l’ampleur, ouvrir des perspectives de changement bien plus réel et émancipateur que la victoire américaine (pour l’heure peu évidente) vantée comme libératrice ou l’établissement d’une société islamiste. Luttes de chômeurs et d’ouvriers des deux sexes qui s’organisent en divers endroits et commencent à se coordonner, pour tenter d’arracher quelques miettes au capital national et international, et de réduire ainsi quelque peu l’absolue domination qu’il exerce sur eux. Luttes de femmes qui tentent d’échapper à la charia que veulent leur imposer les islamistes sans pour autant s’inféoder aux éléments proaméricains — lesquels essaient en fait eux aussi d’instaurer cette charia, comme Saddam Hussein s’y était efforcé avant eux en vain… Une fois encore, le terrain de la résistance sociale — la réalité de la lutte des classes — est donc occulté par la presse internationale et par les “ observateurs spécialisés ” au profit de la présentation d’événements se déroulant en champ clos et dans lesquels s’affrontent des forces parfaitement réactionnaires… car il s’agit de nous faire choisir le bon camp : celui de la démocratie occidentale et de la Civilisation contre la Barbarie.

Et les médias opèrent selon le même processus avec Israël : on nous présente en général cet Etat comme un ensemble sans failles dont la population soutiendrait unanimement la politique à l’égard de la Palestine comme des intégristes islamistes. Ce n’est évidemment pas le cas : cette population est elle aussi traversée par les contradictions de la lutte des classes ; et les choix politiques du gouvernement israélien, qui privilégie les dépenses militaires sur tout autre, ont des conséquences dramatiques sur la vie d’une fraction toujours plus grande de ses “ citoyens et citoyennes ”. Les adversaires déterminés de cet Etat théocratique et totalitaire (dont nous sommes) occultent — ou méconnaissent tout simplement — trop souvent la réalité sociale du pays, qui est au bord de l’effondrement économique et social. Ils tombent malheureusement, ce faisant, dans le piège que tendent ses zélateurs les plus acharnés (sionistes ou non) en proposant une lecture là aussi manichéenne du conflit israélo-palestinien, pour obliger à “ choisir son camp ” en faveur d’Israël, “ victime ” formant un bloc. Or, des réactions se font jour à l’heure actuelle dans les couches les plus basses de la société israélienne contre la pauvreté qu’entraînent les choix gouvernementaux — les restrictions budgétaires étant sans cesse plus importantes sur le terrain social, au nom de la guerre à mener contre le peuple palestinien et les terroristes. De forts clivages apparaissent ainsi, générateurs de mouvements sociaux qui, s’ils se développaient, seraient là aussi bien plus à même d’apporter des changements en affaiblissant de l’intérieur l’Etat d’Israël : la seule dénonciation internationale de l’apartheid subi par la population palestinienne ne peut suffire.

Si, au milieu des horreurs perpétrées par les Etats d’Israël et des Etats-Unis , et où les forces qui s’y opposent n’offrent guère de perspectives réjouissantes, l’apparition de luttes sur le terrain social nous réjouit en ce qu’elles sont les seules à offrir de réelles perspectives, il ne faut pas oublier que les mécanismes d’occultation de la réalité de la lutte de classes existent partout dans le monde, même si ce n’est pas avec la même intensité ni dans les mêmes situations.

Ainsi, en France, ce rôle d’occultation des mécontentements qui éclatent à l’égard d’un patronat réclamant des coupes claires dans les assurances chômage et la Sécurité sociale est joué, entre autres, par les perpectives de consultations électorales. Dans cette France “ berlusconienne ”, où c’est le président du Medef, Seillière, qui dicte la politique des Chirac-Sarkozy, les résistances sont gelées dans des mouvements fragmentés et parcellaires par les syndicats et les partis de gauche, à coup de journées d’action, afin de ne pas obstruer la voie royale qui devrait mener, selon eux, à une reconquête du pouvoir par les élections. Et pourtant combien nombreux sont celles et ceux, qu’ils désertent ces piètres démonstrations de force ou qu’ils y participent malgré tout sans conviction, qui estiment que seul un mouvement d’ensemble peut faire reculer le patronat. Mais pour cela il faudrait aller au-delà du seul souhait, ne plus agir pour faire pression sur les syndicats, mais, sans eux, se prendre en charge et comprendre que c’est sur notre seule force qu’il faut compter.

Poitou le 1er juin 2004
[Sommaire de ce numéro]

LUTTES SOCIALES ET FEMINISTES DANS L'IRAK OCCUPE
Un an et quelques mois après la fin officielle de la guerre en Irak, une guerre très brève et marquée par le brutal effondrement du régime, tout semble indiquer que celle-ci ne fait en réalité que commencer. Les images se focalisent sur les aspects les plus atroces, les tortures pratiquées de part et d'autre, la violence aveugle. Tout cela ne doit pas faire oublier qu'il existe en Irak un mouvement social et féministe dynamique, malgré le dénuement et les conditions de lutte particulièrement difficiles. Sans prétendre exposer l’ensemble de la situation, les éléments qui suivent permettent de découvrir ces mouvements et de se faire une autre idée de l’Irak et des possibilités concrètes d'agir sur la situation.

Chômeurs et chômeuses en lutte

Les estimations officielles admettent qu'au moins 40 % de la population est actuellement au chômage. Pour les organisations de chômeurs et de chômeuses, ce taux serait de l'ordre de 70 %. En l'absence de système de contrôle social, l'évaluation précise est difficile, mais dans tous les cas il est évident que le chômage est massif. La démobilisation de l'une des plus vastes armées du monde, relativement à la population du pays, le grand nombre de réfugié-es de guerre, l'obsolescence des structures industrielles, l'échec total de la politique agricole de l'ancien régime sont autant de causes de cette situation sociale. A l'heure actuelle, ces chômeurs et chômeuses ne bénéficient d'aucune législation sociale, d'aucune forme d'indemnisation, d'aucune source de revenus. C'est dans ce contexte que le 1er mai 2003, juste après l'entrée des troupes coalisées dans Bagdad, une vingtaine de chômeurs, réunis dans le bâtiment qui servait auparavant de siège à la défunte Fédération générale des syndicats irakiens, organe de l'ancien régime, ont formé l'Union des chômeurs en Irak, présidée par Qasim Hadi. Le mouvement lance une revendication simple : “ Du boulot ou une indemnité pour tous et toutes ”, qui sera précisée un peu plus tard par la revendication d'une indemnité de 100 dollars par mois pour les chômeurs et chômeuses.

L'Union des chômeurs en Irak connaît une croissance rapide, montant à plus de 130 000 militant-e-s. La situation sociale du pays mais aussi le dynamisme de la nouvelle organisation expliquent cet accroissement spectaculaire. Elle déploie son activité à Bagdad, à Kirkuk, à Nasiriyah, et au total dans sept régions en Irak. L'action la plus spectaculaire fut, du 29 juillet au 13 septembre, un sit-in de plusieurs centaines de personnes devant le bureau de Paul Bremer, l'admirateur civil américain, qui dura pas moins de 45 jours. Malgré un soleil de plomb, les manifestant-e-s ont organisé la lutte de manière conviviale et festive, animant spectacles, poésies, musiques et danses, alternées de manifestations. Dès le deuxième jour, Qasim Hadi, secrétaire général de l'Union des chômeurs en Irak, est arrêté pour “ violation du couvre-feu ”, avec 18 de ses camarades, tandis que les troupes américaines tentent de disperser le sit-in. Qasim Hadi est relâché trois jours plus tard, puis arrêté de nouveau en même temps que 54 autres manifestant-e-s. Une campagne internationale de soutien s'engage aussitôt pour leur libération, qui intervient au bout de quelques jours. Les négociations avec le CPA (autorité provisoire de la coalition) reprennent. Le 12 août, c'est à la baïonnette que l'armée américaine charge les manifestant-e-s, sous un flot d'insultes racistes contre les “ ali babas ”, surnom donné par les GI's aux Irakiens. Toutefois, quelques militaires témoignent discrètement de leur soutien aux manifestant-e-s et les encouragent.

Le mouvement résiste et tient. Encouragée par ses succès, l'Union des chômeurs exige la mise en application du plan de création de 300 000 emplois annoncée par les autorités d'occupation, et demande à être associée à leur mise en place, ainsi qu'aux distributions de nourriture dans les villes. Malgré plusieurs entrevues et promesses, Paul Bremer ne fait rien : il compte sur la démobilisation des manifestant-e-s. Comme le mouvement semble tenir et se durcir, d'autres moyens sont mis en œuvre pour tenter de briser leur détermination. Au 40e jour du confit, le businessman Abdul Mussan arrive avec un groupe de partisans, portant des portraits de leur leader. Ils se présentent comme le “ Mouvement démocratique pour une société irakienne libre ” et distribuent généreusement 2 000 dinars (1 dollar) à chaque manifestant-e, en leur promettant un emploi... s'ils se désolidarisent du mouvement. 70 % le suivront pour former une Association des chômeurs... Une semaine plus tard, cette organisation fantoche disparaît et ses membres retournent, honteusement, à l'Union des chômeurs, expliquant qu'ils et elles avaient fait ça par désespoir. Il est temps de changer de forme d'action : le sit-in se termine par un festival de solidarité, avec théâtre et musique, le 13 septembre. Inlassable militant, Qasim Hadi sera de nouveau arrêté quelques mois plus tard, le 23 décembre 2004, en même temps qu'Adil Salih, membre du Parti communiste des travailleurs. Une nouvelle campagne internationale obtient leur libération.

A Kirkuk, les militant-e-s de l'Union des chômeurs ont organisé onze jours de sit-in en solidarité avec leurs camarades de Bagdad. Leur lutte est plus fructueuse, quoique à une échelle plus limitée : ils obtiennent de la municipalité la création de 50 emplois, payés 30 000 dinars par semaine (15 dollars) et financés par une organisation humanitaire. A Nassiriyah, l'un de leurs bastions, une manifestation de 7 000 personnes est réprimée par les milices islamistes. La répression est fréquente ; elle n'est pas toujours le fait des seules forces d'occupation. Le 3 janvier 2004, c'est le groupe islamiste Al-initfadah Al sha’baaniah qui tire sur une manifestation de chômeurs, faisant quatre morts et plusieurs blessés. Ce jour-là, un rassemblement s'était formé spontanément devant la mairie, à l'annonce de la création d'emplois. Lorsqu'un responsable municipal déclare qu'aucun emploi ne sera fourni, les chômeurs et chômeuses en colère lancent des pierres sur l'hôtel de ville, jusqu'à l'irruption des islamistes dont le quartier général est proche. A Al-Amarah, dans le Sud, ce sont des troupes irakiennes sous commandement britannique qui font six morts et onze blessés, le 10 janvier 2004. Enfin, le 24 mars 2004 à Najaf, c'est la police irakienne qui tire : il s'agit de l'une de ces manifestations présentées par les médias occidentaux comme “ shiite ”, alors qu'elle est organisée par l'Union des chômeurs et que certaines photos montrent des drapeaux rouges.
Récemment, l'Union des chômeurs en Irak a fait connaître son programme social, rédigé en commun avec la Fédération des conseils ouvriers et syndicats en Irak, sous la forme d'une proposition de loi fondamentale pour le travail, en 48 articles. Un texte ambitieux, sans compromis avec le patronat, expressément opposé à toute forme de nationalisme, et fondé sur les seules nécessités de la classe ouvrière. On y trouve parmi les revendications la semaine de 30 heures, la retraite à 55 ans, l'interdiction des licenciements et du travail de nuit, la pleine égalité hommes-femmes, la liberté totale du droit de grève et d'organisation, la gratuité totale de l'instruction et de la santé. Décalage avec la réalité de l'Irak occupé, en proie à la guerre entre armées et milices ? Pas totalement. Si le CPA est fermement décidé à démanteler le système économique fortement étatisé fondé sur la rente pétrolière, héritage de l'ancien régime baathiste, il doit malgré tout gérer une situation sociale avec 10 millions de chômeurs et précaires. En janvier, le ministère du travail et des affaires sociales a annoncé qu'il envisageait un plan d'aide de six mois, avec une indemnité de 60 dollars mensuels pour les chômeurs et chômeuses, sans toutefois donner de date pour sa mise en place. La pression continue exercée par les luttes de chômeurs et de chômeuses n'y est pas pour rien.
Malgré la répression, l'Union des chômeurs est devenue une force incontournable en Irak. Il lui faut encore renforcer son organisation, car une croissance aussi rapide n'est pas facile à gérer, surtout en l'absence de tous moyens matériels. Même l'impression des bulletins d'adhésion pose des problèmes techniques et financiers difficiles à surmonter sans l'aide de la solidarité internationale. Son journal, titré Les Conseils ouvriers, dont le logo est issu d'une affiche française de Mai 68, est diffusé à un faible nombre d'exemplaires, faute de moyens d'impression. En l'absence de véhicules, les déplacements à pied sont fort dangereux en raison de la situation de guerre, et la création de sections dans d'autres villes est limitée par les simples problèmes de transport. La misère même des militant-e-s est un frein à l'organisation, car il faut trouver chaque jour les moyens de subsister.

Grèves et revendications ouvrières

Le 2 novembre 2003, les employé-e-s de la filature de coton de Bagdad se mettent en grève, exigeant l'élection de nouveaux chefs d'atelier, le paiement des heures supplémentaires et une prime d'urgence. Les portes de l'entreprise sont bloquées pour empêcher le départ des camions de marchandises. Les négociations s'engagent très mal avec la direction, qui tente de brutaliser les délégués syndicaux. Pour mettre en minorité les grévistes, elle organise une contre-manifestation menée par les agents de sécurité, qui contraignent une partie des salarié-e-s à les suivre. Face au refus patronal, les ouvrier-ère-s prennent d'assaut les bureaux de la direction et en chassent le directeur, qui est contraint de quitter l'usine. Pour garantir le paiement des jours de grève, les marchandises sont vendues directement, sous contrôle ouvrier. Trois jours plus tard, la direction cède sur les revendications et le travail reprend. Les agents de sécurité sont remplacés et les élections des chefs d'atelier organisées. Voilà, brièvement, le résumé d'une grève à l'irakienne.
C'est à Bagdad également que les ouvriers de l'industrie du cuir ont mené une série de grèves, d'abord pour protester contre l'augmentation du nombre d'heures de travail, ensuite, au mois de janvier... pour s'opposer aux retenues sur salaires effectuées en mesure de rétorsion contre les grévistes. Les services de sécurité de l’entreprise, débordés, font appel à la police, qui tente de disperser la foule en tirant en l'air, avant d'ouvrir le feu sur les grévistes. Deux syndicalistes sont blessés. Malgré cela, le mouvement tient bon jusqu'à l'éviction du directeur. Dans d'autres conflits, le remplacement de la direction, le plus souvent formée d'anciens baasistes mis en place par l'ancien régime, est une revendication importante, de même que le rejet du pillage des entreprises par des cadres corrompus. A Al-Askandaria, la grève de l'industrie mécanique puisait largement sa source dans l'enrichissement soudain et inexpliqué de plusieurs cadres ex-baasistes.
Ailleurs, c'est le blocage des salaires, institué par la nouvelle grille de salaires récemment mise en place par le conseil provisoire de gouvernement, qui est la cause de nombreuses grèves dans les usines de tapis, de cigarettes, d'ameublement, dans l'agro-alimentaire et la santé, et naturellement, dans l'industrie du pétrole. Récemment, ce sont même les universitaires qui ont protesté contre le blocage des salaires et la nouvelle grille des salaires. A la Banque centrale, c'est pour défendre des employées injustement accusées de vol à l'occasion du changement des billets de banque que la mobilisation a démarré.
A la Southern Oil Company, qui exploite les vastes champs pétrolifères de Kirkuk, Baaji et Daura, trois mois de mouvement social, appuyés sur la menace d'un passage à la lutte armée, sont venus à bout de la résistance de la direction. Le syndicat s'est aperçu que les salaires étaient inférieurs au minimum fixé par l'autorité d'occupation pour les entreprises publiques. Celles-ci prévoient un salaire de 69 000 dinars, alors qu'un loyer de 50 000 dinars est commun pour la plupart des salarié-e-s. Suivant un calcul fondé sur les besoins vitaux des travailleurs et sur le coût actuel de la vie en Irak, le syndicat a exigé 155 000 dinars mensuels (soit 110 dollars), avec une grille salariale nettement simplifiée. A l'issue du conflit, les salarié-e-s ont obtenu 102 000 dinars comme salaire minimum, et un rééchelonnement de tous les autres salaires. D'autre part, des primes de risques permettent d'y ajouter 18 à 30 %, notamment pour le travail effectué dans les zones contaminées par l'uranium appauvri...
La vétusté des structures industrielles rend le travail particulièrement dangereux dans la plupart des usines. Dans l’ensemble, les installations n'ont pas été renouvelées depuis la première guerre du Golfe, en 1991. Les machines défectueuses sont réparées à l'aide de pièces récupérées sur celles qui ont définitivement rendu l'âme, de manière artisanale en l'absence des plans de construction, disparus avec les ingénieurs-ses étranger-ère-s qui les avaient installées. Les systèmes de sécurité, les équipements de protection individuels (casques, lunettes, combinaisons, etc.) font également défaut. Quant aux crèches d'usine et aux cantines, elles ont quasiment disparu. A Bassorah, c'est pour tenter d'en finir avec cette situation et avec la nouvelle grille de salaires que les employé-e-s de la centrale électrique se sont mis en grève, menaçant de couper définitivement l'électricité de toute la ville et de passer à la grève armée. Le conflit est finalement arbitré directement par le ministre, alarmé par la situation, et se termine par la mise en place de la grille des salaires proposée par le syndicat, ainsi que le relèvement général des salaires. Parmi les revendications syndicales figuraient également l'égalité salariale entre hommes et femmes, l'interdiction du travail de nuit et la mise en place de crèches.
Cette vague de luttes a vu la résurgence d'un syndicalisme libre en Irak et, dans certains secteurs comme le pétrole, de conseils ouvriers inspirés des shoras de l'insurrection de 1991 et de la révolution iranienne de 1979 - toutes deux réprimées par Saddam Hussein avec le soutien des Etats-Unis. Certaines organisations, dont la pratique est fondée sur des luttes radicales et des décisions prises par l'assemblée générale des travailleurs-ses, ont cherché à se coordonner. En décembre 2003, une conférence tenue à Bagdad, en présence de délégué-e-s venus de Basra, Kirkuk, Nassiriyah, Ramali, Hilla, Kut, Samwa et Bagdad, fonde la Fédération des conseils ouvriers et syndicats en Irak. Elle affiche immédiatement sa volonté de dépasser les clivages ethniques, tribaux, nationaux ou religieux, pour ne se fonder que sur la nécessaire unité des travailleurs et des travailleuses. Quelques mois plus tard, elle rédige en commun avec l'Union des chômeurs en Irak son programme social, déjà évoqué. Il lui faut encore se structurer et se faire reconnaître comme une interlocutrice, aussi bien nationalement qu'internationalement — notamment auprès de l'Organisation internationale du travail. En effet, dans un pays considéré comme celui où la force de travail est la moins chère du golfe Persique, la référence aux normes internationales est intéressante car elle fournit un standard que l'Etat et le patronat peuvent difficilement écarter. Cela nécessite une meilleure formation des militants syndicaux, pour laquelle l'aide internationale est importante.
La reconnaissance est également un enjeu, même si elle est déjà acquise dans certaines entreprises, car les forces occupantes s'appuient largement sur les anciens syndicats baasistes pour discipliner la classe ouvrière. Il faut également signaler la situation conflictuelle au sein de la Fédération irakienne des syndicats, puissante fédération, fortement bureaucratisée et dominée par le Parti communiste irakien — qui fut autrefois le plus important en dehors des pays socialistes. Si les militant-e-s de cette organisation, souvent âgé-e-s et ayant l'expérience de la répression, regardent avec méfiance les jeunes activistes de la Fédération des conseils ouvriers et syndicats, plus dynamiques, plus démocratiques, plus à l'écoute de la classe ouvrière, certain-e-s sont extrêmement mal à l'aise avec le ralliement du Parti communiste irakien aux forces d'occupation et sa participation au conseil provisoire de gouvernement mis en place par les Etats-Unis — une position qui lui fait perdre un nombre croissant de militant-e-s.

Des femmes contre la charia

Les femmes bénéficiaient en Irak de plus de libertés et de possibilités que dans la plupart des autres pays du Moyen-Orient, même si leur situation avait commencé à se dégrader dès la guerre Iran-Irak, dans les années 80. La loi sur le statut personnel de 1958 avait été maintenue, malgré divers amendements qui en restreignaient la portée. C'est le gouvernement provisoire mis en place par les forces d'occupation qui a tenté en février 2004, par sa “ résolution 137 ”, d'instituer ce que Saddam Hussein avait tenté sans oser aller jusque-là : l'établissement de la charia. Certaines dispositions avaient déjà été mises en place par l'ancien régime, lors de son revirement en faveur des religieux après la première guerre du Golfe, et des pratiques barbares comme le meurtre d'honneur (droit pour un homme de tuer sa femme, sa sœur ou sa fille suspectée d'adultère, même non consenti) bénéficiaient d'une large tolérance. La charia constitue l'essentiel du programme social des organisations religieuses, et le renvoi des femmes à la maison et derrière un voile, leur obsession majeure. Durant toute la période de négociations sur le retour à la souveraineté, les islamistes firent pression pour que la charia soit l'un des piliers du nouvel Irak, refusant toute discussion sur la présence des femmes dans les assemblées élues.

La résolution 137 du conseil provisoire de gouvernement leur offrait satisfaction sur le statut des femmes, même si Paul Bremer, représentant de l'administration américaine, semblait y être hostile. Elle suscita immédiatement la réprobation de la majeure partie de la population irakienne, et en premier chef des organisations de femmes, qui malgré les dangers immenses que cela représentait, appelèrent à des manifestations. Parmi elles, l'Organisation pour la liberté des femmes en Irak, menée par Yanar Mohammed. Cette architecte irakienne, sportive de haut niveau, vivait en exil au Canada depuis plusieurs années, où elle militait pour le droit des femmes au Moyen-Orient. Après la chute de l'ancien régime, elle décide de revenir en Irak et participe à la fondation de l'organisation, qui centre son action sur l'aide aux femmes réfugiées, notamment dans le quartier pauvre de Al'Huda, et l'organisation de centres d'accueil pour femmes menacées de meurtre d'honneur ou victimes de violences conjugales. En raison de ses discours véhéments dans des manifestations contre la charia, elle reçoit des menaces de mort de la part de l'Armée des compagnons du prophète, une organisation pro-talibane d'origine pakistanaise, ce qui l'oblige à circuler armée ou entourée de gardes du corps. Une campagne internationale de soutien, bien relayée par les associations féministes dans le monde entier, fait connaître sa situation et lui donne une envergure nouvelle.

Le mouvement soulevé contre la résolution 137 contraint le conseil provisoire de gouvernement à la retirer moins d'un mois après sa proclamation. Le statut des femmes n'est pas sauvegardé pour autant, car si la loi ne change pas la pression des forces réactionnaires s'accentue. Le voile, considéré auparavant comme vieillot, devient une nécessité pour les femmes qui veulent sortir sans trop de risques dans la rue. Outre les insultes, les islamistes ont recours à la violence pour les y contraindre, allant jusqu'à lancer du vitriol au visage de certaines. Les viols se multiplient, les enlèvements et les ventes de femmes également, selon un tarif fixé : 200 dollars pour une vierge, la moitié seulement si elle ne l'est pas. Les exécutions sommaires de prostituées, nombreuses dans un pays où le commerce de leur corps est souvent la seule ressource qui reste aux réfugiées, récidivent le geste ignoble de Saddam Hussein, qui avait fait décapiter publiquement 200 femmes accusées de prostitution pour complaire à ses nouveaux alliés islamistes.
La pression sur les organisations de femmes n'est pas le seul fait des islamistes, loin s'en faut. Au Kurdistan d'Irak, plus ou moins autonome depuis 1991, les organisations nationalistes au pouvoir ont toujours tenu les femmes en minorité. Dans la zone contrôlée par l'Union patriotique du Kurdistan, pro-américaine, c'est ce parti nationaliste qui multiplie les pressions pour fermer les locaux de l'Organisation pour la liberté des femmes en Irak, considérant que les femmes n'ont pas à faire de politique. L'UPK tolère, dans sa zone, les meurtres d'honneur ; son leader, Jalal Talabani, fut le premier président du conseil provisoire de gouvernement mis en place pour administrer l'Irak occupé. Le droit de lutter pour la pleine égalité hommes-femmes n'est toujours pas accepté par les mouvements nationalistes au Kurdistan d'Irak.

Quelle alternative politique en Irak ?

La situation telle qu'elle est le plus souvent, avec d'heureuses exceptions, relayées par les médias traditionnels, consiste en une simple opposition entre les forces d'occupation et les milices islamistes. Deux nuances viennent parfois troubler ce bel agencement : la résurgence du baasisme, tiraillé entre la tentation de la guérilla urbaine et le retour au pouvoir avec l'aval des Etats-Unis (rappel de militaires, voire de ministres de l'ancien régime) et les oppositions entre islamistes, dont témoignent les récents affrontements entre les partisans de Sistani et la milice d'Al'Sadr' - pour bonne part composée d'anciens jihadistes étrangers venus soutenir le régime de Saddam Hussein après sa volte-face religieuse en 1991, et rejointe par des militaires licenciés et des chômeurs. Il n'est pas difficile de voir qu'il s'agit d'une lutte entre camps réactionnaires, même si les implications de la victoire de l'un ou l'autre sont loin d'être indifférentes. Tous les épisodes de cet imbroglio peuvent être suivis heure par heure dans la presse internationale. Par contre, la vague de grèves des derniers mois, les mouvements de chômeurs-ses, les attaques contre les associations de femmes n'y font que des apparitions pour le moins éparses.
Le plus curieux, c'est sans doute de voir, dans les pays occidentaux, des organisations de gauche se laisser prendre à ce piège manichéen et sacrifier les précautions politiques les plus élémentaires pour apporter leur soutien aux milices réactionnaires ou aux auteurs d'attentats aveugles, sous prétexte qu'ils combattent les Etats-Unis. Le culte viril de l'arme à feu fait passer tout porteur de kalachnikov pour un résistant, indépendamment de son programme social. N'existe-t-il aucune alternative aux islamistes et aux baasistes dans la lutte contre l'occupation ? L'existence des mouvements, associations, syndicats cités plus haut démontre le contraire. Il n'existe pas, pour répondre à une question couramment posée, de mouvement libertaire en Irak, pays dans lequel le mouvement ouvrier — contrairement à la majeure partie de l'Europe, de l'Amérique latine et de l'Asie du Sud-Est — ne plonge pas ses racines dans l'anarcho-syndicalisme. Pendant longtemps, la principale organisation de gauche était un parti communiste prosoviétique particulièrement nationaliste, à peine concurrencé par quelques dissidents prochinois. De toute façon, le régime totalitaire du Parti Baas en même temps que les velléités socialistes de celui-ci ont constitué un frein au développement d'une alternative de gauche.
L'insurrection de 1991 a bouleversé les choses. La première guerre du Golfe ayant entraîné une forme de vide politique et laissé croire à la chute rapide du régime détestée, un vaste soulèvement avait traversé le sud et l'est du pays. Dans plusieurs villes, des conseils ouvriers, formés sur le modèle des shoras de la révolution iranienne de 1979, s'étaient emparés du pouvoir et avaient commencé à organiser la vie sociale sur de nouvelles bases, démontrant les capacités d'auto-organisation de la population. L'armée coalisée avait alors laissé tranquillement les troupes de Saddam Hussein réprimer massivement ce mouvement, tandis qu'au Kurdistan les partis nationalistes se chargeaient du travail. De nombreuses organisations révolutionnaires s'étaient formées, sur la base de l'idée des conseils ouvriers. En 1993, cinq d'entre elles fusionnaient pour donner naissance au Parti communiste des travailleurs, s'associant au mouvement iranien du même nom. Celui-ci, fondé sous l'impulsion du marxiste iranien Mansoor Hekmat deux ans plus tôt, se distinguait par sa défense des conseils ouvriers, son opposition résolue au nationalisme et son rejet de toute forme de capitalisme, qu'il soit fondé sur le marché ou sur l'Etat — un programme social qui le situe nettement dans la lignée du communisme de conseils. En Irak, des militants du Parti communiste des travailleurs sont à l'origine de l'Union des chômeurs, de la Fédération des conseils ouvriers et syndicats, de l'organisation pour la liberté des femmes et de plusieurs autres organisations de masse. Il constitue aujourd'hui la principale organisation de gauche dans ce pays.

La solidarité internationaliste

Quoi que l'on puisse penser de ces organisations, il est clair qu'elles constituent une alternative sociale et féministe plus souriante que les milices d'Al'Sadr' et consorts, ou que la poursuite, sous une forme ou une autre, de la politique néocoloniale des Etats-Unis et de leurs alliés. Les conditions dans lesquelles elles agissent sont particulièrement difficiles, dans un pays où les besoins les plus élémentaires de la population sont déjà hors d'atteinte. Les soutenir, ou soutenir d'autres mouvements qui iraient dans le sens de l'émancipation politique et sociale, de la lutte contre l'exploitation capitaliste et patriarcale, c'est agir sur la situation en Irak avec bien plus d'efficacité que de crier, une fois de temps à autres, quelques slogans contre la guerre. C'est, pour toutes celles et ceux qui croient fermement qu'un changement social ne peut être que mondial, un moyen simple et concret de manifester leur solidarité internationaliste.
Nicolas

Plus d'informations sur le site de Solidarité Irak : www.solidariteirak.org
solidarite_irak@yahoo.fr
[Sommaire de ce numéro]

TORTURE OU DEMOCRATIE ? UNE BELLE HYPOCRISIE !
Depuis quelques semaines, des “ révélations ” sont faites dans la presse internationale sur les tortures réalisées par des soldats américains et britanniques en Irak. A partir de là, tout un discours nous est dispensé sur l'incompatibilité de telles pratiques avec nos belles démocraties occidentales, porteuses de Liberté et de Civilisation, comme l'on sait. C'est pourquoi il est important d'analyser et contrecarrer cette propagande, et de réaffirmer quelques vérités concernant les pratiques de leurs gouvernants. Car le Big Brother américain n'est pas seul en cause dans cette affaire : si les médias d'ici critiquent facilement Bush (pour des raisons qui sont loin d'être toujours les nôtres), leur discours idéologique n'en sert pas moins le système que celui-ci chapeaute.


Avec la mise au jour de tortures exercées par des soldats américains sur des prisonnier-ère-s en Irak, à partir de photos diffusées partout, la dernière justification à l'intervention américaine et à son maintien là-bas tend à disparaître. Les précédents arguments avancés tour à tour sont en effet tombés à l'eau : il n'existait pas d'armes de destruction massive détenues par Saddam Hussein ; les liens entre son régime et Al-Qaida n'ont pas été établis ; l’Irak ne représentait pas une menace immédiate pour les Etats-Unis. Il ne restait donc plus qu'une raison possible pour justifier leur guerre : l'apport de la “ démocratie ” à la population irakienne ; on devait la libérer d'un dictateur sanguinaire, un argument grâce auquel l'Occident se donne toujours le droit d'intervenir partout dans le monde.
En fait, l'armée américaine se conduit en Irak comme ailleurs en armée d'occupation bien plus que de libération, et les pratiques de torture récemment dévoilées montrent que sa hiérarchie les a largement couvertes : la sérénité affichée sur les photos par leurs acteurs prouve qu’ils-elles savaient aller “ dans le bon sens ” en agissant ainsi et avoir le soutien de leurs supérieurs.

La défense sans faille des “ valeurs occidentales ”

Pour surmonter le scandale, deux procédés sont utilisés par le pouvoir américain, mais aussi par les médias européens, car c’est de la défense du système occidental global qu’il est question ici :
- D'une part, on tente d'étouffer le choc des photos sous le poids des mots, en opposant sans cesse démocratie et liberté à dictature et barbarie, la guerre “ contre le terrorisme ” autorisant et justifiant tout. Bush mène la croisade de Dieu contre le Mal avec ses guerriers invincibles, c'est bien connu. Pour rester dans la bonne tradition chrétienne, l'acte de contrition se répand : “ excuses ” et “ regrets ” sont des mots à la mode aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne — où, du simple troufion au chef de l'Etat, tout le monde s'excuse avant de remettre ça. Bénéfice d'une telle attitude : se faire reconnaître comme foncièrement “ bon ”, faire du bien aux victimes et à leurs proches, et se sentir bien soi-même après. Cependant, personne n'est vraiment responsable des faits incriminés ; la meilleure preuve, c'est que le secrétaire à la défense américain Rumsfeld conserve ses fonctions : pas question de toucher au bouclier de Bush avant les élections ! L'annonce parfaitement grotesque faite par lui, le 24 mai, que la prison d'Abou Ghraib va être détruite s’inscrit dans cette logique d’apaisement. C'est comme s'il voulait libérer un lieu hanté par quelque mauvais esprit — sans doute l'ombre de S. Hussein qui en imprégnait les murs et a perverti ses successeurs américains, pourtant “ si gentils ” ; on efface tout et on recommence : on construira une autre prison, “ plus moderne ”… et d'où, on y veillera, des informations aussi embêtantes pour les Etats occidentaux ne filtreront jamais.
- D'autre part, on minimise les actes commis afin d'absoudre l'institution militaire et le gouvernement des Etats-Unis. D'abord, on affirme avoir ignoré les faits : promis-juré, disent politiques et militaires, on ne savait pas… alors que les photos incriminées circulent depuis des mois sur Internet et que des rapports faisant état de tortures ont été communiqués aux dirigeants américains depuis plus d'un an. Quelques dates : la prison d'Abou Ghraib, rouverte en juin 2003, a accueilli le mois suivant le 320e bataillon de police militaire, rejoint le 14 août par une équipe d'interrogateurs de l'entreprise privée CACI (sur laquelle on reviendra). En septembre, le général Miller, commandant du camp de Guantanamo, est venu en Irak et a recommandé dans un rapport que les soldats de la police militaire “ créent des conditions favorables pour les interrogatoires ” afin d'obtenir des prisonnier-ère-s des renseignements. Les traitements qui en ont découlé ont commencé d'être connus dès lors (quant au gouvernement anglais, il avait reçu d'Amnesty international un mémorandum en mai 2003 sur les méthodes musclées de ses soldats en Irak). Le 13 janvier 2004, le soldat Joseph Derby, de la 372e compagnie de police militaire, arrivée dans la foulée à Abou Ghraib et placée sous le contrôle du renseignement militaire, a transmis des photos de torture à ses supérieurs. Quatre jours plus tard, la générale Karpinsky qui dirigeait le commandement de cette prison a été rappelée à l'ordre. Le 26 février, la Croix-Rouge internationale a fourni au gouvernement américain un rapport corroborant les faits, un autre rapport rédigé par le général Taguba allant ensuite dans le même sens. A partir du 24 avril, l'information est passée dans la presse, avec la diffusion des premiers clichés par CBS… “ On ” ne savait vraiment pas ?
Et puis, ces mêmes politiques et militaires s'emploient à réduire les tortures exercées aux faits montrés par les photos et promettent que les “ quelques brebis galeuses ” (formule de Bush) apparaissant dessus seront punies… alors que ce que subissent les personnes arrêtées avant même d’arriver à Abou Ghraïb, et ce qu’elles subissent vraiment dans cet endroit, est bien pire que les images en question. Les autres centres de tri et d'interrogatoires préliminaires existant en Irak, comme celui de Baghdadi, sont connus de la population pour les sévices et assassinats qui y sont pratiqués à grande échelle. 43 000 Irakien-ne-s ont été emprisonnés depuis mars 2003, et ils-elles étaient évidemment loin d'être tous des terroristes.

La “ torture-nécessité ” : une réalité de toujours et partout

On le sait, Bush s'assied sur les conventions internationales, jugées trop encombrantes. Il a décrété en janvier 2002 que les prisonniers talibans ou d'Al-Qaida détenus à Guantanamo ne bénéficieraient pas des accords de Genève, car la guerre contre le terrorisme est un “ nouveau genre de guerre ” qui rend obsolètes de tels accords. L'enclave de Guantanamo, concession perpétuelle pour laquelle les Etats-Unis paient une somme dérisoire (que le gouvernement cubain refuse d'ailleurs d'encaisser), est un bon moyen d'échapper à tout contrôle judiciaire ; les prisonniers rassemblés là sont des “ combattants irréguliers ” et non des prisonniers de guerre : “ Ce sont des tueurs, parmi les plus dangereux, les mieux entraînés et les plus cruels de la planète ”, affirme Rumsfeld.
Par ailleurs, la torture a de tous temps et en tous lieux été justifiée “ en cas de nécessité ”. Récemment encore, un procès intenté en France par le général Schmitt à Henri Pouillot, ex-appelé d'Algérie et auteur de La Villa Susini (qui l'avait estimé prêt à “ se salir les mains ” de nouveau, s'il le fallait), a reflété cette idée : la torture se justifie quand elle permet de “ sauver des innocents ” et de défendre la “ démocratie ”.
En fait, l'embarras constaté aujourd'hui chez les défenseurs de cette “ démocratie ” découle de la diffusion incontrôlée de photos montrant ou de rapports faisant état d'actes de torture bien plus que de ces actes eux-mêmes. Ainsi, la Croix-Rouge internationale, qui observe un principe strict de neutralité et de confidentialité, a déploré la publication des “ fuites ” par la presse et s'est défendue d'en être responsable. Bush s'est dit aussitôt “ désolé de la douleur causée ” par une telle publication, et le colonel Stewart l'a également déplorée en ce que les faits révélés “ sont le meilleur agent recruteur possible pour Al-Qaida ”. Mais le porte-parole de la Maison-Blanche, McCellan, a aussitôt estimé que la différence entre S. Hussein et G. Bush, par rapport aux tortures pratiquées à Abou Ghraïb, est que le premier “ encourageait ces actes, alors que les Etats-Unis les condamnent [!] ”. Bush a réexprimé son “ dégoût ” au sujet des faits exposés le 30 avril, en ajoutant cependant, comme pour les contester : “ Nous trouverons la vérité […] Nous allons enquêter jusqu'au bout. Le monde verra que l'enquête et la justice seront servies. ” Enfin, il s’est déclaré le 6 mai “ désolé des humiliations subies par les prisonniers irakiens ” (Tony Blair faisant de même trois jours après), sans remettre en question le rôle de Rumsfeld, un “ membre important ” de son gouvernement et qui le restera. Quant à ce dernier, il s'est reproché non tant de n'avoir pas su prévenir les sévices que de ne pas avoir mesuré l'effet de leur divulgation sur l'opinion publique… Quelle mauvaise image donnée, vraiment ; encore un problème de “ communication ” mal maîtrisée !

Le brouillage médiatique comme “ agent réparateur ” actif

A leur habitude, les médias disent tout et son contraire à propos des fameuses photos, cette surinformation conduisant à leur habitude aussi à une désinformation. La logique de surenchère pour pimenter les nouvelles et accrocher plus que les concurrents remue la boue à plaisir… et la rend plus digeste : la saturation par l’abondance des données contribue en effet à une retombée de l'indignation, puis à l'oubli des faits qui l’ont suscitée. Un exemple parmi mille : on nous annonce que les photos diffusées en Angleterre sont fausses, contrairement aux américaines, tout en nous expliquant qu'en fait on ne peut plus avoir aucune certitude, avec les “ techniques modernes ”…
De même, pour mieux présenter la “ déviance ” observée comme un fait anormal en démocratie, on la date : “ Tout a commencé à Guantanamo ”, titre ainsi Le Monde dans son supplément “ La torture dans la guerre ” des 9-10 mai… mais la Une du même numéro affiche “ Des méthodes répandues depuis 2002 ” pour présenter un article qui traite de la guerre en Afghanistan et des exactions commises par l'armée américaine là-bas (d'après un rapport de Human Right Watch datant du 8 mars dernier). On cherche de cette façon à nous faire oublier que la torture apparaît chaque fois qu'il y a une armée d'occupation ou une guerre, simplement parce qu'elle appartient à la logique militaire : tout soldat est un meurtrier et un tortionnaire en puissance, et il n'existe pas de “ guerre propre ”.
Cependant, emportée par sa frénésie d'infos-tous-azimuts, la presse dit aussi que la torture existe partout — et de rappeler les génocides des Arméniens par les Turcs, des Aborigènes par les Australiens, les assassinats et tortures de Chinois et Coréens par les Japonais, un petit tour par l'Histoire qui banalise l'affaire en cours… On mentionne même au passage — parce que cela sert pour la circonstance — que, malgré l'avis exprimé par la Cour suprême d’Israël en 1999 contre les “ pressions physiques modérées ”, un centre de torture existe dans ce pays ; l'organisation israélienne de défense des droits de l'homme HaMoked a dénoncé le “ camp 1391 ”, dont il est interdit de mentionner l’existence…
Et l'actualité sert également : par exemple, la marche décidée par l'opposition en Côte-d'Ivoire le 25 mars, qui a été noyée dans un bain de sang. 120 morts, une “ opération soigneusement planifiée et exécutée ” avec le concours de “ forces parallèles ”, d'après le rapport du haut commissariat pour les droits de l'homme de l'ONU, des assassinats qui s'ajoutent à ceux commis par les “ escadrons de la mort ” du Président “ socialiste ” Gbagbo… (que soutiennent les 4 500 soldats français, car la “ patrie des droits de l’homme ”, sous la gauche comme sous la droite, n’a évidemment jamais lâché son ex-colonie).
Enfin, les médias européens n’ont pas tardé à renvoyer dos à dos les belligérants en Irak, déplorant la mauvaise image donnée de l'Occident par les Américains mais acceptant encore moins le “ terrorisme islamiste ”. Pour continuer avec Le Monde, son éditorial du 4 mai l’énonce clairement : “ Il ne s'agit pas de jeter la pierre à la seule coalition. Les opposants irakiens ne sont pas en reste avec leurs attentats aveugles. Et la torture est, hélas, un sous-produit condamnable mais habituel des situations de conflit et de répression [Mais] il est crucial, pour l'image comme pour l'efficacité de la coalition, qu'elle respecte les conventions de Genève. […] Sinon, comme convaincre Irakiens et musulmans — si cela est encore possible — de la bonne foi de Washington ? Et comment persuader d'autres pays — européens en particulier — de participer sous commandement américain au processus de paix en Irak ? ” Quant à la presse américaine, elle parle dans l'ensemble d'abuse, c'est-à-dire de “ violences ” ou de “ sévices ”, bien davantage que de torture.

Tout doit et va continuer comme avant !

Rien de bien nouveau dans ce qui agite les médias depuis trois semaines, quant au fond : la torture par une armée d'occupation ; le mépris des conventions internationales au nom de l'efficacité (voir Israël avec les Palestinien-ne-s) ; le “ débat ” sur les responsabilités de la hiérarchie militaire ; le souci des gouvernants d'empêcher la diffusion d'une information gênante… Ou encore l'humiliation sexuelle, une forme de torture mentale particulièrement efficace en la circonstance, puisque, estiment les “ spécialistes ”, dans des “ cultures machistes [?] ” un homme qui a été sodomisé ou sexuellement humilié (parce qu'habillé en femme (!), ou dénudé devant un de ses enfants…) est considéré comme une personne dépravée, souillée ; s'il est libéré, il observera le silence sur ce qu'il a subi — comme nombre de femmes violées, qui préfèrent taire l'acte plutôt qu'être déshonorées et mourir de honte en l'avouant…

Non, en réalité, dans le “ scandale ” actuel, la nouveauté tient bien plutôt à certains aspects concernant sa forme :
- Au total, 4 millions de mails ont par exemple été envoyés en un an de Guantanamo, nous dit-on, car avec leurs ordinateurs portables, leurs lecteurs DVD et leurs appareils numériques, les troufions américains conservent leur american way of life… et c'est cet usage frénétique des outils modernes qui a sauté à la figure de Bush. Mais l'image est utilisée par tout le monde. D’abord par les bourreaux, comme “ souvenirs de guerre, type reality show, dans des albums de voyage mêlant scènes de torture, de combat et de vie quotidienne en Irak : ils-elles font circuler des photos entre eux avant de les envoyer à leurs familles… Touchant, non ? Par les défenseurs des victimes et par les médias, comme preuves des exactions commises, ensuite… Mais aussi par la hiérarchie militaire : ces clichés lui donneraient en effet un moyen de pression à l'extérieur de la prison — la menace de les envoyer aux familles des prisonnier-ère-s et de rendre par ce biais publique leur humiliation permettant de les faire chanter pour obtenir leur “ coopération ” en cas de libération.
- Il y a également cette présence de femmes parmi les bourreaux, de la base au sommet, et la participation active et joyeuse de certaines aux festivités : on nous apprend avec horreur que l'une d'elles est enceinte… comme si son état aurait dû empêcher le sadisme, et ce détail choque plus que les actes perpétrés eux-mêmes.
- Enfin, on remarque le recours de plus en plus important du pouvoir américain à des contractuels privés pour mener les interrogatoires aux côtés des services de renseignement (CIA) : ils ont autorité sur les soldats et ne relèvent ni de la justice militaire ni de la justice civile. Deux sociétés, en particulier, Titan Corporation et CACI international, continuent leurs activités en Irak, avec 20 000 privés mis au service du Pentagone, pour un marché global évalué à 100 milliards de dollars par an. Cette organisation spéciale a semble-t-il été introduite par Rumsfeld et son sous-secrétaire chargé du renseignement Stephen Cambone, tous deux attaqués sur la question par plusieurs médias aux Etats-Unis, mais là encore couverts par Bush.

Quelques remarques sur demain

Les gouvernants des “ démocraties ” se moquent bien de l'avis de leurs “ citoyens ”, on le sait : 55 % de la population anglaise, d'après The Independant, sont pour un retrait de leur armée d'Irak ; et aux Etats-Unis 42 % seulement approuveraient la gestion par Bush de la situation en Irak, d'après un sondage Gallup des 2-4 mai. Mais on a vu comment ont été pris en compte les forts mouvements antiguerre en Europe — hormis pour les dernières élections espagnoles, quand l'électorat “ vote mal ” on le fait revoter jusqu'à ce qu'il “ vote bien ”…
En fait, les Etats-Unis ont échoué en Irak comme en Afghanistan, mais l'enjeu électoral prédomine actuellement pour l'équipe de Bush et il n’est bien sûr pas question pour elle de le reconnaitre en faisant marche arrière. Alors, elle cherche à se tirer d’affaire en obtenant le soutien du Conseil de sécurité de l'ONU (C. Rice, conseillère de Bush, est récemment allée à Moscou afin d’obtenir l’aide de Poutine en ce sens). Objectif : masquer la présence militaire américaine en Irak derrière une “ force internationale ” et opérer le 30 juin un transfert de souveraineté bidon à un gouvernement intérimaire, pour maintenir plus facilement son contrôle là-bas. On saisit mieux, dans ce contexte de crise, les réticences de Disney à diffuser le film de Michael Moore, Fahrenheit 9/11, qui s’en prend au Président en racontant notamment l'évacuation discrète de membres de la famille de Ben Laden vivant aux Etats-Unis, au lendemain du 11 septembre ; la multinationale craint de ne plus obtenir les réductions d'impôts accordées aux parcs d'attractions et hôtels du groupe par l’Etat de Floride, dont Jeb Bush, frère du Président, est le gouverneur.

L'institution militaire et les services secrets américains s'emploient aussi activement à étouffer l'affaire des tortures américaines : “ petit arrangement entre amis ” avec Jeremy Sivits, auteur de photos, le seul des sept prévenu-e-s identifiés à dire que la hiérarchie n'était pas au courant des sévices perpétrés, et qui charge les sous-officiers inculpés avec lui. Son procès s’est déroulé devant une cour martiale “ spéciale ” le 19 mai ; en plaidant coupable et en témoignant contre ses coïnculpés, Sivits a gagné de ne pas prendre plus d'un an de prison. Les autres procès viendront sans doute seulement quand le scandale aura été étouffé, ils ne connaîtront pas le même battage médiatique et se dérouleront à huis clos, puisque les accusé-e-s ont le mauvais goût de se retrancher derrière les ordres de torture donnés par la CIA et les collaborateurs civils. Cependant, deux des photos circulant montrent que la réalité n’est pas loin de leurs affirmations et gêne bien l’administration Bush : les militaires n'y posent pas en regardant, hilares, l'objectif avec leurs victimes à côté ; prises à l'insu des personnes présentes, on y note au moins un civil en train de “ s’occuper ” d’un prisonnier…
Bien sûr, la décapitation de Nick Berg le 11 mai a contribué à minimiser les tortures perpétrées par l'armée américaine (voir encadré) : pour politiques et médias occidentaux, quelques “ fautes ” de quelques soldats n’ont rien de comparable avec l'acte monstrueux des “ terroristes ” qui a montré “ la véritable nature des ennemis de la liberté ”, d'après la Maison-Blanche. Le Monde toujours, dans son éditorial du 13, a reflété l'évolution de la presse : “ Dénoncer des abus est une chose, et c'est le privilège des régimes démocratiques que de le rendre possible, même si c'est douloureux. En commettre de pires au prétexte que l'“ennemi” s'est sali les mains le premier n'est qu'une ignominie ” ; le mot “ barbare ” figure quatre fois dans ce court texte pour qualifier un “ crime qui dépasse l'entendement ”…
Colin Powell, le 15 mai, a condamné le silence de la plupart des dirigeants arabes devant la décapitation : ils “ auraient pu exprimer davantage leur indignation ” car cet acte est beaucoup plus grave que les faits reprochés à un petit groupe de soldats qui vont être punis, a-t-il fait remarquer. Il y a aujourd'hui tentative de réduire toute l'“ affaire des photos ” à la bêtise de ces bidasses qui ont voulu s'amuser… alors que tout le monde sait qu'il s'est agi et qu'il s'agit toujours de faire craquer les détenu-e-s par une torture systématique et systématisée. (Toutefois, le 21 mai, le ministère de la défense a avoué que 37 décès au total, dans les prisons afghanes et irakiennes, ont fait l’objet d’enquêtes depuis août 2002 ; et il a admis que Rumsfeld avait autorisé fin 2002 l’emploi de “ techniques dures ” à Guantanamo, mais seulement jusqu’en… janvier 2003 !)

Diverses mesures d'apaisement sont peu à peu annoncées pour faire oublier le “ malaise ” encore fort, et gênant dans une période d'élections aussi bien pour la Grande-Bretagne que pour les Etats-Unis : débarquement d'experts pénitentiaires en Irak pour donner un supplément de formation aux policiers militaires, leurs “ débordements ” étant attribués à des lacunes en ce domaine ; libération de 300 prisonnier-ère-s d'Abou Ghraib ; transfert de 3 200 autres dans un nouveau camp de la prison où plus de “ commodités ” leur sont paraît-il offertes ; droit de visite pour eux-elles deux fois par mois ; interdiction de 25 des 53 “ techniques d'interrogatoire autorisées ” par l'US Army en Irak… Enfin, on s'emploie partout au renforcement de la politique sécuritaire, l'antiterrorisme à tout crin étant un argument électoral cher à nos gouvernants (le “ M. Antiterrorisme ” de l’Union européenne, Gijs de Vries, affirme le 19 mai que “ le risque d’attaques terroristes reste élevé, l’UE est vulnérable ” ; le démantèlement d'un réseau préparant de nouveaux attentats aux Etats-Unis est annoncé par Bush le 27 mai, etc.). Quoi qu’il en soit, gageons que l'usage des appareils photonumériques et des ordinateurs portables va être sévèrement réglementé pour éviter dorénavant les désordres qu’ils viennent de créer dans le bel ordonnancement de notre civilisation occidentale si policée.

Vanina
[Sommaire de ce numéro]

SCENES DE PAUVRETE EN ISRAEL
Bien au-delà de la litanie obsédante des images d'attentats ou de représailles dont la société du spectacle est friande, Israël vit une réalité sociale dans laquelle la notion de pauvreté s'est largement banalisée. De cela, les médias ne parleront pas. Pas assez vendeur. Pourtant le phénomène est bien réel et va en s'amplifiant.

Les délires de toute-puissance conquérante de Sharon ont un prix, celui des coupes drastiques dans l'ensemble des budgets sociaux destinés aux plus démunis. C'est donc le retour dans la mendicité massive, les queues devant les soupes populaires dans les rues, l'extrême pauvreté d'une frange massive de la population qui n'a pas d'autres choix que de survivre grâce aux organisations caritatives. Les causes de cette situation sont bien connues, le coût de la guerre et de l'occupation mais aussi, tout simplement, le néolibéralisme.

Les femmes se radicalisent

Elles volent aux riches pour donner aux pauvres. Les camarades de l'activiste israélienne Ayala Sabag, les “ Lionnes de Jérusalem ” comme elles se dénomment, ont déclaré la guerre à la politique économique du gouvernement d'Ariel Sharon. Elles n'en sont pas à leur premier coup d'essai. Elles ont déjà volé du pain et raflé tout ce qu'elles pouvaient dans les supermarchés, pour le distribuer aux plus démunis.
Cette fois-ci, elles ont décidé de s'attaquer aux banques, en choisissant de s'en prendre au cœur du système économique qui, en Israël, contribue à la paupérisation de milliers de personnes : les banques. Il y a quelques jours, Ayala Sabag et ses camarades, issues du Katamonim, le quartier le plus pauvre de Jérusalem, peuplé majoritairement de Juifs sépharades où la faim n'est pas une donnée statistique mais un facteur constant dans la vie de ses habitants, sont passées à l'acte. Elles ont volé, sans crier gare, du matériel publicitaire à la Jérusalem Bank et à la Discount Bank pour protester “ contre les taux d'intérêt élevés et les commissions qui enrichissent les instituts bancaires et appauvrissent le peuple ”. Elles ont aussi tenté de pénétrer dans le siège central de la Hapoalim Bank, sise à proximité de la zone piétonne de Ben Yehouda, (grande rue commerçante de Jérusalem) mais leur action a été arrêtée par les gardiens de l'immeuble. L'impact médiatique a été énorme et a déstabilisé plus d'un chroniqueur de presse. Ceux-ci, quelle que soit leur option politique, n'ont rien vu venir, les politiciens encore moins.

La gauche absente

Or, contrairement à ce que l'on pourrait croire, derrière ces initiatives, il ne faut pas voir la main de mouvements organisés, ni l'influence des travaillistes de Shimon Peres, ni d'ailleurs celle des leaders de gauche sionistes qui, aujourd'hui, n'ont plus qu'un vague souvenir des luttes ouvrières et des idéaux du socialisme. Il faut uniquement y voir le désespoir immense que ressentent ces femmes, un sentiment provoqué par la politique économique du ministre des Finances, Benyamin Netanyahou. Car celui-ci a semble-t-il l'intention de démanteler l'Etat-providence, en tranchant à la hache dans les subsides destinés aux plus démunis. Et ce alors qu'il ne cesse d'attribuer de très généreux montants en argent public aux initiatives vouées à la défense et à la colonisation des territoires palestiniens occupés.

Une vie de misère

Ces deux buts concentrent toute l'attention du grand argentier. Pour preuve, quelques jours avant, la commission des finances de la Knesset (le Parlement) a approuvé une nouvelle allocation de 20 millions de dollars pour les colonies — dont un million devrait servir à protéger la maison achetée en 1988 par le Premier ministre Ariel Sharon dans le quartier musulman de la vieille ville de Jérusalem (actuellement gardée par l'armée). Le lendemain, mercredi 18 février, le mouvement Peace Now a dévoilé que, en 2004, le gouvernement israélien n'a pas procédé, comme prévu, au démantèlement de 102 sites israéliens (implantation de colonies illégales) érigés en Cisjordanie. Au contraire, dans de nombreux cas, des maisons en préfabriqué ont seulement été transformées en dur, mais ont rapidement bénéficié de raccordements d'eau, d'électricité et de téléphone tout en restant officiellement illégales mais totalement financées par le ministère des Implantations

Une politisation limitée

Ayala Sabag et les autres “ lionnes ” reconnaissent ne pas être politisées et, bien qu'il soit très pauvre, le quartier des Katamonim n'a jamais été un fief de la gauche. Elles n'ont aucun contact avec l'extrême gauche ni avec la mouvance pacifiste et anticolonialiste.
Nombre d'habitants sont même des supporters du Premier ministre. Par leur action, elles ne dénoncent pas la colonisation des territoires occupés, un phénomène qui absorbe pourtant d'énormes ressources. Les “ lionnes ” ne sont pas véritablement conscientes de certains enjeux. Mais elles ont le courage d'agir sur le terrain, et de tenter de contester la politique économique de Netanyahu et Sharon plus clairement et plus ouvertement que les travaillistes.
C'est peut-être pour toutes ces raisons que le quotidien “ pacifiste ” et de gauche Haaretz n'arrive toujours pas à saisir la signification de la bataille conduite par les Lionnes de Jérusalem. Tout comme le journal n'avait pas compris la portée de la lutte engagée par Vicky Knafo, devenue “ mère courage ” pour les médias israéliens. Il y a plus d'un an, exaspérée, cette femme quadragénaire avait quitté la petite ville perdue de Mitzpe Ramon, dans le Néguev, pour se rendre, à pied, à Jérusalem dans le but de faire entendre la voix des mères contraintes à une vie de misère, à cause des coupes drastiques dans les subsides aux familles décidées par legouvernement.

Le sentiments des pauvres

Elles n'ont donc pas de référent à gauche, les Lionnes de Jérusalem. Mais elles ne cessent d'effectuer des actions symboliques et parfois des “ expropriations prolétaires ”. Début février, elles se sont par exemple emparées des réserves de pain à Beer Sheba, dans le Néguev et à Jérusalem. La cargaison a été distribuée dans les quartiers pauvres de ces villes.
Ce geste a été une réponse à la décision du gouvernement d'augmenter de 30 % le prix de la farine. Ensuite, elles ont raflé tout ce qu'elle ont pu dans les supermarchés et l'ont donné aux plus pauvres. Quelques jours après, elles ont brièvement coupé l'eau dans deux quartiers aisés de Jérusalem, Bet Hakerem et Rehavia. Le but : “ Faire ressentir aux riches ce qu'éprouvent les pauvres lorsque, à cause de factures impayées, la municipalité leur ferme les robinets. ”
Seule ombre au tableau, c'est la passivité des gens, encore trop enclins à se mobiliser collectivement. Les Lionnes de Jérusalem en sont bien conscientes et réfléchissent actuellement à d'autres formes de lutte.
“ De très nombreux pauvres n'ont pas demandé d'explications. Ils se sont bornés à recevoir les sacs de nourriture qu'on leur donnait. Au moins, leurs enfants ne sont pas allés à l'école l'estomac vide, déclare Ayala Sabab, en racontant la distribution de pain qu'elle et ses camarades ont effectuée dans la banlieue de Jérusalem. ” Dans le Katamonim, depuis longtemps, la moitié du quartier ne peut bénéficier d'eau courante, rappelle-t-elle. Les autorités ferment les robinets aux pauvres qui n'ont pas les moyens de payer l'approvisionnement en eau. C'est pour cette raison que nous avons bloqué l'accès à l'eau dans les quartiers riches. Pour leur faire comprendre ce que cela signifie. Nous espérons que les autres habitants protesteront et embrasseront notre cause. "

Occupés par l'annonce d'un plan de “ retrait unilatéral ”, par Ariel Sharon et les idéologues de l'occupation des territoires, les médias ont fait l'impasse sur la contestation issue de la couche de la société israélienne écrasée par le poids de la récession. Il faut savoir que, dans nombre de villes, où le déficit public est désormais endémique, certains employés communaux ne perçoivent plus leur salaire depuis plusieurs mois, d'autres depuis plus d'un an et demi. La plupart vivent en demandant l'aumône.
Chacun se débrouille comme il peut. Pour ce qui est des ultra-orthodoxes, ils parviennent à faire face à la pauvreté grâce au réseau de solidarité qui s'est développé entre eux. Et ce réseau assure au moins un repas par jour aux enfants et aux personnes âgées. Alors que les laïques, eux, doivent composer avec les prix élevés des produits alimentaires. Pour eux, le cinéma, les habits, les loisirs, etc., restent le plus souvent un rêve inaccessible Tout comme pour des centaines de milliers d'Israéliens qui perdent un peu plus chaque jour de leur pouvoir d'achat.

Squatteurs et sans logis

Le camping des chômeurs et des sans-logis qui est situé à Tel-Aviv a fêté son premier anniversaire le 18 août. Il est installé dans un des quartiers les plus riches de la métropole : sur Kikar Medina (place de l'Etat), rebaptisée Kikar Halehem (place du Pain). Là aussi, ils sont des dizaines, avec leurs enfants, dans de vieux autobus et sous des tentes. Jusqu'ici, toutes les tentatives de la mairie et des propriétaires pour les faire évacuer ont échoué. “ Le choix de ce lieu ne doit rien au hasard : le contraste entre notre minable camping, les magasins luxueux et les somptueux appartements du coin symbolise l'abîme social qui ne cesse de se creuser entre pauvres et riches ”, explique M. Israël Twito, 38 ans, divorcé, qui élève seul ses trois filles.
Ces contestataires sont emblématiques, car Israël connaît une crise économique aiguë. Entre 1992 et 1995, la croissance a dépassé 7 % par an, grâce aux accords d'Oslo et à l'arrivée des Juifs de l'ex-Union soviétique. Mais ensuite, elle n'a cessé de diminuer. Et la seconde Intifada a provoqué une profonde récession. En effet, durant le premier semestre 2003, le produit national brut par tête a reculé de 0,7 %, après des baisses consécutives de 1,3 % pour les six derniers mois de 2002, de 2,1 % pour la première moitié de 2002 et de 6,7 % pour les six derniers mois de 2001.
Au cours du premier semestre 2003, année qui sera marquée par un déficit budgétaire proche de 6 % du produit national brut, la production industrielle a également reflué de 1,1 %. Et même celle des industries high-tech a baissé de 8 % en mai et juin. Quant à la consommation des ménages pour les six premiers mois de 2003, elle a chuté de 2,1 % (après une dégringolade de 2,8 % durant la seconde moitié de 2002 et de 2,1 % durant la première moitié).
Fin août 2003, dans le cadre des débats préparatoires au budget de 2004, le ministère des Finances dirigé par M. Benjamin Nétanyahou a prévu une croissance de 2,5 %, une diminution de 2,9 % de la consommation publique, une hausse record du chômage de 11,2 %, une baisse du salaire réel de 4 % dans le secteur public et de 2,3 % dans le secteur privé ainsi qu'une inflation de 1,1 % à 1,2 %. Commentaire du député travailliste Avraham Shohat, ancien ministre des Finances : “ Parler d'un tournant de l'économie est un non-sens. Il n'y aura pas de nouveaux investissements, ni étrangers ni israéliens, sans un tournant politique au Proche-Orient. Seul un processus abaissant le niveau des affrontements avec les Palestiniens peut assurer un taux de croissance de 2,5 % en 2004. ”

Chômage en hausse

En juillet, le nombre des chômeurs inscrits a dépassé 220 000, soit 14 000 de plus qu'en juin. Si bien que, dans 34 agglomérations (29 arabes et 5 juives), le taux de chômage dépasse la barre des 10 %.

Et cela ne risque pas de s'arranger : à la veille de la rentrée scolaire, des milliers d'enseignants ont été licenciés, et, dans les mois qui viennent, des milliers de fonctionnaires perdront leur emploi ou seront contraints à une retraite anticipée.

Selon le ministère des Finances lui-même, Israël comptera 300 000 chômeurs inscrits l'an prochain. Sans compter ceux qui ne le sont pas : le gouvernement a annoncé des mesures pour réduire encore le nombre des chômeurs ayant droit à une allocation. Les moins de 25 ans, par exemple, seront contraints de se présenter quotidiennement dans les agences de l'emploi. L'objectif est de les forcer à prendre la place des 200 000 à 250 000 travailleurs immigrés, dont plus de 50 000 ont été expulsés par la police. Surexploités, ils travaillent fréquemment jusqu'à 14 heures par jour et 7 jours par semaine pour un salaire mensuel de 500 à 600 dollars — un esclavage moderne que les Israéliens refusent. Et les classes moyennes elles-mêmes ne sont pas épargnées.

De plus, le montant de l'allocation de chômage, dont les conditions d'attribution se durcissent, a été réduit. Il en va de même des allocations de maternité et familiales, de l'aide à ceux qui gagnent moins que le revenu minimum et aux mutilés de travail. La nouvelle diminution des allocations familiales a précipité 11 000 familles de plus sous le seuil de la pauvreté. S'y trouvent désormais un Israélien sur cinq, soit 1,17 million de personnes.

Cyniquement, les porte-parole du ministère des Finances prétendent que la réduction des différentes allocations va contraindre ceux qui en bénéficient à ne plus vivre aux dépens de l'Etat et à aller enfin travailler. Ce faisant, ils méconnaissent la réalité d'un chômage qui ne cesse de s'étendre : de nombreuses usines ferment leurs portes et le gouvernement ne parvient pas à créer des emplois (il en supprime même).

L'allocation vieillesse a été gelée au niveau de janvier 2001 et l'allocation versée aux infirmes n'augmentera pas avant 2006. L'Etat a réduit les budgets de la santé et de l'éducation tout en alourdissant les charges qui pèsent sur les usagers. De même, il a réduit les prêts destinés au logement afin de contraindre les jeunes couples, les nouveaux olim (immigrants) et les sans-logis à se tourner vers les banques privées. Quant à la réforme des retraites, elle implique, à partir d'octobre 2003, une augmentation des cotisations des salariés et une baisse des pensions des retraités. Dès janvier 2004, l'âge de la retraite va passer progressivement de 65 à 67 ans pour les hommes, et de 60 à 67 ans pour les femmes.

Famine et pauvreté

“ Un million d'Israéliens ont faim ” : telle était, le 28 août, la manchette de Yediot Aharonot. Début 2003, déjà, des chercheurs de l'Institut Brookdale travaillant en collaboration avec le ministère de la Santé avaient révélé que 400 000 familles israéliennes, soit 22 % du total, subissaient une “ insécurité nutritionnelle ”. Les victimes ne souffrent évidemment pas de famine, mais sont incapables d'acheter en permanence la nourriture dont les enfants ont besoin pour se développer convenablement. Certains mangent des portions plus petites, d'autres sautent des repas, voire, dans des cas extrêmes, ne mangent pas de la journée. La composition de leurs repas est uniforme et pauvre en viande, en produits laitiers, en légumes et en fruits...

Quatre familles concernées sur cinq affirment que leur situation s'est aggravée ces deux dernières années, du fait d'une situation économique précarisée. Il y en a même 5 % qui avouent avoir recours à une aide alimentaire, soit de cuisines populaires, soit d'associations de charité. Selon une autre enquête, rendue publique par l'organisation de bienfaisance Latet (“ donner ”, en hébreu), le nombre d'Israéliens ayant sollicité une aide alimentaire a augmenté de 46 % en un an. Les principaux demandeurs sont les familles monoparentales et les familles nombreuses.

Ce qui a choqué l'opinion, c'est l'annonce simultanée des profits de certaines banques. Hapoalim, la première du pays, qui affiche, pour le deuxième trimestre 2003, un bénéfice net de 335 millions de shekels (soit 67 millions d'euros), en hausse de 59 %. Celui de la Discount, pour la même période, atteint 116 millions de shekels (23 millions d'euros), soit 36,5 % de plus qu'en 2002. Et celui des cinq grandes banques (Hapoalim, Leumi, Discount, Hamizrahi et Ben-Leoumi) pour les six premiers mois de 2003 atteint 1,4 milliard de shekels (350 millions d'euros), en hausse de 130 % sur les six premiers mois de 2002. On comprend pourquoi certaines de ces banques sont la cible des Lionnes de Jérusalem.

“ La crise économique et sociale, résume l'ancienne députée communiste Tamar Goujansky, résulte de deux facteurs majeurs : d'une part, la guerre, l'occupation et la colonisation, d'autre part, la politique néolibérale du gouvernement. ” La combinaison de ces deux éléments, poursuit-elle, “ est catastrophique. Alors que les dépenses militaires comme le coût de la colonisation sont énormes et presque intouchables, les budgets sociaux, eux, ne cessent de régresser. En revanche, les profits des banques, comme ceux de la Bourse, n'arrêtent pas de grimper. Ce gouvernement intensifie la politique des précédents : il fait “la même chose, mais en plus” ”.

Les colonies ne manquent de rien

A Efrat, Maale Adoumim, Ariel, Immanuel, Elon Moreh et, en général, dans toutes les colonies (exception faite de l'ultra-orthodoxe Beitar Elite), le niveau de vie est en revanche élevé, grâce aux subsides gouvernementaux et aux cadeaux fiscaux que l'exécutif national leur accorde.

Là, les écoles et les transports publics sont presque toujours gratuits. De plus, en matière d'inégalités sociales, comme le soulignent les sociologues Barbara et Shlomo Swirsky, qui dirigent le Centre Adva (centre de recherche privé de sondages et de statistiques) : “ Les coups portés au système d'aide sociale sous prétexte de rigueur budgétaire reflètent un changement de l'échelle des valeurs. Les Israéliens aisés qui peuplent les coulisses du pouvoir s'inspirent du “darwinisme social” : les forts sont des gens dignes, parce qu'ils sont forts ; celui qui s'affaiblit, quels qu'en soient les motifs, ne va plus tenir sur ses jambes, et il n'y a donc aucune raison d'investir sur lui. Bref, les faibles sont inutiles. ”

C'est pourquoi, “ durant ces années de soi-disant pauvreté de l'Etat, nos gouvernements ont dépensé beaucoup d'argent pour dispenser les capitalistes de payer des impôts, pour financer des dépenses militaires excessives ainsi que les colonies et pour assurer d'énormes salaires aux hauts fonctionnaires ”.

Le patriotisme démobilise le mouvement social

Lors d'une visite au marché Ha-Carmel, à Tel-Aviv, Mme Knafo, “ la mère courage ” qui a marché de Beer Sheva à Jérusalem, a déclaré : “ S'il y a de l'argent pour les mitnahlim (les colons juifs dans les territoires palestiniens occupés), il n'y a aucune raison qu'il n'y en ait pas pour les allocations sociales. ” Malgré la force de cette logique, les femmes célibataires n'ont pas réussi — pas plus que les autres groupes contestataires — à déclencher un mouvement de masse.
Pourquoi ? Selon Mme Goujanski, “ bien que le mouvement de Mme Knafo soit authentique, il lui sera difficile de décoller tant qu'il ne bénéficiera pas de l'appui actif des partis d'opposition, y compris du parti travailliste et du Shass (parti religieux à tendance populiste), et de la centrale syndicale Histadrout. Certes, le mouvement bénéficie d'une certaine solidarité féminine et d'une certaine collaboration judéo-arabe, mais cela ne suffit pas ”. Pourtant, une grande partie de la population s'oppose aux mesures économiques du gouvernement ? “ Oui, mais les mêmes gens appuient le gouvernement en raison de la gravité de la situation politique. ” Le sociologue Shlomo Swirsky partage cet avis : “ La guerre continue de Tsahal dans les territoires occupés et les attentats terroristes palestiniens empêchent le développement d'un mouvement social de grande envergure. ”
Le député travailliste Abraham Shohat ne dit, au fond, pas autre chose : “ Le peuple d'Israël doit savoir que la poursuite du conflit avec les Palestiniens va transformer leur pays en un Etat pauvre fournissant de moins en moins de services sociaux à ses citoyens {...]. Quiconque pense que ce pays peut rester au bord de l'effondrement économico-social tout en s'embourbant dans un conflit touchant à sa sécurité ne sait pas de quoi il parle. ”
Ces mouvements de révolte sont la traduction d'un malaise profond de la société israélienne qui se heurte de plein fouet à ses contradictions. Le concept de lutte de classes n'a jamais été aussi bien illustré. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que le soutien de masse, hormis les religieux, dont a bénéficié Sharon avant et après sa prise de pouvoir, il le doit à ces couches de la société les plus précaires, par ailleurs adeptes du Grand Israël, prônant des solutions radicales vis-à-vis des Palestiniens.
Cette situation peut être soit porteuse d'espoir pour l'avenir, à condition que la radicalité des pratiques de réappropriation s'accompagne d'une prise de conscience globale de la situation tant sociale que politique, posant la question du sens de la guerre et de l'occupation et en recherchant des alliances avec la frange anticolonialiste et rupturiste israélienne ; soit tout au contraire conduire à s'enfermer dans une sorte de populisme, en souhaitant sans le savoir l'arrivée d'un homme ou d'un parti providentiel suffisamment opportuniste, comme le Shass, qui résoudrait tous les problèmes.
A ce jour, rien ne permet de dire de quel côté ce mouvement s'orientera.
Patrick, OCL Caen, mai 2004

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