Courant alternatif no 141 – été 2004

SOMMAIRE
Edito p. 3
SOCIAL
Intermittents, un an après p. 4
Daewoo-Orion Kamel et ses camarades sont innocents p. 5
Prévention de la délinquance : le fichage jusqu’à la lie p.8
Retour sur la mobilisation de Vitry du 3 juin 2004 p. 10
IMMIGRATION
Quel bilan après les dernières réformes ? p. 12
Appel de Coquelles p. 14
POLITIQUE
L’Europe, mythes et réalités p. 16
Lutte contre la spéculation foncière au Pays Basque p. 18
Flics et militaires p. 21
POINT DE VUE
L’antisémitisme (P. Stambul) p. 23
Chronique de la guerre civile (E Hazan) p. 25
Livres p. 27
Notre mémoire Répression contre le POUM pendant la Guerre d’Espagne p. 28
Vite fait sur le zinc p. 31

ÉDITO
Près d’un an après la mobilisation sur les retraites, il faut en convenir, le mouvement nécessaire à entraver la logique de saccage social auquel se livre le patronat et l’Etat n’a pas encore vu le jour. Les multiples collectifs nés des luttes du printemps 2003, les tentatives de convergences et autres initiatives interprofessionnelles ont dans le meilleur des cas permis de maintenir localement des liens sans parvenir réellement à enclencher de dynamique.
La solidarité exprimée ça et là envers les travailleurs des boîtes délocalisées ou en liquidation, n’ont nulle part consenti à inverser le rapport de force ni ouvert de perspectives, outre pour les principaux concernés d’arracher un “plan social” moins défavorable avant d’aller pointer au chômage..
Il n’y a guère que les luttes de précaires menées notamment dans la restauration rapide : Mac-Do, Pizza Hut... qui ont rencontré ces derniers temps quelques succès notables. Faut-il pour autant céder à l’amertume, despérer de la lutte et de la possibilité d’inverser le rapport de force ? Non bien sur, ponctuellement depuis 1995, des mouvements parfois porteurs de contenus ou de formes d’organisation qui posent question ouvrent des brèches dans l’édifice asphyxiant d’un capitalisme totalitaire. Ainsi les intermittents toujours mobilisés occupaient le mois dernier le toit du MEDEF posant le problème de leur statut et de la précarité au terme d’une année d’interventions aux formes multiples et inscrites dans la durée..
Mais peut être faut-il admettre que s’il est difficile de trouver aujourd’hui un lien réel entre les acteurs des différentes luttes qui se mènent, c’est avant tout parce que s’achève sur un plan politique et social la liquidation du compromis fixé en Europe occidentale au sortir de la 2° guerre mondiale. Cela se traduit par la perte de repères nés de cette période et avec elle, la relégation de certains outils de gestion et de contrôle social au profit de techniques de domestication et d’encadrement plus directes. Et là encore des réactions se font jour. Ainsi à Vitry- le-François, dans la Marne et à l’initiative du Conseil Général, la délation et le fichage des franges les plus précarisées de la population a provoqué dans une région en difficulté économique l’intervention de militants et de syndicalistes auprès de la population et d’usines de la région.
A une autre échelle, c’est l’espace géographique du capitalisme européen qui poursuit sa nécessaire marche vers l’élargissement, notons le bien, dans le plus grand désintérêt des populations dîtes concernées. Ceci dit les résultats électoraux et notamment la forte abstention manifestée lors de ces dernières élections n’influera en rien les zélateurs de Bruxelles. Ni celle dailleurs des ministres de Chirac aux ordres du MEDEF pour qui l’Europe tient lieu d’alibi couvrant toutes les manipulations budgétaires au nom de la “lutte contre les déficits publics”. Il est facile d’en juger puisque, deux branlées électorales plus tard, les mêmes s’appliquent à poursuivre au travers de la casse de la protection sociale et du démentellement des services publics leur mise en conformité des conditions d’exploitation nationale aux normes globales.

La fameuse “Europe à 25” qui sert les discours les plus contradictoires permet dès aujourd’hui aux patrons des deux côtés du Rhin d’entretenir le chantage à la délocalisation pour une fois encore augmenter la durée du temps travaillé tout en baissant les salaires. Le principal syndicat allemand IG Metall est revenu dans certaines entreprises sur les 35 heures afin de “prévenir le départ de certaines productions vers l’Est”. En france, Sarkhozy a pris le dossier en charge avant dans quelques mois, comme le prévoit le projet Fillon, d’en finir avec le SMIC.
Cette offensive tous azimuts contre les salariés, les chômeurs et les jeunes s’accompagne d’une logique sécuritaire qui recours systématiquement à la force et aux tribunaux. L’incarcération de travailleurs d’usines en lutte contre les licenciements comme à Daewoo-Orion en Lorraine, les sanctions disciplinaires promises aux gaziers et electriciens après les actions de coupures en réponse à leur changement de statut tout comme les procès à l’encontre des militants solidaires des réfugiés sur le calaisis, sont l’expression d’une guerre de classe à laquelle il nous faut répondre en nous organisant.
Naturellement, les convergences sont plus que jamais à rechercher sur le terrain. Les réseaux doivent se renforcer, et des chose peuvent être gagnées comme l’ont prouvé les sans papiers de Lille après une difficile bagarre de plus d’un mois. Des débats sont à mener au niveau local et plus largement bien sur, mais loin des appareils bureaucratisés ne travaillant qu’à leur propre reproduction. A cette occasion, le camping de l’OCL sera cet été un de ces lieux de réflexion afin d’ébaucher entre nous et avec d’autres des pistes dans la construction d’une indispensable riposte aux saccage de nos conditions d’existence.

Boulogne, le 02/07/04

INTERMITTENTS, UN AN APRÈS

Le protocole Unedic signé le 26 juin 2003 par le MEDEF et la CFDT pour "sauver" le régime d'indemnisation des intermittents a tenu ses promesses : il ne résout en rien les problèmes qu'il est censé traiter. Installés pendant 100 heures sur le toit du MEDEF, les intermittents l'ont rappelé à l'occasion de l'anniversaire de la signature de ce protocole.

Discontinuité, flexibilité et production de richesses

L’activité propre aux travailleurs de la culture et de l’art a perdu en partie sa spécificité, et cela tant si l’on regarde à la discontinuité des emplois, qui s’est progressivement étendue à tout métier et secteur d’activité, qu’à la nature même des activités. Elles impliquent de plus en plus la capacité d’invention et de coopération autonome : communiquer, inventer, produire de nouveaux biens à fort contenu culturel sont devenus la matrice de la valeur dans le capitalisme d’aujourd’hui. L’accumulation capitaliste ne se fonde plus seulement sur l’exploitation du travail dans le sens industriel du terme, mais sur celle de la connaissance, du vivant, du temps libre, de la culture, des ressources relationnelles entre individus, de l’imaginaire. Ce qu’on produit et vend, ce ne sont pas seulement des biens matériels ou immatériels, mais des formes de vie, des formes de communication, des standards de socialisation, de perception. les activités artistiques et culturelles perdent leur spécificité pour devenir la matrice plus générale de la production de richesses. La discontinuité, inhérente autrefois au seul monde du spectacle, est devenue le lot de tous, elle traduit l’articulation des temps courts de la valorisation marchande par les entreprises et des temps longs de la production de richesses. La flexibilité dans les conditions de mise au travail ne répond pas seulement à un principe de maîtrise des coûts salariaux, elle est plus fondamentalement une modalité de captation d’une richesse qui est crée dans des espaces qui débordent largement ceux de l’entreprise, dans des temps qui débordent largement le temps de travail contractuel.

La situation actuelle

Depuis la signature de l'accord, on assiste à : - L'instauration d'un capital d'indemnités de 243 jours non fixe dans le temps après avoir effectué 507 heures de travail sur 10 mois pour les techniciens et 10,5 mois pour les artistes (au lieu de 12) - Un nouveau mode de calcul des heures travaillées, qui pénalise les femmes enceintes et les malades. - La non-prise en compte des contrats hors-champ, des heures de formation données - Les congés maladie ne sont pas pris en compte pour les périodes de moins de 3 mois. - Une précarisation de l'emploi intermittent et renforcement de l'aléatoire. - Une inégalité de traitement pour l'ouverture des droits ou le calcul des indemnités : complément de revenus pour les gros salaires par l'ouverture de droits et exclusion arbitraire et progressive de l'allocation pour près d'un tiers d'entre eux-elles en 2004. - Une politique de "professionnalisation" visant à écarter des pans entiers de l'activité du spectacle. - La radiation d'environ 1 500 personnes par mois du régime d'indemnisation Lors de son passage éclair dans la soirée du 24 avril au 28ème Printemps de Bourges, le nouveau ministre de la Culture et de la Communication, Donnedieu de Vabres, déclarait sa volonté de trouver des solutions au régime d’indemnisation des intermittents du spectacle et annonçait qu’il lui fallait, pour cela, "une dizaine de jours pour mettre sur la table un certain nombre de propositions". À Cannes, à l’occasion d’une conférence de presse du Comité de Suivi, puis dans le journal "Le Monde" (daté du 18 mai 2004), il a parlé de deux mesures d’urgence censées régler la question des exclus du nouveau système, en attendant une nouvelle négociation pour un nouveau protocole UNEDIC : * En ce qui concerne les congés maternité, le Ministre a assuré que les heures de congés maternité des femmes enceintes pourraient de nouveau être prises en compte pour l’ouverture de leurs droits à l’indemnisation, à raison de 5,6 heures par jour. En effet, la circulaire d’application de cette mesure est en vigueur depuis le 25 mai. Cependant, il est à noter que l’on passe de 5,6 heures dans le précédent système, à 5 heures par jour. * En ce qui concerne la période de référence étudiée pour l’ouverture de droits, le Ministre "confirme" ses déclarations du 5 mai : rattrapage de tous ceux ayant fait leurs 507 heures en 12 mois et non en 11, y compris pour les entrants. Ces "rattrapés du 12ème mois" seraient alors "indemnisés sans condition de ressources" par un fonds provisoire d’urgence, abondé par l’État à hauteur de 20 millions d’euros (chiffre "indicatif" selon le Ministre). Monsieur Lagrave est chargé de rendre ce fonds opérationnel au 1er juillet. Ces mesures dites "d'urgence" sont un pis-aller : * Les congés maladie ne sont pas pris en compte pour les périodes de moins de 3 mois. Donnedieu de Vabres a hypocritement déclaré être "prêt à prendre en compte la situation des personnes en congé maladie", tout en ajoutant : "Permettez-moi de ne pas pouvoir traiter tous les problèmes en même temps"... * Le repêchage de 14 700 salariés sur 26 700 ayant-droits exclus en 2004 dépend d'une enveloppe de 80 millions d'euros qui attend encore sa circulaire d'application. Ce soi-disant fond de soutien de 80 millions d'euros est un camouflet honteux, de par son insuffisance, de par sa nature : fond ponctuel et financé par le ministère des affaires sociales, il est une insulte aux caisses régies par le principe de la solidarité interprofessionnelle, et prépare le terrain aux caisses complémentaires privées. *En ce qui concerne l’expertise annoncée de l’UNEDIC, le Ministre convient qu’elle doit avoir lieu avant toute nouvelle discussion.

Une politique qui reprend et amplifie les expressions de la conformité à l’ordre social

Des pensions de retraite aux indemnités chômage des intermittents, l’imposition de la durée d’emploi comme condition d’accès aux droits déclenche des conflits qui jalonnent une guerre permanente ayant pour enjeu l’appropriation et la distribution des temps sociaux. Le travail précaire reste ainsi depuis des décennies l’angle mort d’une représentation syndicale qui persiste à considérer le chômage comme l’envers du travail, et non comme un de ses moments. On défend donc l’emploi plus que le travailleur. Le vocabulaire d’État et les discours libéraux présentent l’avantage d’être plus explicites que bien des propos syndicaux. Contre le mouvement des intermittents, Sellières déclarait : "les intermittents font la grève avec l’argent des ASSEDIC". Il dénonçait ainsi l’une des conditions de la durée exceptionnelle de ce mouvement, mais il livrait également le motif réel de la destruction des annexes VIII et X qui régissaient jusqu’alors les modalités d’indemnisation : l’État ne fournit, si possible, de support social qu’en contrepartie de comportements normés. Que la production dépende de la mobilité des travailleurs implique de chercher à contrôler celle-ci. C’est une double fonction du salaire que d’être à la fois contrepartie du travail et moyen de le discipliner. Depuis 1982, le régime d’assurance-chômage a été périodiquement restructuré pour soumettre chacun à l’emploi précaire. Le secteur de la production de marchandises culturelles abrite de dangereuses pratiques d’appropriation du temps. Il fallait en finir avec ce modèle "dérogatoire". On s’oriente vers une "architecture intégrée" des différents services, publics et privés, chargés de "suivre" un précaire que l’on veut absolument traçable. L’interconnexion des fichiers, sociaux, fiscaux et bancaires, va bon train, tandis que ceux qui font face à ces institutions sont atomisés, confrontés à un maquis de procédures aux effets aléatoires. Violente insécurité sociale que renforce encore la criminalisation accélérée des pauvres - arrêtés anti-mendicité, incarcération de fraudeurs dans les transports en commun, etc. Il faut prendre acte de ce que la gestion de l’organisation du travail et de la vie est fondamentalement affaire d’État. Par le seul fait de déborder le cadre de l’entreprise pour toucher toute la société, les politiques du travail et de la protection sociale disqualifient les visions travaillistes de la production. On prétend contester un monde tout en en partageant les valeurs. Quelles différences entre un Jospin répondant en janvier 98 aux luttes de chômeurs et précaires par un "Nous voulons une société de travail, pas d’assistance", et aujourd’hui, dans la continuité, à la mise de "la France au travail" prônée par la droite ? Et cette politique est européenne : dans l’Angleterre de Blair comme l’Allemagne de Schröder, on diminue le montant et la durée des droits, on multiplie évictions, radiations et contrôles.

La lutte pour l'abrogation du protocole d'accord du 26 juin 2003 continue, aux cotés de celle pour la défense de la sécurité sociale. Ne laissons pas le patronat et l'Etat décider de nos conditions de vie !

Reims, le 30 juin 2004

Sources : http://pap.ouvaton.org http://cip-idf.org

PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE: LE FICHAGE JUSQU'À LA LIE

Le pré-projet de loi de prévention de la délinquance (pondu par Sarkozy, repris par de Villepin), pièce du grand puzzle sécuritaire avec les lois LSQ (Jospin), LSI (Sarkozy) et Perben 1 et 2, est plus que jamais d’actualité. C’est à marche forcée que s’effectuent les expérimentations dans certains des 23 sites pilotes retenus, ceux qui font le moins parler d’eux n’étant peut-être pas les moins dangereux.
Pour ceux des sites dont nous avons entendu parlé :
- A Pau, le préfet des Pyrénées-Atlantiques a tenté de mener son diagnostic en demandant à l’inspection académique de faire remonter les informations contenues dans les livrets scolaires de tous les élèves du quartier de l’Ousse-des-Bois. Les professeurs, intrigués par la demande de leur hiérarchie, ont réussi à mettre à jour la manœuvre et à stopper le processus.
- A Vendôme, dans le Loir-et-Cher, on veut imposer aux travailleurs sociaux de participer à une cellule chargée de gérer des dossiers nominatifs en collaboration avec la police.
- A Vitry-le-François, dans la Marne, une fiche nominative a été élaborée par des cadres du Conseil Général et touche à toutes les sphères de la vie privée.
Tous les travailleurs sociaux, y compris les non-salariés du Conseil Général, ont été sommés de la remplir avant le 25 juin.



Des rappels nécessaires

Nous avions déjà abordé ce sujet dans les numéros 137 et 140 de C.A. Rappelons que dès l’automne 2003, des éducateurs se mobilisaient à Chambéry contre un protocole de concertation entre l’Association Départementale de la Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence avec le Conseil Général, la police, la gendarmerie, le parquet et la préfecture. Ce protocole prévoyait tout bonnement la délation des travailleurs sociaux à leurs directions respectives qui préviendront tout naturellement les services compétents… Puis ce type de protocole allait faire tâche d’huile dans diverses villes où des associations récalcitrantes à cette démarche étaient déconventionnées au profit d’autres aux ordres du pouvoir. La résistance allait alors s’organiser avec des temps de mobilisations, d’actions et de manifestations les 4 février, 17 mars et 21 avril 2004. Des dizaines de collectifs se sont crées un peu partout en France.

Mobilisation dans la Marne : l’histoire des fiches

C’est à l’occasion de la manifestation des travailleurs sociaux du 17 mars à Paris que des assistantes sociales de Vitry-le-François ont fait connaître leur situation : elles venaient d’être destinataires de fiches nominatives (reproduites ici) et étaient sommées, oralement, de les remplir sans en parler aux personnes concernées. Un Collectif Marnais de Veille contre les Dérives Sécuritaires et les Atteintes aux Libertés des Personnes s’est constitué début avril pour s’y opposer. Même si ce Collectif dit s’opposer au pré-projet de loi de prévention de la délinquance, c’est avant tout “ l’histoire des fiches de Vitry ” qui le mobilise, d’autant qu’elles ont été transmises à d’autres associations ou organismes (tels que Mission Locale, Caisse d’Allocations Familiales, Organisme Logeur, UDAF-Union Départementale des Associations Familiales, Sauvegarde-association habilitée pour le suivi et la protection de mineurs en danger, etc.) signant ainsi la volonté hégémonique du Conseil Général. Le Collectif National Unitaire des Travailleurs Sociaux, interpellé par l’intermédiaire de messages et d’un article sur le site www.abri/antidelation/ s’est aussitôt impliqué, comme il l’avait fait à Chambéry en novembre dernier. Il a alors été décidé d’appeler à une journée nationale de grève et une manifestation à Vitry-le-François le 3 juin. Localement, quelques syndicalistes se sont impliqués dans le Collectif Marnais qui se veut un collectif “ d’individus ”. Bien que ceux-ci aient pu être considérés comme des relais syndicaux, l’appel national à la grève dans le secteur social est resté très confidentiel : la veille nous recevions encore des appels téléphoniques et des messages inquiets nous demandant si un préavis avait bien été déposé ! L’organisation de cette manifestation a fait émerger des dissensions. La proposition de s’adresser aux ouvriers des boîtes Vallourec, Nobel Plastique, faïencerie Sarreguemines…avait d’emblée été écartée par les assistantes sociales de Vitry, officiellement pour des raisons de distance géographique du lieu de rassemblement, plus vraisemblablement par peur des débordements. Le contexte socio-économique de Vitry s’est en effet extrêmement dégradé depuis plusieurs années et…les ouvriers restent tout de même une classe dangereuse, n’est-ce pas ? C’est donc un petit groupe constitué par l’OCL de Reims, le CAS de Vitry-le-François (syndicat autonome de Vallourec), le groupe Louise Michel de Hte-Marne, la CGT Mac Cormick de St Dizier et SUD ville de Reims qui s’est chargé d’élaborer et de distribuer des tracts dans les boîtes, avant et pendant la manif.

La manifestation du 3 juin : trois petits tours et puis s’en vont !

La journée du 3 juin a été marquée, à mon sens, par la peur des travailleurs sociaux de rencontrer la population. Bien qu’ayant été annoncée comme une occasion de discuter et d’alerter, la première décision de se rendre sur le marché a été remise en cause par peur de se trouver confrontés “ aux fachos ”. La manifestation a donc subtilement été entraînée dans la direction opposée dès 11 h30 pour se rendre devant la Mairie. Par la suite un pique-nique s’est éternisé sur la place centrale. Enfin, en début d’après-midi, un cortège s’est ébranlé pour se rendre dans le quartier le plus ciblé de Vitry, disposant depuis peu d’un équipement de vidéosurveillance, à défaut d’une réhabilitation des logements attendue depuis 40 ans. Les cadres syndicaux auraient bien aimé se contenter d’un petit tour au centre-ville, lieu habituel des promenades syndicales, et, en tête de la manif, le camion sono de la CGT a voulu nous faire voir … de loin ce quartier populaire mais une minorité agissante (en particulier les turbulents du CAS) a su faire respecter les décisions prises. Là, à nouveau, bien que disposant de la sonorisation adéquate, aucun appel à la population n’a été lancé et aucun arrêt n’a permis d’engager de réelles discussions avec les gens, obligeant ceux qui souhaitaient distribuer des tracts à les glisser en courant dans les boîtes aux lettres et à baragouiner 2,3 explications aux personnes que nous croisions. Pendant ce temps, trois délégations rencontraient respectivement le maire de Vitry (Biard, UMP), le député (Charles Amédée du Buisson de Courson, UDF) et la sous-préfète. Ceux-ci se sont allègrement renvoyés la balle concernant la fiche, n’étant pas au courant, ne pouvant cautionner un tel procédé, doutant de son existence réelle et surtout niant un quelconque lien avec le pré-projet de loi de prévention de la délinquance. Le lendemain, une nouvelle délégation était reçue par le Président du Conseil Général (UMP), celui-ci finissant, après force “ putain, c’est quoi ce bordel !”, par s’engager à détruire les fiches, mais exigeant en contrepartie un diagnostic médico-social “ démerdez-vous ! ” pour le 25 juin avec une première convocation pour le 9 juin car “ nos délinquants ne peuvent pas attendre ”. Le Collectif Marnais a refusé (non sans frictions avec ceux qui trouvaient belle l’opportunité “ de faire remonter les besoins de la population ”) de participer à une telle réunion pour la bonne et simple raison qu’il n’est pas question de collaborer de près ou de loin à l’élaboration du projet de loi. Nous avons donc dénoncé par un court texte les “ objectifs obscurs ” d’un tel diagnostic, remis en mains propres aux responsables des structures convoquées le 9 et aussitôt quitté les lieux. Nous avons ensuite appris que les fiches dont disposait le Conseil Général n’avaient pas été détruites et qu’elles serviraient de base de travail pour une nouvelle réunion le 23 juin.


23 juin : la cerise sur le gâteau

Puisque les travailleurs sociaux ont foutu le bazar en prévenant la presse (le Conseil Général a été contacté par Le Monde, L’Huma, Le Canard Enchaîné, Charlie Hebdo, etc.) et en hurlant à l’illégalité de la démarche, le Conseil Général allait faire mieux. Les représentants des boîtes seraient donc convoqués le 23 juin, sommés de venir avec leurs fiches ou leurs dossiers sous le bras et là, on appellerait chaque famille pour lesquelles chacun dirait “ j’ai ” ou “ je n’ai pas ” dans une grande foire à la délation. Le but étant de remplir de nouvelles fiches dont la partie noms et adresses serait au final déchirée, paraît-il ( !), pour garantir l’anonymat.
La grande foire aux “ cas sociaux ” pouvait donc commencer.
Heureusement, certains organismes ont d’emblée marqué leur opposition : le service de santé mentale (EPSDM), par exemple, qui a été invité à quitter les lieux par le maître de séance. Mais aussi l’UDAF (association chargée dans la plupart des départements d’exercer les mesures de tutelles, de suivi social au logement…), la Mission Locale et une association d’aide aux inadaptés. Ceux-là ont spontanément rejoint l’EPSDM à la porte.
D’autres ont soutenu les positions des sortants, mais sont restés pour observer le déroulement de la journée : ce fut le cas pour la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse) qui était venue avec des textes de la chancellerie lui permettant de tenir sa position. Son représentant ne cita aucun nom. Idem pour les assistantes sociales de l’Education Nationale et celles de la CAF.
La Sauvegarde quant à elle s’est contentée de l’engagement pris par le Conseil Général d’un résultat final anonyme, ne voyant pas en quoi le déballage oral de tout ce qui peut concerner une famille constitue un mépris scandaleux, une atteinte à la vie privée, un rabaissement de la personne humaine au rang de bétail.
Le CCAS (Centre Communal d’Action Sociale) est venu avec une pile de fiches soigneusement remplies. La représentante de l’organisme logeur a, paraît-il, passé la journée en remarques du type “ ah, oui, eux je les connais, le père boit ! La mère fait ceci, les enfants ont fait ça… ” etc.
Pas une fois l’objectif de cette journée n’a été posé. Un diagnostic : pour quoi faire ? Pour qui ? Seule a été réaffirmée, par le Conseil Général, la nécessité qu’il soit fait pour le 25 juin, date d’une “ réunion importante ” qui est restée mystérieuse, en tout cas pour nous. La constitution des nouvelles fiches n’étant pas été terminée le 23 au soir, le représentant du Conseil Général a repris rendez-vous le lendemain matin avec la directrice du CCAS et la représentante de l’organisme logeur.

La lutte continue !

La première question posée est : La réalisation de cette fiche grotesque était-elle une erreur commise par des technocrates aux ordres de politiciens zélés comme semble le penser un certain nombre de travailleurs sociaux et de responsables de structures ou tout bonnement un ballon d’essai afin de tester la résistance des structures et des travailleurs sociaux à ce vaste projet de fichage global de la “ délinquance ” ? Quant on analyse la réunion qui a eu lieu le 23 juin on n’hésite plus à répondre à cette question. Le pouvoir a décidé de passer en force dans un milieu professionnel qui brandit la déontologie de leur fonction sociale au lieu d’aborder la problématique de la délinquance sur des bases réellement politiques en s’attaquant aux causes et non aux conséquences.
Nathalie et Denis, OCL Reims

IMMIGRATION: QUEL BILAN APRÈS LES DERNIÈRES RÉFORMES?

La politique de communication du ministère de l'intérieur sur l'immigration et les expulsions d'étranger s'inscrit toujours dans la même logique de désinformation et de manipulation. L'éjection de plusieurs milliers de déboutés du droit d'asile pourrait cependant bouleverser le consensus mou créé autour des lois Sarkosy.

Depuis maintenant plus de 6 mois les nouvelles lois sur l'asile et l'immigration sont en vigueur (voir CA n° 135, janvier 2004). Mais bizarrement, l'empressement qui avait prévalu au moment des discussions parlementaires et qui avait d'ailleurs justifié l'adoption d'une partie de ces textes dans le cadre de la procédure d'urgence, a totalement disparut des cabinets ministériels chargés de rédiger les décrets d'application. Alors que l'année dernière, la France était au bord de l'invasion par les faux réfugiés, les faux conjoints de français, les faux malades etc. et se devait de mettre fin au plus vite aux détournements de procédure pratiqués abondamment par les sans papiers, les décrets d'application des nouvelles lois semblent totalement tombés dans les oubliettes. Une grande partie des nouvelles dispositions, ne dépendant que de la publication de ces décrets, se trouve donc totalement inopérationnelle. Curieux, pour un gouvernement qui il y a un an semblait très pressé d'en remettre une couche contre les étrangers. Ce désintérêt actuel vis à vis des mesures qu'il a fait adopter en urgence à l'automne dernier n'est pas si étrange quand on connaît l'utilisation qui est faite du thème de l'immigration par tous les gouvernements depuis plus de 20 ans. Une grande part du discours qui était asséné l'année dernière reposait sur des pratiques de mensonges et de manipulation sur le thème inépuisable des étrangers fraudeurs et envahisseurs. Cette technique, qui a largement fait ses preuves pour détourner l'attention de "l'opinion publique", surtout pendant les périodes sociales un peu trop agitées, s'est cependant trouvée concurrencée de manière très efficace par la croisade anti-voile. Pour le gouvernement, il s'est trouvé nettement plus facile de lancer ce sujet soigneusement monté en mayonnaise à partir d'un petit incident dans une école de banlieue, plutôt que mobiliser les médias pour un n-ième changement de réglementation sur les immigrés. Nettement plus facile aussi de pondre un seul article de loi interdisant le voile dans les écoles, plutôt que d'élaborer une n-ième version de textes de plus en plus compliqués, que les administrations ont d'ailleurs renoncé depuis bien longtemps à comprendre.

Des sans papiers par milliers

Pendant ce temps, la machine à fabriquer des sans papiers tourne à plein régime. En ces temps de serrage de ceinture l'OFPRA et la commission des recours des réfugiés sont les rares administrations à voir leur budget augmenter et à recruter à tour de bras. Avis aux chômeurs bac+5, pas besoin de compétence particulière pour examiner un dossier de demande d'asile, il suffit de savoir travailler en flux tendu : aussitôt arrivé, aussitôt rejeté. Rien que pour l'année 2003, l'OFPRA a prononcé près de 60000 décisions de rejet, dont environ 90% seront confirmé en appel par la commission des recours, soit une "production" administrative de plus de 50000 déboutés, qui resteront sans papier. On estime donc a près de 300000 le nombre de demandeurs d'asile déboutés depuis l'année 1997. Derrière, la machine à expulser à beau tourner à plein régime, elle pourra difficilement dépasser 20000 reconduites à la frontière par an. A ce rythme, il faudrait donc près 15 ans pour renvoyer uniquement les anciens candidats à l'asile, sans compter les futurs recalés et tous ceux qui ne formuleront jamais pas de demande. Dans ce contexte, les déclarations tonitruantes d'un Sarkosy puis d'un De Villepin annonçant la multiplication des contrôles d'identité, l'augmentation de 800 à 1035 places en centre de rétention, le doublement des reconduites à la frontière à la fin de l'année 2004, l'allongement à 32 jours de la durée de rétention, etc., peuvent sembler dérisoires face à la tache qui les attend. Malheureusement cette logique du chiffre n'est pas totalement virtuelle et inefficace, car elle produit des effets désastreux non seulement sur les personnes qui se trouvent enfermées, mais également sur tous les sans papiers qui vivent en liberté sous la menace permanente d'une arrestation. Dans les centres de rétention, les incidents et les conflits se multiplient en proportion du taux de remplissage (parfois 6 personnes par chambre de 2), de la durée de détention, et des abus de pouvoir de l'administration. Les interventions juridiques sont bien souvent purement symboliques, les tribunaux n'ayant en général aucune volonté de contredire et de nuire au travail de l'administration. A l'extérieur, l'épée de Damoclès d'une expulsion qui peut intervenir à tout moment a sans doute pour objectif de maintenir la pression sur les sans papier et de calmer toute velléité de protestation. Pour renforcer cet effet oppressif, les préfectures ne se contentent plus de prendre les décisions d'expulsion au cours des interpellations, mais envoient aussi de manière systématique par voie postale ces arrêtés de reconduite à la frontière (APRF, dans le jargon) en recensant automatiquement dans leur fichier informatique les personnes administrativement sans papier. La plus part du temps ces décisions de reconduite ne sont suivies d'aucun effet, car elles sont envoyées au petit bonheur la chance à des adresses qui sont parfois périmées et parce que les préfectures n'emploient que très rarement la force publique pour les mettre à exécution. En revanche, cela permet de maintenir un climat très insécurisant parmi les sans-papiers et, le cas échéant, De Villepin utilisera ces expulsions fictives pour grossir ses chiffres. Pendant ce temps, les tribunaux administratifs font la gueule car ils se trouvent totalement submergés par des centaines de recours qu'ils doivent examiner dans les 72 heures .

De nouvelles mobilisations

La situation sur le front des sans-papier n'incite pas à l'optimisme. Cependant le gouvernement semble foncer droit dans le mur en oubliant les leçons du passé. Au début des années 90, une grande reforme des procédures d'examen des demandes d'asile avait conduit l'OFPRA à éjecter plusieurs dizaines de milliers de déboutés. Les mobilisations de l'année 1991 (occupations d'église, grèves de la faim, …) avaient contraint le gouvernement Rocard à procéder à une régularisation partielle. Aujourd'hui les mêmes ingrédients ayant contribués à la lutte de l'année 1991 sont réunis : plusieurs milliers de demandeurs d'asile, se trouvent sur le carreau au terme de procédures expéditives, mais après avoir parfois patienté pendant plusieurs années. Cette attente a souvent contribué à la création de liens dans la société française, notamment par le biais des enfants scolarisés. Ainsi depuis ce printemps, plusieurs écoles se mobilisent en faveur d'élèves sans papiers menacés d'expulsion. Ces actions réunissant camarades de classe, parents d'élève, personnels enseignant ont parfois conduit les préfectures à régulariser en douce l'ensemble de la famille Ce fut le cas notamment pour les parents algériens de deux gamines d'une école du 19ème arrondissement de Paris, après occupation de l'établissement par 150 parents d'élève. Le 26 juin, s'est donc déroulée à la bourse du travail de Paris la première réunion d'un réseau regroupant 80 personnes, dont des représentants d'une vingtaine d'établissements mobilisés (Ile de France, Nantes et Tours), des syndicats enseignants et le milieu associatif habituel. Un réseau, appelé "Education sans frontières" s'est constitué (voir appel en encadré), avec l'objectif de développer à la rentrée scolaire un soutien juridique, et politique aux élèves sans papiers : lycéens, collégiens, mais aussi enfants en école primaire (famille sans papiers).


OCL PARIS

Deux autres appels ( COQUELLES, SOUTIEN AUX SCOLARISÉS) suivent cet article dans CA.

NOTRE MÉMOIRE: GUERRE D'ESPAGNE, LA RÉPRESSION CONTRE LE POUM


De la guerre d’Espagne, la mémoire commune a gardé les grandes images de la lutte antifasciste : la venue des Brigades internationales ou le mot d’ordre “ No Pasaran ”, qui symbolisa l’opiniâtre défense de Madrid. D’autres encore, moins glorieuses, évoquent la déroute de la République, depuis le bombardement de Guernica jusqu’au passage de la frontière hispano-française par des dizaines de milliers de réfugiés, dont beaucoup ne devaient plus jamais retourner en Espagne. Si, de l’autre côté des Pyrénées, la mémoire de la guerre civile fut façonnée et accaparée par les vainqueurs, hors du pays, la défaite des puissances totalitaires qui donnèrent la victoire aux insurgés, mais aussi la présence — surtout en France — d’une importante colonie d’exilés ont permis à la mémoire républicaine de s’imposer sur l’autre, les “ rouges ” espagnols gagnant dans les combats de la mémoire cette guerre qu’ils perdirent sur les champs de bataille. Cela ne doit pas faire oublier que cet héritage républicain ou antifasciste — où on fit toujours la part belle au rôle attribué aux communistes dont on a tant loué les vertus de réalisme et de discipline — a occulté une autre mémoire, celle des anarcho-syndicalistes de la CNT (Confédération nationale du travail) et des marxistes indépendants du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), dont on peut dire sans exagérer que, victimes les uns et les autres de la volonté de puissance des communistes staliniens, ils ont été vaincus deux fois dans ce qui fut à l’évidence la plus lourde de sens de toutes les guerres du siècle passé.

Une autre mémoire républicaine

Contre la réduction de la guerre civile à un affrontement militaire entre fascistes et antifascistes, les libertaires se sont efforcés de maintenir vivante la mémoire de la révolution syndicaliste qui eut lieu dans certaines des régions où le coup d’Etat fut mis en échec (1). Pour leur part, les militants du POUM — dont le rôle a été mis en lumière par le témoignage de George Orwell (Homage to Catalonia), qui vint lutter à leurs côtés sur le front d’Aragon — ont eu le souci de laver leur honneur terni par la campagne dont ils furent victimes après les événements de mai 1937 à Barcelone, qui virent s’affronter, les armes à la main, des ouvriers affiliés à la CNT et au POUM à une police républicaine téléguidée par le PCE. L’indépendance du POUM, son opposition au stalinisme, son éloignement des partis socialistes parlementaires, mais aussi de Trotski et du mouvement trotskiste, son effritement progressif en exil, ce sont là sans doute quelques-unes des raisons qui peuvent expliquer qu’il n’ait guère éveillé la curiosité des historiens, et que nombre des livres qui lui ont été consacrés procèdent d’ex-militants de ce parti (2). Ce fut le cas de la très complète Histoire du POUM de VÌctor Alba, et du livre El POUM en la historia de Wilebaldo Solano, traduit en français il y a peu (3). Le récent Experiencias de la revoluciÛn. El POUM, Trotski y la intervenciÛn soviética (4) ne fait pas exception, puisqu’il est issu de la plume d’un autre ancien militant du POUM, Ignacio Iglesias. C’est de ce livre dont nous dirons ici quelques mots. Ignacio Iglesias est né en 1912 à Mieres (Asturies), une région minière où l’influence socialiste prima toujours sur celle des libertaires. Entré très jeune dans la vie politique militante, il adhère d’abord au PCE, d’où il est expulsé peu de semaines après pour cause de “ déviation trotskiste ”. Il entre alors en relation avec Juan Andrade et Andrés (Andreu, en catalan) Nin, qui représentent alors le trotskisme espagnol, et intègre l’Opposition communiste (5). Présent, en 1935, à l’acte de fondation du POUM, Iglesias sera, avec Wilebaldo Solano, un des animateurs de la JCI, son organisation de jeunesse. En désaccord avec les positions de la majorité du parti sur la nature du régime social de l’URSS — un sujet sur lequel le POUM restera tributaire des thèses trotskistes —, il le quitte au début des années 50. Le livre Experiencias de la revoluciÛn española regroupe trois textes publiés antérieurement mais introuvables depuis fort longtemps. Le premier, qui porte pour titre “ LeÛn Trotski y la izquierda marxista en España ”, avait paru d’abord en français (6) avant d’être repris par une maison d’édition espagnole. Des deux autres textes, le plus important, à notre sens, est sans nul doute l’essai intitulé “ La represiÛn y el proceso contra el POUM ” puisqu’il s’agit là d’un document d’époque, écrit dans le but de s’opposer à la campagne qui conduisit nombre de poumistes dans les geôles du régime républicain et fut la cause de l’assassinat de Nin.

Trotski face au POUM

Si on les savait plus soucieux d’éprouver l’exactitude de leurs propos, on inviterait volontiers tous les journalistes mal informés qui, au moment de la sortie du film de Ken Loach, Land and Freedom, ont parlé des “ trotskistes ” du POUM, à jeter un coup d’œil sur un des livres cités plus haut, où ils trouveraient largement de quoi corriger leur erreur. Pour ce qui est de la première partie de l’ouvrage de I. Iglesias, il convient de préciser que, écrite à un moment où l’auteur était déjà très éloigné du léninisme, elle ne prétend pas éclairer le lecteur sur ce que furent les positions du POUM à l’égard de Trotski, mais elle lui permettra, en revanche, de mieux juger de l’attitude que celui-ci adopta à l’endroit de ses ex-camarades. On y apprend que les divergences entre Trotski et l’organisation qui se réclamait de lui, l’ICE, étaient apparues très tôt, comme en atteste la correspondance de Nin et Trotski entre 1930 et 1933, que ce dernier qualifie lui-même de “ polémique permanente, malgré son tour très amical ”. Elle traduit la perplexité des trotskistes espagnols devant les directives du vieux chef bolchevik, leur conseillant d’entrer dans un Parti communiste qu’ils se devraient de regarder comme leur propre parti, malgré la mainmise qu’exercent sur lui des apparatchiks voués corps et âme à Moscou, et bien qu’il soit quasiment inexistant à ce moment-là en Espagne. Mais l’irritation de Trotski devant les réticences de ses disciples espagnols à suivre ses directives va se transformer en franche hostilité à partir de 1935, quand, passant outre ses bons conseils — qui sont alors de pratiquer l’entrisme dans le parti socialiste en vue de le “ bolchéviser ” —, ils décident de se joindre aux militants du BOC pour fonder avec eux le Parti ouvrier d’unification marxiste. Qu’on lise, par exemple, la “ Lettre à un ami espagnol ” d’avril 36, où Trotski habille ses ex-camarades pour l’hiver prochain et pour quelques-uns des suivants, en prophétisant que “ les mercenaires de l’IC tromperont et détruiront les meilleures énergies révolutionnaires ” et en appelant à “ la condamnation implacable de toute la politique d’Andrés Nin et d’Andrade, qui était et continue d’être non seulement fausse mais criminelle ”. Plus rien n’arrêtera désormais le fondateur de la IVe Internationale dans ses critiques à l’endroit de ses ex-camarades, dénoncés comme “ centristes ” et “ traîtres ” à la révolution, pas même l’assassinat de Nin ou la répression dont ils seront victimes après mai 37. Qu’on en juge : “ Les éléments qui excluaient les trotskistes, écrit-il, vont définitivement trahir la révolution pour obtenir la grâce et ensuite les faveurs de Moscou ” ou encore : “ les centristes incurables du POUM grognaient, hésitaient, soupiraient, manœuvraient mais, en fin de compte, s’adaptaient aux staliniens ”, des lignes qu’Iglesias qualifie, à juste titre, de “ réellement inouïes ” et d’ “ insupportables ”. En réalité, dit-il, “ ils s’adaptaient aux staliniens comme les victimes s’adaptent au bourreau et la corde au pendu ”. Les jugements de Trotski sont d’ailleurs si manifestement aberrants que l’auteur croit nécessaire de recourir, “ en dehors de la nature politique du problème ”, à une explication de type psychologique pour tenter de comprendre l’intransigeance dont celui-là fit montre à l’égard de ses ex-camarades. “ Pour Trotski, écrit-il, dès l’instant que le POUM était né contre sa volonté, tout ce que ce parti pouvait faire ou ne pas faire était erroné, bâtard, hétérodoxe, anti-léniniste et le reste ”. Mais Iglesias ne s’en tient pas là et hasarde une autre hypothèse, que W. Solano fait sienne également, en tentant de se convaincre que la GPU, par l’entremise d’un agent infiltré au plus haut niveau de la IVe Internationale, aurait tout fait pour envenimer les relations entre Trotski et les dissidents espagnols du trotskisme. La politique de Trotski dictée en sous-main par la GPU, l’argument laisse rêveur : il y a sans doute d’autres manières, moins contournées, de tenter de comprendre — à défaut de la justifier — l’attitude du “ prophète désarmé ”.

Le POUM dans l’œil du cyclone

Quel que soit l’intérêt que présentent les relations entre Trotski et le POUM, il n’est en rien comparable à l’importance de l’autre thème abordé par Iglesias, principalement dans l’essai “ La represiÛn y el proceso contra el POUM ”. Rédigé dans le courant de l’année 1938, à la demande du comité exécutif de son parti — mis hors la loi et pourchassé par les autorités républicaines —, il ne put être imprimé qu’à la fin de l’année, soit peu de temps avant l’entrée des troupes franquistes dans Barcelone, et ne fut pratiquement pas diffusé. C’est donc un document presque inédit que son auteur, sous le pseudonyme d’Andrés Su·rez, donna aux éditions Ruedo ibérico en 1974, précédé d’une introduction sur les causes de l’intervention soviétique en Espagne. Bien que les événements de mai 37 (7) à Barcelone aient servi de détonateur à l’action entreprise contre le parti de Nin, Iglesias n’entre pas dans les détails de l’épisode — peut-être parce qu’il les jugeait encore connus de tous —, qui incarne, à ses yeux, la rupture définitive du “ front antifasciste ” constitué au lendemain du 18 juillet 36. En revanche, il livre un récit circonstancié de tout ce qu’on pouvait savoir à l’époque sur les événements postérieurs au jour de juin 37 qui marque le début de l’offensive contre le POUM. En effet, il ne faudra guère plus d’un mois après les journées de mai pour qu’il soit pris pour cible par des autorités républicaines aux ordres du PCE, qui prétendent lui faire porter l’entière responsabilité des affrontements de mai à Barcelone. Le mercredi 16 juin, Nin est arrêté dans la capitale catalane, au siège du secrétariat de son parti, peu avant que la plupart des chefs de l’organisation et des centaines de militants de base ne connaissent le même sort. La 29e division, dirigée par le poumiste José Rovira, est dissoute. Quatre des chefs les plus en vue du POUM sont transférés à Valence puis à Madrid. Ils devront attendre le 13 juillet pour qu’enfin des policiers de la Brigade spéciale de Madrid, membres du PCE, procèdent à leur interrogatoire — au cours duquel ils affirment, une fois de plus, que leur parti n’est pas trotskiste —, et le 29 juillet pour que le ministre de la Justice fasse connaître enfin les charges qui pèsent sur eux.

Le sort de Nin

Quant à Nin, rien ne filtre de ce qui a suivi son arrestation : le 4 aout, soit près de deux mois après son arrestation, et alors que les murs de toute la Catalogne se couvrent de la question : “ ø DÛnde est· Nin ? ” (8), le ministre de la Justice se décide à publier une note informant que le secrétaire général du POUM ne figure pas au nombre des gens “ mis à la disposition des tribunaux de justice ”. Dans cette même note, le ministre reconnaît que l’opération a été conduite par la Direction générale de la sécurité mais avoue aussi que Nin a “ disparu ” du commissariat madrilène où il avait été emmené après son arrestation. Il n’en faut pas plus pour que le PCE et ses alliés tentent d’accréditer l’hypothèse que cette disparition pourrait n’être qu’une “ fuite ”, organisée par les poumistes eux-mêmes voire parÖ des agents de la Gestapo. Si l’hypothèse ne convainc que les convaincus, elle fait craindre pour la vie du leader du POUM : Iglesias rapporte les informations parues dans divers organes de presse étrangers qui parlent d’assassinat et accusent les adversaires politiques du POUM d’en être les responsables. Il se fait également l’écho des recherches diligentées par des membres de son parti et “ des militants connus de la CNT ”, lesquelles permettent de reconstituer en partie les faits postérieurs au 16 juin et de mettre en cause le général Orlov pour sa complicité directe dans la “ disparition ” du dirigeant poumiste. L’enquête menée bien longtemps après les faits par les auteurs du documentaire Opération Nikolaï présenté en 1992 à la télévision catalane confirmeront l’hypothèse de l’implication de cet agent de Staline dans l’assassinat de Nin (9).

Le procès du POUM

Si les militants poumistes emprisonnés doivent attendre près d’un mois et demi avant de savoir de quoi on les accuse officiellement, le PCE ne se fait pas faute, entre-temps, de diffuser aux quatre vents les “ preuves ” attestant que les “ trotskistes ” (10) du POUM sont des agents du fascisme international, une accusation lancée déjà avant les journées de mai 37. Pressentant que, contrairement aux accusés des procès de Moscou, les militants du POUM ne vont pas battre leur coulpe et s’accuser de tous les crimes imaginables, la presse d’obédience stalinienne se croit dans l’obligation de faire connaître une série de documents chargés de les accabler. Ces “ preuves ” seront rassemblées dans le volume Espionnage en Espagne — signé d’un nom d’emprunt (Max Rieger) (1) et préfacé par l’écrivain catholique José BergamÌn — qui, grâce aux bons soins de l’Internationale communiste, va bénéficier d’une forte diffusion hors d’Espagne. Ces “ preuves ” sont, entre autres, un plan millimétré saisi par la police sur un phalangiste madrilène, qui détaille les positions militaires des forces républicaines de la capitale. Au verso, il porte le texte d’un prétendu rapport adressé à Franco, qui laisse apparaître le rôle joué par un personnage désigné par l’initiale N. dans l’espionnage en faveur des nationalistes (12). Une des autres “ preuves ” à charge contre le POUM est une note du chef de la police de Barcelone, qui fait état de nombreux documents démontrant que des militants du POUM travaillaient pour le compte de Franco, en particulier une lettre trouvée au domicile du père de l’un d’entre eux, où on détaillait par le menu les activités d’espionnage et de sabotage auxquelles se livrerait le parti de Nin. C’est à l’aide de ces documents, “ qui dépassent tout ce que l’on pouvait imaginer ” (dixit G. Soria) (13), que le PCE prétendait organiser une sorte de version espagnole des procès de Moscou contre les “ trotskistes ” du POUM. Mais, bien que sa presse réclame à cor et à cri la mort pour les accusés, la campagne menée en faveur de ces derniers, en Espagne et hors du pays, va démontrer qu’on ne peut pas faire à Madrid ce qu’on a fait à Moscou. Le procès ne commencera que le 11 octobre 1938, devant le Tribunal central d’espionnage et de haute trahison, et durera onze jours. Le 29 octobre, le Tribunal livre son verdict. S’il fait litière des chefs d’accusation les plus grotesques présentés par le procureur chargé de requérir contre le POUM, il n’en décrète pas moins la dissolution du POUM et de la JCI, et condamne plusieurs des accusés à de lourdes peines d’emprisonnement, principalement pour leur participation aux journées de mai 37. C’est bien le moins que pouvait faire la justice du gouvernement NegrÌn — qui avait interdit, en aot 37, par décret, la moindre critique contre l’URSS — pour se ménager les bonnes grâces de Staline et de la “ nation amie par excellence ” de la République espagnole. Mais l’avancée des troupes franquistes allait transformer bien vite en chiffon de papier l’étonnante condamnation qui venait de clore un des épisodes les plus sombres de l’histoire de la République.

Dans la conclusion rédigée pour l’édition de 1974, Ignacio Iglesias, s’élevant contre ceux qui ne voudraient voir dans ces récits que “ des faits dépassés et liquidés par le passage des ans ”, notait que c’était précisément là le plus cher désir des “ auteurs et complices de cet épisode ”, trop contents de livrer à l’oubli des faits dont, quelque 35 ans après, ils ne pouvaient plus guère s’enorgueillir. Cet objectif a évidemment perdu de sa valeur aujourd’hui, alors que les survivants de ces faits se comptent sur les doigts de quelques mains, et que personne ne s’éclaire plus à la lumière d’un régime qui non seulement a disparu mais qui est aussi définitivement discrédité. Cela n’ôte rien de la valeur en soi de ce livre, qui aidera à tirer les leçons d’une guerre qui, quoi qu’on en pense, a encore beaucoup à nous enseigner, bien au-delà de toute l’imagerie d’Epinal et de tous les mythes attachés à son souvenir (14).

Miguel Chueca

N.B. : Le présent article était destiné, à l’origine, à la revue Gavroche, qui n’a pas souhaité le publier.


(1) A ce sujet, on se reportera au livre de Félix Carrasquer, Les Collectivités d’Aragon. Espagne 1936-1939, récemment traduit par les éditions de la CNT.
(2) Qu’on m’entende bien : tous les historiens qui ont abordé la guerre d’Espagne l’ont fait à partir d’a priori idéologiques, et il ne pouvait en aller autrement. Il se trouve que, parmi eux, très peu penchaient du côté du POUM. Par ailleurs, il se peut que le fait même que les poumistes aient beaucoup écrit sur leur parti ait coupé l’herbe sous le pied des historiens de métier.
(3) Ce livre de V. Alba a paru en 1975 aux éditions Champ Libre, et a été réédité en 2000 par les éditions Ivrea. L’ouvrage de W. Solano, Le POUM. Révolution dans la guerre d’Espagne, a été publié en 2002 par les éditions Syllepses.
(4) I. Iglesias, Experiencias de la revoluciÛn, Editorial Laertes/FundaciÛn Nin, 2003.
(5) L’Opposition communiste deviendra plus tard l’ICE (Gauche communiste d’Espagne), l’une des composantes du futur Parti ouvrier d’unification marxiste, l’autre étant le BOC (Bloc ouvrier et paysan), principalement implanté en Catalogne.
(6) Trotsky et la Révolution Espagnole, Lausanne, Editions du Monde, 1974. La version française, légèrement abrégée, est due à Louis Mercier Vega.
(7) Les journées de mai commencent dès le 2 avec l’investissement du central téléphonique par des forces de police qui obéissent à un ordre émanant du conseiller à la Sécurité intérieure de la Généralité de Catalogne. Devant le refus de son président de démettre de leurs fonctions les responsables de cette initiative, les travailleurs barcelonais déclarent la grève générale, et la ville se couvre de barricades : les combats qui s’ensuivent causeront, selon les sources officielles, 1 000 blessés et 500 morts. Le 5 mai, l’anarchiste italien Camillo Berneri, qui vient d’écrire un article intitulé “ En défense du POUM ”, est arrêté à son domicile, et retrouvé mort dans la nuit. Le 7, la CNT appelle à l’arrêt des combats.
(8) “ Où est Nin ? ”. ¿ cette question, les membres du PCE répondaient “ En Salamanca o en BerlÌn ”, en suggérant qu’il fallait chercher Nin du côté de Salamanque — c’est-à-dire chez les franquistes — ou dans l’Allemagne nazie. Je rappelle que, bien qu’on ait soupçonné très tôt qu’il avait été tué aux alentours d’Alcal· de Henares, son corps n’a jamais été retrouvé.
(9) Pour plus d’informations, on se reportera au chapitre 4, “ La longue marche pour la vérité sur Andreu Nin ”, du livre de W. Solano cité plus haut, où l’auteur rappelle que l’essentiel de ces informations étaient déjà dans la brochure L’assassinat d’Andreu Nin, rédigée en 1939 par Juan Andrade.
(10) “ Il devient clair que, dans l’URSS d’aujourd’hui, qui veut noyer son chien l’accuse de trotskisme ”, écrivait Boris Souvarine en 1937 (Cauchemar en URSS, Editions Agone, 2001, p. 37). Le procédé valait aussi pour l’Espagne.
(11) Dans Le POUMÖ , W. Solano donne le texte d’un rapport de Luigi Longo, trouvé dans les archives de la GPU, où ce dirigeant communiste italien, alors commissaire général des Brigades internationales, se targue d’avoir participé à la rédaction de ce livre.
(12) Ce rapport, bien que visiblement forgé pour les besoins de la cause, sera pourtant mis à profit par le procureur qui, le 11 juin 38, signe l’arrêt d’accusation contre le POUM. Maria Dolors Genovés, un des deux auteurs de Opération Nikolaï, désigne l’interprète du général Orlov, un certain José Escoy, pour l’auteur d’un des faux visant à faire passer les militants du POUM pour des agents fascistes (cf. W. Solano, op. cité, p. 198).
(13) On lira avec profit les deux articles de Soria — parus dans L’Humanité en juin et octobre 37 — que W. Solano a repris dans son livre (p. 261-265) : ils donnent l’exacte mesure de ce que fut l’aveuglement volontaire des staliniens français.
(14) Qu’on pense, en particulier, à cette antienne, reprise jusqu’à plus soif par l’histoire académique, concernant l’opposition au sein du camp républicain entre ceux (anarcho-syndicalistes et poumistes) qui souhaitaient mener de front la révolution et la guerre, et ceux qui, à l’instar des communistes, voulaient gagner la guerre d’abord, quitte à s’occuper ensuite de la révolution. Mais de quelle révolution nous parle-t-on, et quelle révolution pouvaient donc faire le Parti communiste et ses conseillers “ soviétiques ”, les destructeurs des collectivités aragonaises, les assassins de Nin et Berneri ?


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