Courant alternatif no 147 mars 2005

SOMMAIRE
Edito p. 3
MOUVEMENTS SOCIAUX
Le printemps sera t il chaud? p. 4
La mobilisation lyceenne p.5
SOCIAL
CHAUSSON OUTILLAGE: non à l'abandon des 35 heures p.7
Un milliard d'etres humains vit dans les bidonvilles p.8
A LIRE: la Question Sociale p.11
ALTERMONDIALISATION
Le developpement a t il un avenir ?p.12
ENVIRONNEMENT
Petite histoire de l'extinction de l'ours brun dans les Pyrénées occidentales p.14
CONTROLE SOCIAL
Prevention de la delinquance p.17
Mutinerie de Clairvaux: cour d'appel de Reims p.18
Courrier: un débat à peine voilé p.21
INTERNATIONAL
Renouveau des luttes ouvrieres en Argentine p.23
Rubrique Flics et Militaires p.24


EDITO

L’Europe prétend aujourd’hui incarner les plus hautes valeurs de l’humanité, c’est au nom de ces valeurs que les états européens essaient de convaincre leurs citoyens de valider le projet de constitution d’une « nouvelle » identité politique, dotée d’institutions de gestion économique, sociale, culturelle…
Si histoire commune de l’Europe il y a, c’est bien celle de l’esclavage, de la colonisation, des pillages des richesses des autres continents, du massacre des populations, de la destruction et de la disparition des langues, des cultures, des structures économiques et sociales locales ; c’est aussi deux guerres mondiales sur son territoire et de multiples guerres non comptabilisées, la production de régimes totalitaires, l’horreur des camps de la mort, et la course à l’armement des bombes atomiques au nucléaire civil et militaire…
La base de l’Europe flotte sur un océan de sang, illustré d’une symphonie composée par les plus glorieux généraux aux sons des bombardiers, des canons et des gémissements et cris venant des salles de torture ; symphonie illuminée par le feu des incendies des villes et des campagnes brûlées au napalm ou par des bombes en tout genre, c’est au nom de ce cauchemar qu’on demande aux citoyens européens de recommencer. En effet, on oublie tout grâce aux commémorations et on recommence … puisque le monde manque de démocratie, il faut propager « les droits de l’homme » là où c’est encore possible.
Une des valeurs fondamentales de l’occident est la « liberté », un mot qui désigne une multitude de significations contradictoires. G.W.Bush dans un discours récent a prononcé ce mot « liberté », 26 fois ! Le mot liberté devient une arme de destruction massive car c’est en son nom qu’on massacre des populations entières sur toute la surface du globe ; c’est au nom de la liberté qu’on jette les ouvriers dans la misère, au nom de la liberté qu’on construit de plus en plus de prisons, etc.
Le monde occidental, avec son arsenal de machines économiques et idéologiques mène une guerre totale sur tous les fronts : dans le monde du travail, sur la retraite, la santé, les transports, l’éducation ; au travers de lois, décrets et circulaires relayés par les médias, lieu des combats idéologiques acharnés contre toute parole ou discours divergent des valeurs capitalistes.

Tout ce noir bilan est présenté comme un sacrifice nécessaire, douloureux certes, mais nécessaire pour que les enfants puissent manger leur macdo en toute sécurité, aller à l’école et ne pas avoir froid. Car le sacrifice moral est plus fort et plus difficile à réaliser quand on est civilisé et conscient de l’horreur commise. Quant aux autres, les esclaves, les déporté-es, les massacré-es, les bombardé-es, les torturé-es, les affamé-es, ils/elles n’existent que comme des obstacles naturels à surmonter, à vaincre, comme une montagne, une falaise à franchir… Ils/Elles n’existent comme sujets de l’histoire qu’après coup : on demande pardon à certaines personnes survivantes et on en achève d’autres.
La civilisation occidentale n’a pas terminé sa mission et elle procède par étapes successives, par stratégie militaire mais toujours avec cet air de curé horrifié par le péché de l’homme égaré.
L’emballage démocratique est une étape de trop sur le chemin du cynisme sans limite non seulement des politiciens ou des capitalistes mais aussi des intellectuels, des philosophes, des artistes et des idéologues et spécialistes de tout poil : vendre la barbarie la plus sanglante de l’histoire de l’humanité sous l’étiquette du respect des droits de l’homme, vendre le patriarcat sous l’étiquette de l’égalité, de la parité, de la défense des droits des femmes, vendre le capitalisme le plus sauvage sous l’étiquette de la « liberté ». Et l’escroquerie ne s’arrête jamais, le fait même de dénoncer ce cauchemar est en-soi un sceau de validation de ce système comme « démocratique ».
Tout ce qui gêne la démocratie doit disparaître, la bonne marche de la démocratie ne doit pas être entravée par des résistances archaïques, des crispations obsolètes sur des droits négociés des années auparavant, et si des difficultés apparaissent il faut mettre en place un dispositif d’encadrement et de prévention, c’est ce à quoi les différents gouvernements s’activent successivement ajoutant à la loi de l’un des décrets ou autres lois qui renforcent, spécialisent, réorientent mais conservent toujours le même principe de surveillance des mouvements sociaux, des velléités de rébellion. Mais ce qui semble déranger en ce moment ce sont les ouvriers, du secteur public ou privé, les sans grades, les gagne-petit qui s’accrochent qui à leur usine, qui à leur 35 heures ou leur retraite… alors on casse on liquide les usines, les patrons déménagent les outils, vident les lieux, en douce sous 48h de week-end de préférence, ou bien on cadenasse l’accès avec force de vigiles et de verrous et soudures pour faire comprendre à ces ouvriers qu’ils doivent faire des sacrifices nécessaires pour la démocratie (capitaliste) ! Quant aux petits fonctionnaires - ceux qui paient leur loyer ! – ils devront eux aussi disparaître en pliant sous les contraintes de la privatisation des services, en lâchant leurs petits privilèges de temps de travail allégé, en acceptant le gel des salaires, en optant pour des départs anticipés sans contre partie indemnitaire. Bref, la classe ouvrière doit comprendre que c’est le patronat qui est garant de sa liberté dans ce paysage de liberté d’entreprendre, ce monde d’actionnaires rentiers où la petite, moyenne et grande bourgeoisie s’accorde à augmenter ses profits, son confort et cela sur le dos des autres, ici ou dans les pays plus pauvres, qui doivent se soumettre toujours plus pour espérer survivre dans un monde à l’image si paradisiaque, d’un meilleur à venir….
Survivre dans des bidonvilles, relever la tête après la rupture brutale d’un contrat de travail vieux de 20 voire 30 ans, résister aux sirènes de la morale qui veut censurer pour protéger à l’opposé d’un projet d’émancipation, ne pas croire aux paroles rassurantes des analystes mondiaux qui trouvent toujours des solutions pour maintenir debout le vieux monde du capital, et dénoncer la domination de classe imposée par la justice, l’éducation, est un besoin vital. Surtout ici dans des pays dits « démocrates », là où elle le moins visible et pourtant la plus pesante et efficace de perversité. C’est une survie de luttes quotidiennes, de résistance nécessaire pour ne pas désespérer totalement, pour développer des forces de révolte qui finiront bien par en venir à bout de cette exploitation.
Pour commencer ou recommencer, il faut rappeler sans relâche que :
la démocratie n’est pas démocratique
la justice est une justice de classe
le capitalisme ne peut pas avoir un visage humain
le nucléaire est une machine à favoriser le totalitarisme
le culturel et l’artistique sont des industries capitalistes
etc.
et que la seule réforme possible de ce système dans sa globalité, c’est son anéantissement total, mais en même temps gardons-nous de tomber dans le mysticisme d’un « autre »monde ou d’un « autre » futur possible…. C’est un monde autre qui est possible et pas dans un au-delà temporel d’un futur réformé épargnant le présent. S’il faut faire table rase, c’est bien celle qui nous est servie actuellement dont il faut se débarrasser par une lutte sociale.


OCL Figeac - fin février 2005

Le printemps sera-t-il chaud ?

Les Français ne croient plus à rien. C’est pour cela que la situation est relativement calme car ils estiment que ce n’est même plus la peine de faire part de leur point de vue ou de tenter de se faire entendre ». Cette note de synthèse sur l’état moral des Français, adressée au gouvernement par des  préfets, date de décembre 2004. Les premiers mois de l’année 2005 semblent démentir cette morosité et ce découragement.

Les grèves des mois de janvier et février sont-elles un prélude à un mouvement revendicatif d’importance ?


Les réformes de la décentralisation dans l’école, des retraites et de la Sécurité sociale ont été suivies de sombres périodes de désenchantement et de rancoeurs.
Les grèves 2004 ont été rares, plus courtes et se sont menées en ordre dispersé, touchant essentiellement les secteurs nationalisés en proie à des mutations radicales, les intermittents, les ouvriers touchés par des licenciements et des restructurations.
En revanche, le début de l’année 2005 a été marqué par un net  réveil des mouvements sociaux : grèves dans le secteur public, réussite de la journée d’action des fonctionnaires le 20 janvier, mobilisations dans de nombreux établissements scolaires, manifestations réussies associant secteurs public et privé le 5 février, irruption massive des grèves et cortèges lycéens dans les jours qui ont suivi. Sans compter des grèves sauvages, lancées à la SNCF et dans le transport aérien, et qui ont pris les directions au dépourvu. Certes, les syndicats ont, comme à leur habitude, soigneusement orchestré la dispersion et la ponctualité des mouvements, puisque, du 18 au 20 janvier, se sont succédé les grèves des postiers, des salariés de la SNCF, des hospitaliers, des enseignants et des chercheurs. Malgré tout, ces actions et mobilisations consécutives avaient l’intérêt d’entretenir un foyer conflictuel sur un temps resserré.

En 2003, le pouvoir conduisait simultanément deux réformes, décentralisation et retraites, et il réussissait à les faire aboutir selon la méthode qu’il préfère, celle du passage en force. Cette année, sûr de lui, il compte reproduire le même modèle. C’est au moment où se raniment les revendications salariales, où les établissements scolaires prennent connaissance des coupes drastiques de moyens budgétaires et où le gouvernement veut faire passer sa loi d’orientation sur l’école qu’il s’attaque à deux dossiers ultrasensibles : l’école et le temps de travail.

Un samedi de manifestations pour les salaires et la réduction du temps de travail

Les 7 syndicats, qui étaient en panne de perspectives et en mal d’efficacité, se sont réjouis de la journée test du 5 février. Tout fiers d’afficher une unité retrouvée après les tensions, il y a deux ans, sur le dossier des retraites, ils avaient appelé (tous sauf la CGC) à des manifestations, un samedi pour ne pas avoir à amener à la grève, avec pour mots d’ordre essentiels le maintien des 35h, l’augmentation des salaires, l’emploi, le respect du code du travail. Le résultat a été assez honorable. Le monde de l’éducation (lycéens, personnels, parents),  les salariés de la fonction publique, ceux des secteurs nationalisés en pleine restructuration-privatisation, les chercheurs, les intermittents, les ouvriers des entreprises privées se sont retrouvés côte à côte, unissant leurs revendications spécifiques à des revendications plus générales. Les ténors du PS, de leur côté, oubliaient pour un temps leurs divisions internes sur la constitution européenne pour faire leur apparition et se serrer les coudes.

Les mots d’ordre des salaires et du temps de travail, les fondamentaux de la revendication sociale, étaient à même de cristalliser la colère de nombreux travailleurs dans tous les secteurs et de les fédérer. Le contentieux avec les patrons et l’Etat est lourd. Dans cette période où il est proposé aux fonctionnaires, qui ont perdu plus de 5% de pouvoir d’achat en 5 ans, une dérisoire augmentation de 0,5% en février et 0,5% en novembre, où les rémunérations des dirigeants et les profits des entreprises explosent, où les patrons choient les actionnaires par de généreuses distributions de dividendes alors que les salaires stagnent et que le chômage augmente (1), l’attaque contre la réduction du temps de travail, bruyamment applaudie par le baron Seillères et ses acolytes du Medef, ne pouvait apparaître que comme une provocation.

Ce n’est pas tant la défense de la loi des 35 heures qui a mobilisé les travailleurs, le 5 février. Elle n’a jamais suscité leur enthousiasme (plus de 4 millions d’entre eux n’ont pas les 35h et il n’y a guère que le PS et la CFDT, qui se raniment à l’occasion de l’offensive gouvernementale contre cette loi du gouvernement socialiste, pour continuer à dire que c’était une réforme au service des travailleurs). Pour la bonne raison qu’ils ont déjà payé pour les 35 heures, en termes de flexibilité et d’annualisation, de dégradation des conditions de travail, d’augmentation des cadences, de gel des salaires, de travail le week-end, et d’un taux de chômage toujours très élevé. Ce 5 février, ils se sont élevés contre l’obligation de travailler plus, présentée comme unique solution pour accroître leur pouvoir d’achat, en faisant des heures supplémentaires imposées par des patrons qui deviennent plus que jamais maîtres du temps d’exploitation. Ce que le gouvernement présente cyniquement comme la « liberté de choix» de faire des heures supplémentaires. C’est la conjonction de la baisse du pouvoir d’achat et de l’augmentation du temps de travail qui crée un cocktail explosif, le slogan du gouvernement « travailler plus pour gagner plus » soulignant la réalité du déficit salarial.

Il était évident qu’une manifestation, appelée un jour non travaillé, quelque massive qu’elle puisse être, ne pouvait suffire à faire reculer le pouvoir. Dans la foulée, 4 jours plus tard,  la loi d’ « assouplissement » des 35h, nouveau texte de loi aux ordres du Medef, a été votée au parlement et sera débattue au sénat en mars.
D’ici là, les syndicats se contenteront sans doute, en invoquant la mobilisation importante des salariés, de négocier discrètement certains aménagements dérisoires.
Le texte de la nouvelle loi, à force d’« assouplir » celle des 35h, ouvre grande la porte à une augmentation du temps de travail sans la rémunération afférente. Elle étend les possibilités de recours au compte épargne-temps (CET), pour amener les salariés à renoncer à des réductions du temps de travail contre de l’argent, hausse le contingent d’heures supplémentaires imposables par les patrons et module leur paiement (jusqu’à 220 heures/an, jusqu’à 48h/semaine ; au lieu du plafond de 130h de la loi Aubry, modifié en180h par la loi Fillon en 2003),  crée un régime d’ « heures choisies » permettant de travailler au-delà de ce contingent annuel de 220 heures autorisé. Il proroge en outre de 3 ans (jusqu’en décembre 2008) le régime spécifique des entreprises de moins de 20 salariés, continuant d’offrir un régime de faveur aux patrons qui n’ont à payer qu’au taux de 10%, au lieu de 25%, les quatre premières heures supplémentaires. De plus, et c’est sans doute là la vraie victoire du Medef, la nouvelle réforme ne sera même pas soumise à un accord de branche mais à un simple accord d’entreprise. Or, on sait qu’une telle négociation est particulièrement déséquilibrée et débouche sur des accords qui ne s’avèrent pas favorables aux salariés, surtout s’il y a chantage à l’emploi ; on imagine le « volontariat » des salariés ; la « souplesse » et la « liberté supplémentaire » sont bien entendu pour les patrons.

Les travailleurs en resteront-ils à cette mobilisation avortée ? La remise en cause de la réduction du temps de travail et le refus de négocier des hausses de salaire ne seront-ils pas un catalyseur à d’autres revendications ?
Derrière son arrogance, le gouvernement est inquiet de la simultanéité des mouvements et il craint par-dessus tout qu’ils se fédèrent. Il se rassure en affirmant que « rien n’indique que ces mouvements pourraient durer ». Mais, a contrario, rien n’indique non plus qu’ils vont cesser… Des ingrédients tout aussi explosifs qu’en 2003 sont réunis, même si la situation n’est plus tout à fait la même : le mécontentement qu’expriment aujourd’hui les grèves est le fruit d’une lente accumulation de frustrations et de colère, comme une crue qui monte lentement, plutôt qu’un torrent qui déborde.
Et la manifestation du 5 février a témoigné non seulement du mécontentement profond des travailleurs mais aussi de leur désir de faire converger les luttes.

Du côté des écoles, contre la casse délibérément orchestrée de l’éducation

Du côté de l’enseignement, le mouvement social de 2003 s’était soldé par un échec, laissant les enseignants épuisés et pesant sur leur engagement dans les luttes.
L’école affronte cette année des attaques redoublées, alliant simultanément restrictions budgétaires, loi d’orientation sur l’éducation et loi sur la recherche, et provoquant à nouveau de massives oppositions.
Sur le terrain de la réforme Fillon (projet de loi d’orientation sur l’éducation), ce sont les lycéens qui ont pris les devants de la mobilisation. Le pouvoir a tenté, dans un premier temps, un semblant de repli ; après une valse-hésitation entretenant le flou entre pause et abandon de la réforme du baccalauréat, - un des volets de la loi-, il a opté pour l’ajournement. Le ministre s’est vu ainsi obligé, sous la pression des manifestations massives des lycéens, d’édulcorer et d’amender son projet de loi, avant son examen devant les députés le 15 février Le paradoxe est à souligner : le mouvement des enseignants s’était cassé le nez contre le début des épreuves du bac au printemps 2003; cette fois, c’est le ministre, qui s’en prenant à cet examen-institution hérité de Napoléon, soulève l’hostilité. Les jeunes sont inquiets d’une réforme du bac qui dévaloriserait à leurs yeux l’essentiel, leur passeport pour l’université et pour l’avenir, sujet explosif.
Le gouvernement a cherché évidemment ainsi à désamorcer la mobilisation lycéenne. La feinte était grossière : s’il dit se refuser à « passer en force » sur un aspect partiel de son texte, il laisse entendre qu’il ne se privera pas de le faire sur tous autres aspects de sa loi. Les jeunes ne se sont pas contentés de cette suspension politicienne de la réforme du bac. Ils exigent l’abandon du texte dans son intégralité ainsi que le maintien de toutes les filières, options et spécialités que le gouvernement veut supprimer.
C’est pourquoi, dans un second temps, pressé par l’Elysée inquiet du climat pré-référendum européen, le ministre de l’Education a décrété la procédure d’ « urgence », dès le 16 février, afin de faire adopter son projet de loi au plus vite, et pendant les vacances scolaires qui vident les lycées par zones successives. Après son vote au parlement, le 2 mars, puis sa lecture par le sénat, l’adoption définitive de la loi serait ainsi bouclée dès fin mars.

Ce mini-recul du gouvernement sur le baccalauréat lui permettra-t-il de  mener à bien l’ensemble de sa réforme, dont l’essentiel est une réduction drastique des moyens : coupes budgétaires, restructuration et appauvrissement de l’école en postes, en filières, en options, en enseignements ? La petite victoire obtenue par les lycéens et leur potentiel d’énergie contestatrice vont -ils ouvrir une brèche et redonner confiance à des salariés qui se sentaient jusqu’alors de plus en plus pressurisés mais impuissants face à un pouvoir sûr de lui et surpuissant ? L’aveu de faiblesse du gouvernement servira-t-il à encourager la mobilisation ?

Les syndicats enseignants sont divisés sur la réforme Fillon. Ce qui explique en grande partie le peu d’empressement qu’ils mettent à associer les salariés de l’éducation aux luttes des lycéens. En effet, il n’y a pas eu, en tout cas pour le moment, de front uni professeurs-élèves-parents sur ce thème.

En revanche, l’unanimité est réalisée face aux projets de carte scolaire qui prévoient des dotations de budget et d’horaires d’enseignement en baisse vertigineuse, des suppressions de postes, des fermetures de filières, de spécialités, d’options et… d’établissements entiers (85 000 postes manqueront dans les écoles, par comparaison à 2002). Les organisations syndicales ont décidé de se mettre d’accord pour une action spécifique à l’enseignement en mars, qui pourrait s’associer à d’autres secteurs, et qui contesterait globalement « la politique du gouvernement ».
Pour l’instant, dans le secteur de l’éducation, la dynamique se cherche. Dès les premières mesures de carte scolaire et de dotations horaires connues, les enseignants ont commencé par  mener une action locale forte dans leur établissement, associant  tous les personnels, les parents (qui occupent les locaux) et les élèves (dans le cas des lycées) pour essayer de sauver ponctuellement des enseignements, des postes, voire des écoles ; bref, une tactique de défense locale, établissement par établissement, qui a eu parfois tendance à se glisser dans la logique voulue par le pouvoir de mise en concurrence des établissements. Dans ce cadre, l’action s’est orientée vers la recherche de médiateurs et d’intercesseurs auprès du gouvernement, à savoir les élus. La situation n’a pas manqué d’être grotesque, lorsque les élus sollicités pour harceler le gouvernement étaient ceux-là mêmes qui avaient voté la politique budgétaire et éducative et qui approuvaient la réforme Fillon! L’action s’est orientée aussi vers la recherche d’interlocuteurs, responsables académiques ou régionaux de l’éducation, avec qui la négociation n’a pu aboutir au mieux qu’à l’obtention de quelques miettes, ridicules, partielles et temporaires. Mais très vite, ces tentatives de « marchandage » d’heures et de postes se sont heurtées au mur des autorités responsables, départementales et académiques, qui obéissent aux impératifs comptables venus du ministère. Chacun est à présent bien conscient que le cas de « son » école est loin d’être isolé, que la casse est générale et s’inscrit dans un plan plus vaste, aussi bien au niveau français qu’européen et qu’il est donc indispensable de mener de front une action de terrain, en prise avec la population locale, et une action large et générale, qui puisse peser véritablement.
Cette dimension est loin d’être réalisée aujourd’hui et  ce n’est évidemment pas la journée d’action de 24h, annoncée par les syndicats pour le 10 mars, qui va permettre de mettre en place un réel et efficace rapport de force.

Les leçons du mouvement de 2003

Les leçons du mouvement 2003 dans l’éducation et contre la réforme des retraites seront-elles tirées : à savoir, ne pas laisser aux syndicats représentatifs la main mise sur l’action, enrayer leur pouvoir à la canaliser, à la diluer et à la conduire à l’impasse de grèves de 24h en manifestations du samedi, agir de concert avec les jeunes (la grande différence, c’est que les lycéens, plutôt spectateurs passifs des luttes des adultes en 2003, entrent cette année dans la danse), et surtout trouver des axes communs public-privé pour que la contestation s’élargisse, que la grève soit interprofessionnelle et ouvre sur une perspective de mobilisation dans la durée. Cela suppose de poser le plus vite possible la question de la reconduction de l’unité de tous les secteurs et des formes de coordination et de contrôle du mouvement que les grévistes se donneront (Assemblées générales interprofessionnelles, à la base, au niveau local, départemental, régional, pour mobiliser et débattre ensemble des suites).
Si les mouvements actuels éveillent de la sympathie, il ne faudrait pas pour autant que les salariés encore protégés par leur statut expriment, par procuration, le mécontentement de tous les travailleurs pour qui il est moins facile de faire grève. Amélioration des salaires, des conditions de travail, baisse du temps de travail, fin de la précarité, création de postes, préservation des services publics, lutte contre les restructurations/démantèlements, droit du travail, renforcement des solidarités, les revendications sont les mêmes pour les travailleurs de tous les secteurs.

Le référendum en toile de fond

Dans toutes les luttes qui se mènent aujourd’hui, l’Europe et le référendum sur sa constitution se profilent en toile de fond.
Déjà en 2003, les personnels de l’éducation et les parents avaient replacé leur lutte dans un cadre européen ; sous couvert de décentralisation, le gouvernement français appliquait à l’école publique un plan de démantèlement sévère, en accord avec les directives européennes et du capitalisme mondial. C’est évidemment la même logique qui est à l’œuvre depuis, et qui s’accélère ; des mesures très concrètes dénoncées en 2003 par les grévistes sont aujourd’hui perçues très nettement par les enseignants, les élèves et les parents. Cette prise de conscience n’est pas propre qu’à l’école ou aux services publics. L’Europe et sa constitution, la loi Fillon, le démantèlement des services publics, les atteintes au droit du travail, etc…sont des instruments pour augmenter exploitation, profits, rentabilité et concurrence. Dans tous les secteurs, on fait le lien entre l’Europe, la globalisation capitaliste, la remise en cause des droits conquis et les dégâts sociaux. L‘affaire de la directive Bolkestein (qui autorise les employeurs de l’Union européenne à intervenir dans n’importe quel Etat membre selon la réglementation en vigueur dans leur pays d’attache, donc à aligner salaires et droits sociaux d’un travailleur sur ceux de son pays d’origine), dont le gouvernement et le PS feignent de découvrir tardivement les dangers, est significative et symbolique de la dérégulation voulue par les puissants qui dominent l’Europe.
Il est clair que les partis au pouvoir, ainsi que leurs « opposants », politiques et syndicaux, eux aussi partisans du oui à la constitution européenne, redoutent que le mécontentement social ne se transforme, lors du référendum en mai ou juin, en sanction électorale ou en désaveu de leur campagne. D’autant que, comme l’a montré le cas de la CGT, dont la commission exécutive avait vainement tenté d’obtenir du comité confédéral national une position neutre sur le projet de traité européen et essayait de maintenir une ligne fidèle à la CES (dont le secrétaire est un cégétiste), la base peut réserver des surprises à ses dirigeants en ne les suivant pas.
C’est pourquoi ces partis et syndicats partisans de la constitution européenne ont autant intérêt les uns que les autres à ce que tous les conflits se règlent très vite, que les mouvements sociaux ne se prolongent pas ni ne s’enveniment, afin que le terrain pour le référendum sur la Constitution européenne soit dégagé.
Mais l’échéance du référendum est aussi un risque pour les luttes sociales ; il est à craindre que les travailleurs se satisfassent des urnes pour « exprimer » leur mécontentement, qu’ils considèrent leurs bulletins de vote comme le fameux « débouché politique » derrière l’absence duquel les syndicats prétendaient se cacher pour décourager la combativité du mouvement social de 2003, plutôt que de construire la lutte sur le terrain social et dans l’affrontement avec les patrons et l’Etat.
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Christine, le 20 février 2005

(1) La part des richesses créées par le travail et revenant aux salaires est tombée de 70% à 60% dans le courant des années 80 ; et la part des profits a grimpé de 30% à 40%. Le « partage » depuis est resté très favorable au capital, très défavorable au travail. Les salaires inférieurs à 2/3 du salaire médian représentaient 11,4% des salaires totaux en 1983 ; en 2000, ce taux dépasse 16%. L’aisance financière des entreprises croît ; le taux de marge est de 40,1% en ce début 2005. La priorité va au versement des dividendes (199 milliards d’euros en 2004 pour les entreprises européennes, chiffre en hausse de 10% en un an, et au rachat d’actions. Le capital profite essentiellement au capital, voire à la rente.

Un milliard d’êtres humains vivent dans des bidonvilles: Bidonplanète

Les mégapoles des pays du Sud sont en réalité des conglomérats de quartiers relativement aisés, de centres d’affaires, de zones industrielles et commerciales, de ports, gares et aéroports, dans les interstices desquels d’immenses bidonvilles jettent leurs amarres. Désormais, la bidonvillisation de la planète est un fait incontestable.


Les villes, phares du développement

Dans nos pays riches et développés, l’exode rural n’est plus qu’un vieux souvenir tout juste bon à être enseigné dans les écoles. Neuf Français sur dix étaient paysans au moment de la Révolution française, moins de cinq sur cent le sont aujourd’hui. Pourtant, environ la moitié de l’humanité vit encore de nos jours dans les campagnes. C’est cette moitié-là qui nourrit la totalité de l’humanité et qui l’habille en partie.
Or, sous l’effet conjugué de divers facteurs, les paysans du monde entier sont en voie de diminution très rapide. Cette diminution ne correspond à aucun progrès de la condition de ces êtres humains qui sont exclus de la campagne pour échouer à la ville. En abandonnant la campagne, ils contribuent à l’essor extraordinaire des mégapoles du tiers monde. Tous les organismes nationaux ou internationaux encouragent ce flux, et tentent de le canaliser et de l’organiser. Cela va du ministère français de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement qui vante le duo “ Villes et développement durable ” (titre d’un recueil officiel publié en plusieurs volumes entre 1998 et 2001) jusqu’aux défenseurs d’un “ monde solidaire ”, qui nous exhortent à “ Jouer la carte urbaine ” (titre d’une revue de Solagral). Ainsi, selon tous ces experts de droite comme de gauche voire d’extrême gauche, le dépeuplement des campagnes contribue à ce qu’ils appellent “ l’essor ” des villes. Pour tous, l’urbanisation est l’un des buts mêmes du développement. Les villes sont le symbole de la réussite d’un pays. Selon le rapport de ONU-Habitat 2001, il existe une corrélation forte et positive entre l’urbanisation et le niveau de développement économique et social : plus un pays est développé, plus il est urbanisé, et vice versa.

L’exode rural est-il terminé ?

Mais, au-delà du discours, la réalité est tout autre : l’exode rural contemporain, depuis les années 1980 environ, contribue à l’essor inconnu auparavant des bidonvilles du tiers-monde. En 2001, il y avait, selon ONU-Habitat, 870 millions d’habitants dans des bidonvilles en zones urbaines. Il y en a aujourd’hui 1 milliard, selon le rapport d’ONU-Habitat 2004-2005, soit un tiers environ de la population urbaine mondiale. Dans les pays les moins développés, plus de 70 % de la population urbaine vit dans des bidonvilles (72 % en Afrique noire). Ce n’est pas d’essor des villes dont il faudrait parler, mais plutôt d’explosion des bidonvilles partout dans le Sud.
Rappelons qu’un bidonville est un amoncellement de cahutes précaires, sans eau courante ni évacuation des eaux usées, sans électricité, dans lequel survivent des êtres humains contraints de supporter une saleté indescriptible due à une promiscuité inouïe et à l’absence d’aménagements. Il faut passer dans un bidonville pour mesurer ce que ces mots, désormais vidés de sens par le déferlement de superlatifs médiatiques, signifient quand on les applique à une vie, à une simple vie humaine passée dans la misère. Dans la honte aussi. Ce dernier point n’est pas le moindre, car c’est sur la honte d’être miséreux que s’appuient les religieux intégristes chrétiens, musulmans et autres qui contrôlent les tensions dans les bidonvilles.À ce milliard d’êtres humains qui vivent dans des bidonvilles viendra s’en ajouter un second d’ici 2030. Ils seront deux milliards, ce qui représentera alors plus d’un cinquième de l’humanité et presque la moitié de la population urbaine mondiale. L’ONU-Habitat, constate. Aucune solution n’est proposée, mais comme d’habitude, les experts onusiens font leur autocritique. Et comme toute autocritique plus ou moins contrainte, celle-ci est parfaitement inutile. Car elle se limite à la reconnaissance d’erreurs passées et de l’incapacité des experts à prévoir cette explosion exponentielle de la bidonvillisation de la planète. Mais elle ne propose que de poursuivre les programmes en cours en ayant soin de mettre en place “ une meilleure gouvernance urbaine, de meilleures politiques urbaines et une meilleure intégration des nouvelles populations à l’économie urbaine ” (Daniel Biau, de ONU-Habitat, dans la revue Habitat Debate de septembre 2004). Des mots très creux, mais qui semblent satisfaire les organismes internationaux.
Était-il impossible de prévoir la bidonvillisation ? C’est l’inverse qui est vrai, même si l’écheveau des causes et des conséquences de la misère qui aboutit à l’agglutination dans les mégapoles est très complexe. Désastre facile à prévoir, donc : sur une planète encore majoritairement paysanne dans la seconde moitié du XXe siècle, l’introduction massive de l’agriculture mécanisée, sur le modèle de la fameuse révolution verte en Inde, ne pouvait produire autre chose que l’abandon des campagnes par les travailleurs surnuméraires puisque c’en était justement l’un des buts. Il s’agissait en effet d’augmenter les rendements agricoles et de dégager de la main-d’œuvre disponible pour l’industrie naissante des pays dits alors “ sous-développés ”, puis “ en développement ”. L’exode rural était donc l’un des buts recherchés. Le seul contre-exemple est sans doute l’Afrique noire, où la bidonvillisation ne provient que de la misère sans cesse accrue par les gouvernements locaux, les instances internationales et les erreurs répétées des bons samaritains humanitaires. En Afrique noire, nulle industrialisation n’est venue appeler la main-d’œuvre rurale vers les villes.
La bidonvillisation n’était donc pas impossible à prévoir, sauf par ceux qui estimaient que les villes et les industries absorberaient cet excès créé délibérément par ces mesures massives de gestion du troupeau humain. Même les perspectives développementalistes, dites “ de gauche ”, promettent ce développement qui conduit d’un monde rural et paysan vers le monde urbain et industriel. Les experts et les gouvernants peuvent ainsi plaider non coupables puisque la quasi-totalité des hommes politiques et des “ sociétés civiles ” œuvrent à cette industrialisation, base du Progrès. Mais cet aveuglement des experts, des gouvernants et des suivistes ne doit plus nous tromper. Nous pouvons et nous devons nous passer des experts, pour lesquels les chiffres et les statistiques doivent converger vers des buts qu’ils ont fixés par rapport à d’autres ensembles de chiffres et de statistiques, le tout dans l’abstraction pure. Par exemple, puisque les villes sont plus riches que les campagnes, il faut, selon la plupart des experts, susciter le transfert des forces excédentaires des campagnes vers les villes. Comme si la réalité était aussi simple, mathématique et statistique ! Telles sont les méthodes qui ont poussé cette planète dans une impasse totale. Ce développementalisme des années 1960-1980 continue ses ravages de nos jours, sous des noms nouveaux qui vont de “ croissance durable ” à “ décroissance ”, en passant par “ développement durable ”…
En réalité, on constate que les migrations massives de la campagne vers la ville n’ont pas dynamisé le développement industriel urbain ni la croissance dans le tiers-monde. Elles n’ont eu pour unique effet que de déplacer la pauvreté des campagnes vers les villes, selon l’expression d’Atiqur Rahman, de l’IFAD (Fonds International pour le Développement Agricole), qui est une agence des Nations unies chargée de combattre la pauvreté rurale dans les régions les plus désavantagées du monde. En effet, les campagnes demeurent terriblement pauvres : les trois quarts des 1,2 milliard d’êtres humains qui survivent avec moins de 1 dollar par jour vivent dans les zones rurales.

La révolution verte en Inde, un exemple !

Le cas de l’Inde montre bien que c’est la misère qui se déplace de la campagne vers la ville. Après l’indépendance de l’Inde, en 1947, il s’est agi, selon les préceptes de Nehru, de faire de l’Inde une grande puissance moderne, c’est-à-dire industrielle. C’était presque facile en théorie, puisqu’il suffisait de mécaniser l’agriculture (Staline, entre autres, avait montré la voie). De nos jours, presque tous les experts encensent l’expérience indienne. Sans la révolution verte, disent-ils, les Indiens ne mangeraient pas à leur faim. Pour en arriver à cette conclusion, il faut oublier beaucoup de choses. En réalité, la production de riz et de blé a sans doute augmenté aussi vite que la population, mais la consommation de riz et de blé, qui mesure vraiment l’état alimentaire de la population, n’a pas augmenté du tout. Elle a même baissé. Voici les chiffres : de 17,5 kg de céréales par personne et par mois en zone rurale en 1961-1962 à 13,4 kg en 1993-1994, et de 12,5 kg en 1961-1962 en zone urbaine à 10,6 kg en 1993-1994 (Madhura Swaminathan, Weakening Welfare, Delhi, 2000). Le plus préoccupant pour le développement physique des enfants et la santé des individus est que, selon les statistiques du gouvernement lui-même, les Indiens consomment aujourd’hui deux fois moins de légumes et de fruits qu’au moment de l’indépendance. Toujours actuellement, selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), le nombre d’Indiens sous-alimentés s’accroît de nouveau fortement : 19 millions de plus entre 1995-1997 et 1999-2001, pour un total de 214 millions de personnes sous-alimentées, soit 20 % de la population (avec des critères déjà très bas, car d’autres statistiques, dans Weakening Welfare, donnent des taux de 70 % d’enfants sévèrement ou modérément sous-nutris). Ce double échec provient de la priorité donnée, durant la révolution verte, aux céréales et au riz, au détriment des fruits et légumes, dont la production a chuté. Et pour ce qui concerne la consommation de céréales, la baisse provient cette fois pour l’essentiel du démantèlement du système de distribution de nourriture par les pratiques néolibérales à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Une récente étude (Food Insecurity Atlas of Urban India, 2002), portant sur tout le pays, soit sur un milliard d’êtres humains, montre que la situation des pauvres en ville est pire sur tous les plans que celle des pauvres des campagnes. Car les paysans chassés de leur terre par la révolution verte, laquelle n’avait plus besoin de leurs bras, se sont tous retrouvés dans les bidonvilles de Bombay, Delhi ou Calcutta, où les conditions imposées aux habitants sont infra-humaines.
Telle est la réalité de l’exemple de la révolution verte. Il s’agit bel et bien d’un exemple : il était tout à fait possible de prévoir cet exode rural massif. Les experts rétorqueront qu’ils ont cru ( ! ), à l’époque, que l’industrie se développant, la richesse créée profiterait à tous. Mais plus les experts engagent le monde dans la tentative de concrétiser un modèle de plus en plus complexe, plus le moindre dérèglement imprévu a des conséquences énormes, au point de provoquer l’échec du modèle. C’est là une règle très simple de tout système complexe : si on accumule de la complexité, ce qui est le cas aujourd’hui, la moindre anicroche a des conséquences surdimensionnées : il est plus difficile de réparer une voiture qu’une bicyclette. La Mégamachine est incontrôlable parce que les experts et les politiciens ont voulu continuer à “ affiner ” leurs modèles, et parce que, cherchant à redresser la barre en persistant à vouloir atteindre un objectif toujours plus grandiose, ils ont accumulé les erreurs, mais aussi – c’est le plus grave – les obstacles à une sortie du modèle. De notre côté, nous n’avons pas encore développé une critique du système qui nous permette de renoncer à tout ce que l’on nous propose, de l’électricité à l’avion en passant par tout le reste. Pour le dire autrement, le Système s’est posé en voie unique, et tout le monde ne cherche plus qu’à l’améliorer.

Maintenir les formes ancestrales d’agriculture

Comment pouvait-on maintenir les paysans sur leurs terres ? Et est-ce que cela aurait été rentable ? Tout d’abord, l’agriculture mécanisée n’est pas davantage productive que l’agriculture ancestrale, sauf si l’on manipule les chiffres : en divisant le nombre de quintaux de blé produits à l’hectare par le nombre de paysans nécessaires pour cette production. Alors en effet, on obtient des taux fabuleux. Mais le paysan unique et superéquipé qui exploite 400 hectares ne travaille en réalité pas seul : il a fallu des ingénieurs pour concevoir les tracteurs, les engrais et les pesticides qu’il utilise, des ouvriers pour les construire, ainsi que les hangars nécessaires à la conservation des récoltes, des voies de chemin de fer nécessaires à leur transport toujours plus loin des centres de production puisque la campagne ne consomme presque plus rien, sans compter le coût des dommages subis par les sols. La Beauce ou la plaine du Pô auront besoin de trois ou quatre décennies pour retrouver de nouveau une couche de terre arable ; leur sol n’est pour le moment qu’une surface morte sur laquelle on épand engrais, pesticides et semences. Et le tableau décrit ici est encore pire si l’on imagine une invasion des cultures d’OGM : la productivité baisse alors encore davantage, dans la mesure où le coût des semences, notamment du fait du temps et du matériel scientifique nécessaire à leur conception et leur production, est encore plus énorme, sans que les rendements directs mesurés à l’hectare augmentent, comme cela est maintenant largement démontré par les études à grande échelle. Face à cette agriculture surmécanisée, l’agriculture ancestrale obtient des rendements par paysan plus élevés, pour un coût social qui n’a rien à voir puisque les paysans sont maintenus sur leurs terres et ne vont pas grossir les bidonvilles planétaires (voir à ce sujet le numéro de L’Écologiste de octobre-décembre 2004 consacré à l’agroécologie, ainsi que Histoire des agricultures du monde, de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, “ Point ” Seuil). Mais cela suppose que l’on ne court pas après le “ Progrès ”.

Un processus irréversible ?

Le rôle de la ville, l’attraction qu’elle suscite, est central dans ce processus complexe de l’exode rural contemporain. Les paysans fuient la campagne parce qu’ils sont pauvres et sans terre, bien sûr, mais on l’a vu dans le cas de l’Inde, en ville les pauvres mangent encore moins qu’à la campagne. Donc, il faut que la ville propose ou semble proposer quelque chose de mieux. Bien entendu, c’est l’espérance que propose la ville. L’espoir de sortir de la misère. En quoi la gauche autoritaire est grandement responsable de ce mythe, faux dès le départ. Les populistes russes du XIXe siècle avaient compris que terre et liberté étaient indissolublement liés : la possibilité d’exploiter collectivement la terre en dehors de tout impôt (donc non seulement en dehors du seigneur, mais même de l’État) offrait un véritable espace de liberté, car il n’y a pas de liberté pour celui qui n’a rien dans le ventre, n’en déplaise aux romantiques. Lénine et Staline ont inversé le processus : toute la terre à l’État, et pour la liberté, on la construira à la pointe des chars d’assaut et des tracteurs sortis des usines. Des usines ! Donc des villes… Toujours elles.
Le processus de l’exode rural semble désormais irréversible : en 2007 ou peut-être même avant, la moitié des êtres humains vivront dans les villes, et ils seront 60 % dix ans plus tard. Aujourd’hui, sur ces 3,2 milliards d’êtres humains urbains, 1 milliard connaissent la survie misérable dans les bidonvilles. Ainsi, les villes se présentent comme de véritables instruments de domination, de confinement et de répression des pauvres. C’est dans les villes encore que se concrétise la confiscation du pouvoir (économique, financier, politique, intellectuel…). Au détriment direct des campagnes, en absorbant la main-d’œuvre prétendument excédentaire, mais aussi en rendant improbable tout processus d’émancipation, qui passe peut-être bien aujourd’hui par une réflexion sur la répartition des êtres humains à la surface de la planète. Sans que cela implique, dans notre idée, une adhésion aux thèses malthusiennes, ou au contraire leur refus radical. Il s’agit ici tout d’abord d’exposer un problème central de notre époque.

De la cité-État au village global

Les théoriciens politiques les plus “ modernes ” appellent de leurs vœux un “ village global ” aux allures d’État mondial unifié (sous l’égide des Nations unies, du G8 ou de tout autre organisme, actuel ou à venir). Cela signifie que nous vivons donc dans une cité-État à l’échelle de la planète tout entière ! Si cette cité-État globale n’est pas réalisée à tous les niveaux, elle est en tout cas un objectif vers lequel convergent de concert capitalistes et réformistes, droite et gauche réunies.
Certains des traits déterminants des premières cités-États d’il y a sept mille ans restent vrais. À commencer par le pouvoir de la ville sur les campagnes environnantes. Il suffit, pour montrer la grande similitude entre les cités-États antiques et le village global contemporain, de considérer la ville-réseau, qui unit de fait les forces vives citadines, de New York à Tokyo, face aux campagnes qui les nourrissent. Déjà, il y a sept mille ans, les villes sumériennes avaient bâti leur puissance en drainant les produits de la campagne vers leurs centres ; c’est même dans ce cadre-là que fut inventé l’écriture, puisque les premières formes d’écritures ont servi à dénombrer des moutons et des volumes de céréales transportés des campagnes vers les centres urbains. Très vite, l’écriture n’a pas servi qu’à compter les moutons : les scribes se sont mis à louer les dirigeants, rois ou empereurs, qui, toujours, ont résidé dans les villes. L’étendue de leurs possessions se ramenait finalement à l’étendue des zones rurales qu’ils contrôlaient.
Désormais, l’une des fonctions les plus essentielles des experts urbains de la Banque mondiale ou des organismes qui se prétendent non gouvernementaux (alors qu’ils vivent tous sans exception des subventions des États) est de produire les louanges, non plus du roi, mais du Système. Ainsi, chaque époque produit la théorie qui justifie la continuité de cette histoire unique, qui n’écrit que la coupure toujours plus et mieux consommée entre l’homme et la nature . Alors que, précisément, l’apparition des cités-États est contemporaine de la révolution néolithique, nous n’avons pas progressé dans la compréhension de ce surplace théorique, “qualitatif ”. Il a en effet suffi d’une extension quantitative pour nous satisfaire d’une perspective mensongère : des cités-États toujours plus puissantes et toujours plus d’êtres humains comme base du Progrès. Car la seule logique qui a guidé l’humanité tout au long de cette histoire fut l’extension quantitative et l’expansion planétaire d’un unique modèle, le “ Progrès ”.
Même durant le XIXe siècle, période de floraison des nations, les villes ont continué d’aspirer les forces des campagnes. Et lorsque le dénouement advint, c’est-à-dire lorsque les nations européennes s’affrontèrent, durant la Grande Guerre, on envoya surtout des paysans pour servir de chair à canon en première ligne. Les ingénieurs des villes plaçaient les canons, les fantassins des campagnes couraient au-devant de “ l’ennemi ” pour se faire faucher comme les blés en été. Tous concoururent avec bravoure et entrain à l’application grandeur nature de la conception théorique du nationalisme, citadins comme paysans. Mais seuls les États en tirèrent parti, et ils continuèrent de s’incarner d’abord et avant tout dans les villes. Seules les villes signifiaient le progrès et la modernité, les campagnes restant invariablement synonymes de réflexes archaïques et réactionnaires. Il n’y a pas une idéologie précise de la ville en tant que telle, de la ville qui serait l’instrument du pouvoir, mais c’est la ville seule qui incarne l’idéal vers lequel devraient tendre les ruraux. La ville, et désormais les mégapoles, ou, plus précisément, le réseau mondial de mégapoles.

Les villes encerclées par les campagnes ?

Certains ont voulu exprimer ce rapport conflictuel villes-campagnes comme une guerre authentique. Mais les choses ne sont pas manichéennes, et le retournement peut être spectaculaire. Le cas de la Chine est éclairant : alors que Mao voulait “ l’encerclement des villes par les campagnes ”, ce sont de nos jours – et déjà sous Mao – les villes chinoises qui assoient leur pouvoir sur leurs campagnes. Un vice-ministre de la Construction de la République populaire de Chine écrit ainsi, dans Habitat Debate, que, de 1978 à 2003, le nombre de ruraux pauvres a chuté de 250 à 30 millions. Il s’agit en réalité d’un tour de passe-passe statistique puisque les Chinois ont transféré d’un coup de baguette magique 220 millions de personnes qui vivaient à la campagne avec moins de 1 dollar par jour dans la catégorie, bien plus aisée nous n’en doutons pas, des citadins dépensant entre 1 et 2 dollars par jour. Le même vice-ministre ne voit pas d’autre solution que d’attirer les pauvres ruraux vers la ville. Il indique ainsi que les entreprises urbaines ont été “ vigoureusement développées, et ont absorbé 120 millions de travailleurs ruraux qui n’étaient pas engagés dans la production agricole ”. On suppose que ces ruraux font désormais partie des 220 millions de pauvres devenus presque riches, mais alors cela signifie que 100 millions se sont perdus en route ou dans les méandres statistiques. On s’inquiète d’autant plus pour eux que, toujours selon le vice-ministre, “ la population rurale a été transférée dans les cités et les villes selon des modes organisés ”. Sans aucune précision supplémentaire. Ainsi, on est tout à fait dans la vision du monde décrite plus haut : on a un modèle, qui postule la supériorité intellectuelle, sanitaire, industrielle et autre de la ville sur la campagne, et on s’y conforme, en niant purement et simplement les problèmes annexes : le dépeuplement des campagnes et la croissance des zones “ informelles ” autour des villes. C’est-à-dire la croissance des bidonvilles et l’explosion de la précarité dans toute la Chine. Telle est la réalité crue et nue de la Chine contemporaine, qui ne provoque pourtant guère de remous grâce à une véritable gestion du troupeau humain, comme le montre ce vice-ministre. Le cheptel humain est déplacé en fonction des pâturages industriels disponibles, il n’a le droit de se reproduire qu’en fonction des prévisions et des nécessités définies par l’État, et il ne doit pas meugler, surtout pas.

Contrôler le niveau de stress des populations

Les Chinois sont à coup sûr passés maîtres dans la gestion des ressources humaines. Mais les autres pays ne sont pas en reste. Dans les bidonvilles d’Inde, le problème se pose en des termes sensiblement différents puisque le gouvernement n’a ni les moyens ni sans doute l’intention de forcer des populations à abandonner la campagne pour la ville (du moins à de tels niveaux de transfert forcé, le cas d’un barrage comme celui sur la Narmada étant quasi anecdotique par rapport aux déplacements forcés de population en Chine). Ainsi, la question est en Inde d’éviter une révolte des habitants des bidonvilles, qui forment entre un tiers (Delhi ?) et la moitié (Bombay, Calcutta ? les chiffres sont imprécis) de la population urbaine des mégapoles de ce pays. Des associations d’habitants des bidonvilles, dont le dévouement des membres est par ailleurs indéniable, se trouvent contraintes de travailler à la pérennisation des bidonvilles. En effet, la corruption très importante qui règne en Inde (comme dans la plupart des pays du Sud) et l’incompétence aboutissent à ce que les crédits destinés à l’amélioration des bidonvilles ou au relogement de leurs habitants sont détournés ou mal utilisés. Les associations d’habitants des bidonvilles (comme Mahila Milan, “ femmes ensemble ” en hindi, Mahila Chetna, “ l’éveil des femmes ”, ou la NSDF, association nationale des habitants de bidonvilles) s’unissent à des organisations non gouvernementales (INDCARE, ou SPARC, Society for the Promotion of Area Resource Centres) pour participer à la mise en œuvre des plans gouvernementaux. Les budgets alloués par le gouvernement sont ainsi à coup sûr mieux utilisés, et les habitants ont pris une part active et sans aucun doute efficace à l’amélioration de leurs conditions de vie. En l’occurrence, depuis les années 1990, l’effort porte surtout et presque uniquement sur les systèmes d’adduction d’eau courante et d’évacuation des eaux usées. Un programme minimum, donc. Mais d’un autre côté, ces associations entérinent l’incapacité de l’État – ou plus largement encore de la société, du Système – à leur offrir des conditions de logement tout à fait correctes.

Il ne s’agit pas ici de prôner la stratégie du pire, qui est erronée comme nous le savons au moins depuis la fin des régimes nazi et stalinien. Le pire n’engendre pas la révolution. Mais dans le cas des bidonvilles, leur croissance rapide rend a priori impensable toute solution globale, et il faudrait donc laisser perdurer cette situation en se contentant d’en améliorer les problèmes les plus criants, comme la question des eaux et des toilettes.
Pour compliquer encore le problème, il faut mettre en évidence l’utilité réelle des associations dont il vient d’être question. Car, sans leur action, il est possible que la stratégie du pire, précisément, serve les groupuscules intégristes et millénaristes, chrétiens, musulmans ou autres. En effet, les sectes religieuses protestantes nord-américaines ont déjà très largement contribué à la défaite des guérillas d’Amérique latine et de la théologie de la libération dans les années 1970-1990. En prônant la passivité devant le sort que dieu réserve aux pauvres (“ Si vous êtes pauvres, c’est parce que dieu veut que vous expiiez vos fautes ”), ces sectes ont porté des coups décisifs aux mouvements sociaux et aux groupes révolutionnaires latino-américains. Le même risque existe dans les autres continents, et notamment dans toutes les zones où l’islam et le christianisme sont déjà très présents, comme l’Afrique, le Pakistan, le Bangladesh…
Un État mondial se dessine donc, sous nos yeux. Ce n’est pas une prophétie, c’est une constatation : un réseau de villes tentaculaires et aspirantes, non pas monolithiques, mais elles-mêmes gangrenées de bidonvilles immenses et en extension. Dans ce magma humain, la lutte est pour l’instant contrôlée par des groupuscules sectaires de type religieux (intégristes chrétiens-pentecôtistes, musulmans, juifs, hindouistes et autres) qui propagent le message d’une attente d’un monde meilleur dans l’au-delà. Le messianisme communiste, qui postule en gros un monde meilleur ici-bas, est inopérant parce que les communistes de toutes sortes, y compris anarchistes, n’ont pas mené à fond la critique du Progrès, de la Science, de l’État et du Travail, toutes choses dont il faut nous débarrasser sous peine de repartir sur le même chemin : si l’on veut le Progrès, si l’on veut la Science, si nous voulons connaître la vitesse d’expansion de l’univers et décrypter l’intégralité du génome humain, si nous pensons que par le travail nous allons modeler la nature, alors nous aurons besoin de l’État et des idéologies qui justifieront les “ dégâts collatéraux ”. Mais nous finirons par détruire la planète…
La croyance au Progrès entraîne à tout coup l’émergence d’un modèle – c’est même la définition du progrès de l’humanité : converger vers un modèle supérieur. Le Progrès, ce n’est rien d’autre, seule la définition du mot “ supérieur ” varie, mais tous, communistes autoritaires, libéraux et néolibéraux, ont un modèle, qu’ils croient supérieur, et sur la voie duquel ils veulent nous entraîner. Aujourd’hui, sur la voie qui mène au modèle dominant et unique, celui de la société hyperindustrialisée, avec ses mégapoles, avec des humains reliés en réseaux mais désormais incapables de communiquer entre eux physiquement, certains sont plus avancés que d’autres. Et puisque la réalisation du paradis sur terre devient de plus en plus improbable, la solution proposée est d’écarter du revers de la main ceux qui sont le plus attardés sur la voie du Progrès.
Sous le joug démocrate, la vie humaine n’est pas cotée de la même façon à Wall Street et dans les slums de Calcutta. Et l’écart se creuse.
Philippe Godard


ALTERMONDIALISATION: LE DÉVELOPPEMENT A-T-IL UN AVENIR ?


Avec ce livre(1) , le conseil scientifique d’ATTAC mélange culture altermondialiste et discours économique de gauche , comme pour ramener la clientèle des forums sociaux au bercail électoral. Nos experts prennent aussi leurs distances avec les “anti-post-développementistes”, qui veulent rompre avec la croissance, le Progrès et autres dogmes occidentaux…


UN BILAN NÉCESSAIRE
Les premiers chapitres du livre dressent un bilan utile de la situation de la planète ; sur six milliards d’êtres humains, 20 % brûlent 80 % des ressources et marchandises disponibles. Face à la dégradation rapide, et sans appel, de la situation humaine et écologique, les pouvoirs actuels maintiennent le cap .
Le livre questionne donc les indicateurs officiels, censés décrire l’évolution économique. Les PIB, PIN, Mesure du bien-être économique, Indice de santé sociale, RBE, et autres RESE sont autant de modes de calcul de la richesse moyenne des habitantes d’un pays. Ces calculs intègrent, ou non, certaines données. Ils permettent d’affirmer scientifiquement tout et son contraire. En effet, même la destruction d’infrastructures utiles aux populations peut se traduire financièrement en activité économique et autres indicateurs de développement. Il faut donc revenir aux sources de la théorie économique : les valeurs d’usage et d’échange.
ARISTOTE À LA RESCOUSSE !
La théorie marxiste, trop compromise par le totalitarisme, reçoit l’absolution d’un précurseur inattendu : Aristote ! Le premier à avoir différencié ces deux caractéristiques d’un même objet, l’usage et l’échange ?! Avec un tel ancêtre nos experts peuvent alors remettre leurs pas dans des traces connues, sans craindre un quelconque flirt avec des perspectives dictatoriales...
Ensuite, le livre aborde la politique macro-économique, appliquée à l’échelle mondiale par les FMI, BM, OCDE, et autres OMC, instruments de libéralisation de l’économie, depuis une trentaine d’années. La bonne gouvernance, cette « nouveauté » du capitalisme, légitime des initiatives de résistance comme ATTAC, pour injecter de l’éthique dans cette sphère si délétère… Car nos experts ne sont pas dupes des manœuvres capitalistes.
Pour eux, l’intégration des ONGs (2) à la gouvernance ne vise pas à combattre la corruption, mais bien plutôt à optimiser la circulation des informations sur les marchés - pour aider les “agents” à agir et prévoir rationnellement – ou bien intégrer les pratiques sociales nouvelles et l’auto organisation populaire - pour les récupérer, les contrôler, les canaliser.
Le danger ne viendrait pas des ONGs en elles-mêmes, mais du mauvais usage qui en est fait éventuellement. Un esprit malin remarquerait que la fonction proclamée d’ATTAC ressemble à s’y méprendre à ce détournement du rôle des ONGs opéré par le capital : introduire de l’huile dans les rouages (en taxant la spéculation) pour réduire les excès de la financiarisation de l’économie. Mais nous ne saurons pas si le Conseil Scientifique d’ATTAC a poussé jusque-là son introspection.

UN PROJET SOCIAL DÉMOCRATE REVU À MINIMA
Tout en insistant sur la question centrale de valeur d’usage et/ou valeur d’échange, le livre avance une vision économique classique de cogestion capitaliste, dosée d’écologie vues les limites de la planète, de critiques de l’activité industrielle et du Progrés, sans toutefois avancer une seule fois le mot de rupture ou l’idée de révolution, fut-elle de velours, orange, ou de roses… Des propositions sont mises en avant : fisc mondial pour taxer les multinationales (3), gratuité de certains biens publics, avec des propositions déjà connues comme l’annulation de la dette des pays pauvres, le développement et la défense des services publics, de la protection sociale, le refus de privatisation de biens collectifs comme l’eau, l’air, les plantes ou les connaissances. Même si l’Etat n’est pas évoqué une seule fois comme acteur central de toutes les mesures prônées tout au long du livre, nos experts y font référence explicitement mais se gardent bien d’en préciser le rôle. A défaut d’autres intervenants, c’est pourtant bien à lui que nos experts confieraient les réformes urgentes à apporter.
En passant, il s’agit de taper fort sur les « anti-post-développementistes » (4) (sic !).
Un curieux schéma (p. 154) explique les différentes approches du développement sous forme d’un cercle composées de sept bulles contenant les propositions résumées de chaque courant. Illustrant l’adage fameux des extrêmes qui se rejoignent , sont placés sur la droite, en voisins directs sinon en cousins, l’ultralibéralisme (le marché contre le développement, proprement horrifique) et le refus du développement(5) . En haut en position dominante, le libéralisme, seule voie du développement. Sur la gauche, humanistes, développementistes, tiers-mondistes. En bas à l’opposé du libéralisme, le développement déconnecté de la croissance non illimitée dans le temps (sic). Ce courant, où se retrouvent nos experts, propose un développement qualitatif et quantitatif pour toutes les populations dont les besoins essentiels ne sont pas satisfaits. Pour les autres, une décélération de la croissance, puis un recul des productions prédatrices et une répartition juste des richesses et des gains de productivité. Le social et l’écologie servent de garde-fous pour cette “occidental way of life”.

POINT DE SALUT, HORS DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE
Plus loin, le chapitre Ouvrir le débat concède aux « anti-post-développementistes » un point positif. Pour ces derniers, le développement économique, considéré comme la forme prise par la domination économique, politique et surtout culturelle de l’Occident sur le reste du monde, a permis d’imposer l’unique vision possible de l’avenir. Ainsi le développement, simple augmentation perpétuelle des richesses matérielles, peut s’imposer avec l’acquiescement des opprimé-e-s. Il conviendrait donc de stopper toute croissance et autres développements.
Bien sûr, les profs d’économie et universitaires d’ATTAC refusent cette hérésie pour deux raisons principalement.
Premièrement cette position « anti-post-développement » est malvenue face à l’universalité des droits humains (ceux appliqués par les occidentaux…) ; elle risquerait d’entraîner la fétichisation de pratiques traditionnelles, comme… l’excision par exemple -p.175-. En résumé, pour faire disparaître des pratiques mutilantes d’intégration communautaire, il faut une politique ambitieuse et égalitaire de santé publique, d’éducation, de développement, pour donner la possibilité aux individus de s’émanciper de la tradition, de choisir sa vie, donc sans ressentir les condamnations morales/pénales par les autorités – de culture extérieure- comme européocentristes, incompréhensibles, donc inefficaces.
Pour nos experts, il n’y a quand même rien de mieux que les moeurs occidentales, quitte à les imposer - p.176- par la loi ( on pense à l’interdiction du foulard dans les écoles …). En plein 60ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, symbole du raffinement et du niveau civilisationnel européen s’il en fût, nos experts d’ATTAC s’instaurent cyniquement bienfaiteurs et bienfaitrices des populations mondiales via la diffusion de notre culture. A croire qu’ils vivent encore au début du XXème siècle!
Condamner les pratiques communautaires des pays les plus pauvres, en choisissant d’en citer une des plus cruelles, est pour le moins malhonnête; nos économistes d’ATTAC auraient-ils pris l’habitude, à force de gérer indices et statistiques frelatées, de raisonner par approximation ou de ne garder que ce qui va dans leur sens? Ou bien ne serait-ce pas plutôt des réflexes de blancs, persuadés d’être l’élite mondiale de la pensée, qui savent que leur auditoire, essentiellement issu des classes moyennes françaises, prendra pour argent comptant l’excision comme une bonne illustration des pratiques communautaires des pays les moins industrialisés. La France, patrie des droits de l’Homme, phare civilisateur, les Algériens, Vietnamiens et autres Tutsis savent ce qu’il en est.
L’ÉCONOMIE, UNE CHASSE GARDÉE
Le second reproche fait aux « anti-post-développementistes » serait de magnifier le système de la débrouille dans l’économie informelle sans voir que celle-ci ne vit qu’aux marges de l’économie officielle…/… Le politique et le social ne sont pas pensés comme des enjeux entre les classes sociales-P.178-. Bref, la sortie du développement est définie comme une sortie de l’économie, celle-ci ne pouvant être différente de ce qu’elle est…/…(pour les anti-post-développementistes) La chose économique n’existe que dans l’imaginaire occidental qui l’a créé récemment. Pour les experts d’ATTAC, au contraire, l’économie critiquée ici n’est qu’une économie : l’économie capitaliste, rattachée aux rapports de domination qui caractérisent la société actuelle. Pourquoi pas !?
Mais il est curieux de dénoncer l’économie informelle comme inconsistante ; c’est pourtant bien là que se réalisent certains des plus juteux bénéfices… Bouygues réalise ses grands chantiers avec une cascade de sous-traitants, qui au bout du compte utilisent des clandestins… L’économie italienne dans les années 80s réalisait près de la moitié de son activité par le travail non déclaré ; les petits entrepreneurs lombards, vantés comme l’Exemple du dynamisme industriel innovant et de la rentabilité, emploient une main-d’œuvre très souple… Le secteur du prêt à porter parisien n’est pas en reste. Et l’économie de la drogue ou des armes joue à la même échelle que l’économie officielle de l’automobile ou des services…
De même, reprocher aux « anti-post » de ne pas penser la politique et le social comme des enjeux entre les classes sociales, sonne comme la déception de voir aborder la question sociale sans passer par le jeu traditionnel patronat-syndicats-Etat. Pourtant les partis de gauche et les confédérations syndicales ne résistent guère au démantèlement successif des « acquis » sociaux : la Sécu suivra les retraites. Parce que les forces qui avaient conquis ces acquis ont été digérées par l’institutionnalisation de ces mêmes partis et syndicats… Aussi, de la part de professeurs d’universités et d’économistes distingués - membres du conseil scientifique d’ATTAC - il est logique de dénoncer l’activité autonome à la base : il en va des intérêts de la classe de l’encadrement, entre capital et travail ! De leur classe !
Enfin considérer l’économie comme partie intégrante de l’imaginaire occidental n’est pas faux si l’on ne considère plus les individus non pas comme des producteurs, ou des consommateurs, ou des usagers, mais comme des acteurs à part entière qui franchissent le pas du refus du conformisme social. Après tout, l’ESB et la vache folle ont démontré comment un secteur de production comme l’élevage, nécessitant des investissements sur le long terme, a pu être secoué en quelques mois par des consommateurs refusant de cautionner la chaîne sanitaire de spécialistes et de professionnels chargés de les rassurer. Imaginaires aussi, les besoins collectifs qui justifient les investissements lourds comme voies de communication, programme électro-nucléaire et autres grandes infrastructures. Même si les effets et les bénéfices financiers sont bien concrets… Tout ce système, auquel nous collaborons, tous et toutes peu ou prou, ne se légitime que sur la base de statistiques bidonnées et de préjugés idéologiques martelés sans cesse. Oser le rappeler s’apparente à une hérésie, alors que l’économisme règne sans partage ! D’ailleurs même nos experts d’ATTAC le reconnaissent d’une certaine façon(6), plus loin –p.210- en abordant l’aspect « des besoins ». Pour les capitalistes, il était essentiel de transformer les désirs en besoins , puis en marché.

LE DÉVELOPPEMENT, NI BON, NI MAUVAIS
Pour le conseil scientifique d’ATTAC, le développement est ce qu’on en fait. Face au développement actuel totalement disqualifié, il faut un redéveloppement redéfini sur trois points (p.205).
« Premièrement, priorité donnée aux besoins essentiels et au respect des droits universels indivisibles » : on se demande bien qui fixera quoi, pour qui, en repassant notamment dans le domaine public tous les secteurs achetés par les trusts et autres fonds de pension....
« Deuxièmement, décélération progressive et raisonnée de la croissance matérielle, sous conditions sociales précises, pour ensuite une décroissance de toutes les formes de production dévastatrices et prédatrices ». Là aussi, la loi d’airain de l’économie et du marché devrait plier devant une volonté digne d’un plan quinquennal soviétique, doublé d’une tchéka aux ordres!
« Troisièmement une nouvelle conception de la richesse réhabilitant la valeur d’usage en lieu et place de la marchandisation capitaliste ». Il s’agit bien d’instaurer un nouvel imaginaire, à l’opposé du consumérisme actuel, il n’y a pas de doute.

EN GUISE DE CONCLUSION
Nos experts reconnaissent que leurs propositions ressemblent… à une redéfinition des utopies socialiste et communiste…/… avant que le XXème siècle ne les anéantissent. L’Histoire étant passée par là, nous n’avons plus les mots pour le dire (p.239)… Quel sens de la formule ! Et surtout l’amnésie guette nos experts, car loin d’eux toute idée de révolution. Au contraire, il faut étendre les pratiques de démocratie participative et paritaire dans la gestion des collectivités locales, renforcer les droits et les organes de contrôle dans les entreprises et l’ensemble de la vie socialel’autogestion, la capacité des travailleurs et des citoyens à prendre leur avenir en mains (sic). En clair collaborons avec toutes les instances de pouvoir et d’aliènation existantes. Aujourd’hui, même la CFDT n’affirme cette ligne de collaboration que discrètement…
Les propositions du conseil scientifique d’ATTAC seraient le produit d’une réflexion, pour ouvrir le débat sur le développement. En fait elles sont dans la pure logique du projet de taxe Tobin, à l’origine de la création d’ATTAC(7) : taxer les capitaux spéculatifs pour tenter de canaliser les excès du système. Ce livre résume en fait une stratégie social-démocrate de développement, revue à la baisse : « Refonder la démocratie contre…/… les lobbies financiers, ou pire, parfois la force militaire. » Il n’est même pas question dans un avenir lointain d’abolition de l’Etat et de la propriété privée des moyens de production… Les composantes altermondialistes les plus radicales, opposées au développement, sont condamnées comme irréalistes, inaptes à changer quoique ce soit et maintiendraient par une logique induite la tradition la plus aliénée…
En résumé, ce programme politique écrit par des universitaires et des économistes s’adresse aux classes de l’encadrement, inquiètes de voir leurs privilèges remis en cause à la fois par l’intensification de l’exploitation et par le désarroi des forces sociales traditionnelles de gauche qui maintenaient un certain statu-quo. L’écologie est simplement évoquée comme une contrainte due à la finitude de la planète, mais n’impliquant aucune mesure immédiate de changement radical de fonctionnement social.
Gérald - Nantes le 25/01/05

1) Le développement a-t-il un avenir ?- Mille et une nuits – aout 2004 – 250 p.
2) ONG: organisations non gouvernementales, dites de la société civile , mais de fait miroirs des classes moyennes. Certaines ont des budgets comparables en importance à ceux d’Etats africains… Et elles pèsent dans le jeu géopolitique mondial depuis longtemps.
3) Avec des super-inspecteurs des impôts, dotés de super-pouvoirs ?!
4) Le terme anglais anti-globalisation s’était transformé en anti-mondialisation français, finalement remplacé par altermondialisation ; définir les opposants au développement et à la croissance par un terme aussi ridicule qu’« anti-post-machin » vise clairement à plomber ce courant par sa seule désignation… Et communiquer, ATTAC sait le faire !
5) Deux références sont livrées en pâture : Serge Latouche (Faut-il refuser le développement ?) et François Partant (La ligne d’horizon : essai sur l’après-développement). Le plus malhonnête de la part de nos experts économiques est de passer sous silence la place de l’Etat , que ces deux propositions préconisent ; pour l’ultralibéralisme, l’Etat est essentiel en assumant les fonctions régaliennes non rentables : police, défense du marché,… Au contraire les propositions contre le développement et la croissance sont pour un démantèlement de l’Etat dont les fonctions sont attribuées aux communautés. On se demande par quelle approximation, ce conseil scientifique peut rapprocher deux perspectives aussi éloignées.
6) Pour E. Barneys, neveu de Freud, la publicité dés 1920 devait transmettre « un message qui transforme les produits, même les plus triviaux, en vecteurs d’un sens symbolique ».- p.210-
7) L’OCL a publié un quatre pages analysant la stratégie et les positions d’ATTAC lors de sa création. Ce quatre pages est disponible sur simple demande par lettre à l’adresse suivante : Clé des champs – BP 20912 – 44009 –Nantes cedex 01.



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