Courant alternatif no 156 février 2006

SOMMAIRE
Edito p. 3
SOCIAL
La politique sociale á la bretonne p. 4
A propos de la "véritable scission dans AC!" p. 5
EDUCATION
La demolition du principe et de l'objectif d'une école pour tous p. 7
IMMIGRATION
Histoire du Comité Anti-Expulsion Ile-de-France p.10
REPRESSION
La biométrie, entre répression et propagande p.14
RUBRIQUE BIG BROTHER p.17
MEMOIRE
Colonialisme: un bilan trés positif pour l'impérialisme français p. 17
SANS-FRONTIERE
Australie: retour sur une révolte p. 19
Palestine: Napoléon made in Israel p. 22
QUI SOMMES-NOUS ?

EDITO

ÉVITER LE RECUL DE LA COMBATIVITÉ COLLECTIVE
Les Agences Nationales Pour l’Emploi flambent aujourd’hui comme les paillotes corses sous le préfet Bonnet, ou les voitures des cités à l’Automne (ou les centres de rétention en Australie en 2002 : Retour sur une révolte p.20) . Tout le monde ou presque s’y attendait. Et le feu sera utilisé pour d’autres causes – prisons, usines, administrations - n’en doutons pas, vu le blocage total imposé par le pouvoir à la société (cf le social à la bretonne p.4)...

Les flics interdisent toute occupation collective des ANPE, ASSEDIC et autres lieux publics représentant la gestion concrète du chômage en cognant et inculpant tout protestataire. « Il faut donc passer à d’autres moyens que la manifestation traîne-savates… ou l’immolation par le feu », geste tenté par un chômeur bordelais le mois dernier. Ce message adressé par le gouvernement Villepin aux déconstructeurs énervés (appelons-les ainsi pour le moment !) est manifestement reçu cinq sur cinq : cinq ANPE et une ASSEDIC incendiées et six tentatives reconnues. Voici un bel exemple de communication politique, et nous remercions Galouzeau de Villepin pour sa franchise !

Mais malheur aux imprudents qui s’expriment sur ce thème dans un espace de « liberté » comme Internet ; l’agent CGT de l’ANPE Saint-Nazaire qui appelait à brûler son agence par dérision, se retrouve en garde à vue ! Nous encourageons bien sûr les internautes citoyen-ne-s à appeler à l’incendie généralisé, histoire de rééditer sur le Net les opérations « Faucheurs d’OGM » d’auto dénonciation : au vu de l’activité policière actuelle, les fichiers préfectoraux vont ressembler à des listes électorales!!!

La répression actuelle est sans faille pour les isolé-e-s et les désarmé-e-s. À l’image de Sarkozy doux avec les forts et dur avec les faibles, le pouvoir piétine allègrement les individus (cf la mobilisation pour les prisonniers d’Action Directe p. ???). Mais il se retient quand il y a du répondant : les dockers européens, qui ont allumé soixante-trois flics à la manifestation de Strasbourg le 16 janvier dernier ont obtenu finalement le recul du parlement européen sur la déréglementation du travail portuaire – même si les témoignages des manifestant-e-s indiquent que les dockers arrêtés l’ont été avant les affrontements, à la descente des bus ou sur le parcours, comme par intimidation…-. Autre exemple, le détournement du Pascal Paoli lors du conflit de la SNCM fut un remarquable exemple de l’adaptation de la répression : au début, il s’agissait d’un « acte de piraterie passible de dix ans de prison » ; face au blocus des ports corses, les derniers emprisonnés du STC sont finalement ressortis, inculpés mais libres !
Comme dans le monde économique, il n’y a plus de position acquise définitivement…

Le pouvoir veut soupeser la force de frappe effective qui se dresse devant lui, puis relâche momentanément son intransigeance selon les cas. Quitte à se déjuger (comme sur le colonialisme p.17) et passer pour une ganache ridicule.

Cette répression entretient la peur et l’insécurité, mettant sous pression celles et ceux qui luttent. L’Etat exhibe sa présence et sa force, fait des exemples sur des individus isolés avec des sanctions financières et pénales, pour imposer la norme capitaliste dans les esprits et développer des logiques individualistes (la réforme de l’apprentissage à 14 ans est éclairante de cette idéologie omni-présente p.7). Les médias donnent à ce jeu étatique une visibilité essentielle, doublée d’une grande souplesse d’exécution (voir la canonisation de Sharon, homme de paix ! p.22). Certaines luttes aux aspects spectaculaires sont mises sous le feu des flashs, caméras et micros. D’autres aussi importantes et très longues sont ignorées (comme dans l’usine Nestlé Saint-Menet prés de Marseille, où les salarié-e-s ont obtenu un accord substantiel au bout de deux ans face à une multinationale impitoyable). Ces mêmes médias coupent le robinet de l’information quand les risques d’extension se précisent : les émeutes des banlieues de novembre 2005 sont devenues invisibles au bout de trois semaines, tout comme en janvier 1998 les actions des collectifs de chômeurs, généralisées un peu partout mais n’ayant plus aucun écho. Cette dépendance des luttes envers les médias officiels pousse les actrices et acteurs à les « mettre en scène » pour leur donner du sens et être reconnus ; aujourd’hui, cet aspect des luttes marche de moins en moins s’il n’y a pas de coût économique ou de conséquence politique directs pour les pouvoirs confrontés aux revendications. Le charisme et la popularité de Bové ne l’ont pas empêché d’aller en prison et le citoyennisme altermondialiste façon ATTAC - Greenpeace se retrouve nu face à la brutalité réactualisée du pouvoir (voir notre rubrique mensuelle Big Brother p.15).

La répression sur les luttes amène des réponses multiples, sinon opposées. Il y a un repli majoritaire, une absence de luttes (voir un bilan du Comité Anti Expulsions parisien p.11), ou du moins une grande frilosité avec le choix de formes d’action étroitement légalistes. Mais aussi l’émergence de luttes en petits commandos, à visage découvert, avec quelques militants qui se “sacrifient” pour la cause (actions de désobéissance civile ou de sabotage au Pays Basque, comme le fameux barrage d’Itoïz), ou bien carrément à couvert type guérilla urbaine.

Le recul de la combativité collective et son inefficacité peuvent être évités, et la tendance inversée, en s’organisant ; L’importance vitale de l’organisation, pour améliorer le rapport de forces et la solidarité, revient au premier plan, pour disposer de réseaux autonomes des pouvoirs, pour analyser et réfléchir collectivement sans état-majors auto désignés (ou martyrs exemplaires allant au casse-pipe avec leçons de morale à la clé). L’autonomie de la diffusion de l’information est aussi une donnée déterminante pour reconstruire cette résistance et l’offensive nécessaire que le pouvoir nous impose de façon plus pressante de jour en jour.

Nantes le 31 /01/06

COURRIER: Á PROPOS DE "LA VÉRITABLE SCISSION DANS AC!" (cf précédent CA en ligne)

salut,
ayant quitté l'engagement concret à AC (collectif du Rhône) pour des raisons de divergences personnelles (un peu) et des raison politiques (beaucoup), ceci un peu avant la "scission" je n'avais plus pris la peine de me renseigner sur le fond des difficultés que j'ai toujours connues à AC (je participais aux assises).
La vision que donne l'article est peu lénifiante de mon point de vue, pour avoir passé quelque temps à Paris et vu le mode de fonctionnement des deux camps "scissionnistes", je ne conclurais pas de la même façon.
Quant aux questions de vote, il est intéressant de constater qu'à propos de la prise de position par rapport à la constitution, il manque quelques éléments un peu plus réels, les voici.

Lors de ces assises, après un (trop) long moment pour savoir si AC ! devait faire campagne ou non, appeler à voter quelque chose, le consensus ne pouvant pas se faire, il y eut autant de membres du courant "centralisme démocratique" (je reprends ce terme à volonté stigmatisante de l'article) que le "vrai rézo" qui demandèrent un vote, tant le consensus avait du mal à arriver ; or, il avait été proposé que chaque individu de chaque collectif prenne sur lui de faire ce qu'il entendait en fonction de ses opinions, propositions étant peu entendues de quelque camp que ce soit... Je ne suis pas sûr que tirer des conclusions sur les "collusions" que semble vouloir faire apparaître l'article entre des membres d'AC et les "Copernic" ou autres soient vraiment l'élément essentiel à retenir.
Mais effectivement si le but du jeu est de laisser sous-entendre que tout ce qui peut sembler un peu plus académique (j'en conviens tout à fait) pourrit toute action, c'est réussi - mais il n'est pas certain que cela soit forcément la réalité.

Quand à l'action réelle de ceux qui auraient été expulsés sur le terrain, rien n'empêche de vérifier sur le terrain ; si réussir à faire réintégrer 2 chômeurs radiés par des gesticulations intempestives est toujours bien pour ces 2 chômeurs, il reste que sur le territoire nationale il y a en moyenne plus de 150 000 radiations (donc un goutte d'eau dans l'océan : 2 sur 150 000) ; croire que c'est bien et une réussite reste tout de même un peu de l'autosatisfaction, voire de l'autisme, les radiations massives s'arrêteront peut-être massivement quand les règles seront changées... il semble peu probable de changer les règles à partir du local et surtout pas d'un quelconque camps scissionniste...

Quant à "derrière cet antagonisme il y a deux conceptions radicalement différentes de l'organisation" me paraît plutôt, au mieux une affirmation gratuite, au pire une prise de position pour l'un des 2 camps, ou enfin entre les deux un avis mal renseigné par absence de participation à AC ! ou sur le terrain. Nul ne sait quoi inventer pour remplacer l'obligation de travailler dans une économie qui progresse en détruisant les emplois et du même coup la société.
François Menduni
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Réponse : Mise au point
François Menduni pointe des désaccords qu'il a avec mon article paru dans le dernier CA.
D'abord à travers l'emploi de guillemets, il semble contester le terme de scission pour rendre compte de ce qui vient de se passer dans AC! Pourtant en s'appuyant sur la définition qu'en donne le Robert, "action, fait de se scinder, division, partage", l'emploi de ce terme me semble pertinent pour décrire la situation. Il y a à présent au moins deux entités qui ne communiquent plus, ne font plus rien ensemble.
Ce qui m'amène à réaffirmer qu'il y a bien d'un côté, un réseau de collectifs, peut-être pas très nombreux (une dizaine) mais réellement existant, c'est à dire ayant chacun des pratiques identifiées, produisant des analyses et réalisant un journal en commun dont le deuxième numéro vient de sortir . Ce réseau a certainement sa fragilité, ses faiblesses, mais il existe malgré tout. De l'autre j'aurais envie d'écrire qu'on a une poignée de bureaucrates mais pour être plus soft, disons qu'on a un certain nombre de militants qui ont fait d'autres choix stratégiques dont peut-être celui de la clandestinité puisque plus personne ne les voit, à part les médias où ils peuvent intervenir occasionnellement, allant même jusqu'à récupérer ce que font des collectifs du réseau précédemment cité. Sinon l'opacité reste leur règle de fonctionnement. La scission les arrange bien puisque leur secrétariat n'a plus de compte à rendre. Ils peuvent enfin participer librement à toutes les réunions unitaires qu'ils veulent et signer tous les appels qui vont avec. Ils peuvent se donner l'illusion d'exister en vivant intensément cette situation idéale de gouvernance qui est de gouverner sans avoir personne à gouverner, situation plus proche d'un jeu de rôle que du mouvement réel.

Ce qui n'est pas sans rappeler cette fiction du printemps dernier, autoproclamée "Forum des luttes sociales" qui prétendait réaliser "la convergence des luttes" et qui réunissait en fait un cartel de représentants autoproclamés du "mouvement social", dont le permanent d'AC!, par ailleurs membre de la Fondation Copernic. J'appuie cette affirmation sur l'expérience des marcheurs de Montluçon qui ont marché pendant trois semaines de Montluçon à Paris, qui ont souvent été accueillis par des militants d'associations ou de syndicats, soit-disant participants au FLS, et qui en ignoraient l'existence. Illusion de puissance ? Tentative de donner un contenu à une recomposition politique possible, sur fond de référendum ? Mais sans doute et surtout, une puissance de l'illusion.

Cette scission d'AC! n'est pas binaire. Entre les deux pôles que je mentionne, il y a des collectifs qui ne se sont pas positionnés et qui continuent leur activité locale. C'est sans doute le pôle le plus important, mais il n'est ni visible, ni homogène. Ajoutons aussi que seul le réseau des collectifs ayant signé le texte "Ensemble" entretient le site Internet et rend public ses activités contrairement aux deux autres pôles.
Derrière cette scission, il y a bien deux conceptions de l'organisation. L'une est horizontale et s'apparente à la figure du rhizome. Le secrétariat y a une fonction purement technique. L'autre a une conception plutôt verticale. Elle fonctionne à la représentation. Elle s'apparente à la figure de l'arbre avec un sommet et une base. Au nom de l'efficacité et de l'urgence, les décisions doivent être prises rapidement. D'où un secrétariat jouant un rôle politique important. C'est cette idée qui émerge de ce pitoyable texte qui a servi de base au putsch et intitulé "L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt".

Car il y a bien eu un putsch prémédité. J'appuie mon hypothèse sur le fait que le trésorier des Amis d'AC!, par ailleurs membre du Parti des Alternatifs (ex-Alternative Rouge et Verte, scorie du PSU et des Comités Juquin) avait bloqué l'accès au compte en banque au président, à son insu, AVANT les assises du Mont Dore qui ont renversé le dit président par un simulacre de démocratie .. On peut aussi ajouter qu'avant les Assises, des textes pertinents ont été proposés au débat mais n'ont pas été débattus.

Sinon je suis d'accord avec ce qu'écrit François Menduni sur le fait que l'autonomie avait été laissée à chaque collectif par rapport à une position pour le référendum du 29 mai, devant l'impossibilité d'arrêter une position commune. Ce qui n'a pas empêché le permanent de revenir à la charge lors d'une coordination et vouloir faire valider la signature d'un texte émanant de l'APEIS et appelant à voter Non. Et comme le dit permanent est aussi membre de la Fondation Copernic, bien mouillée dans la campagne pour le vote Non, on peut poser l'hypothèse d'une relation de cause à effet. Copernic œuvre à une recomposition de la gauche de la gauche. Son fondateur Jacques Kergoat avait été militant du PSU avant d'être à la LCR. Il était certainement dans un rêve de recomposition politique. Il poursuivait aussi le même objectif au niveau syndical dans le RESSY. Le président actuel, Yves Salesse est conseiller d'Etat. Il a été membre du cabinet de Gayssot, le ministre communiste des transports du gouvernement Jospin qui s'est illustré avec le vote de la Loi de Sécurité Quotidienne (LSQ) qui permet d'envoyer en prison ceux qui prennent le train sans payer. Dans la Fondation Copernic, on retrouve des Verts, des membres du PCF, de la LCR et du PS qui travaillent ensemble sur de grands sujets de société. On est vraiment dans un style d'architecture politique propice à une recomposition. C'est leur droit. C'est leur choix. C'est leur problème. Il n'y a aucun jugement dans mon propos. Le problème, c'est que ce genre de regroupement en amène certains à vouloir instrumentaliser des luttes pour les faire entrer dans leur cadre. C'est toute la question du débat sur d'une part l'autonomie du mouvement social, l'action directe et d'autre part la question du débouché politique, de la représentation, de faire entrer le multiple dans le Un. Là aussi, on peut émettre l'hypothèse que c'est bien un des ressorts de la scission d'AC! en particulier et sans doute d'autres mouvements, en général.
Christophe

Mesures scolaires contre les jeunes en difficultés:
LA DEMOLITION DU PRINCIPE ET DE L'OBJECTIF D'UNE ECOLE POUR TOUS.

Des émeutes de novembre 2005 qui ont secoué les zones urbaines les plus pauvres, le gouvernement a tiré des leçons qu’on pourrait juger paradoxales. Prenant prétexte de la révolte des jeunes des banlieues-ghettos, il applique à l’éducation une forme d’état d’urgence. Par « la fenêtre de tir » qu’a ouverte la crise des banlieues, le gouvernement mitraille les scolarisés en difficulté d’une pluie de mesures et d’effets d’annonces qui semblent au premier abord proclamés à la hâte. En apparence, cela ressemble à une série de diversions démagogiques pour ne pas traiter des vrais problèmes de la formation. En réalité, toutes les circulaires et tous les projets ministériels (et les ministres ont fondu en nombre sur l’école : Villepin, de Robien, Dutreil, Larcher, Sarkozy, Borloo) ont des caractéristiques communes et font système: ils sont fondamentalement idéologiques (politiques), et s’inscrivent dans le droit fil des mesures Ferry-Sarkozy-Fillon précédentes, contribuant à démolir le principe et l’objectif d’une école pour tous.

Une politique de discrimination et de renforcement des inégalités

Bien loin de chercher à remédier aux injustices d’un système scolaire de classe, il s’agit pour les gouvernants et les patrons de faire accepter comme légitimes, naturelles et inévitables les inégalités sociales provoquées par ce système économique et confortées, reproduites et aggravées par l’école. Une fois ce principe posé, il suffit, à moyens toujours moindres et à choix budgétaires de plus en plus à la baisse - diminution de 30% en moyenne des postes ouverts aux concours d’enseignement cette année (- 6050), poursuite de la suppression massive de postes dans l’enseignement secondaire (- 2083 postes à la rentrée 2006) -, de trier ce qui est jugé comme « le bon grain » de ce qui est présenté comme « l’ivraie ». Se mettent ainsi en place une politique sécuritaire et une logique d’individualisation des parcours qui entérine une vision des inégalités comme provenant de la responsabilité individuelle ou familiale.

Ainsi, à l’adresse des plus défavorisés, on agite le bâton et la menace.
On enfonce le clou des inégalités. Plutôt que d’interroger l’incapacité du collège à diversifier ses approches pédagogiques et d’éviter que des jeunes « décrochent », on projette d’évincer de l’éducation commune des enfants en difficultés, par la généralisation d’un apprentissage précoce, pour les externaliser aux patrons et pour les occuper à des tâches d’exécution (cf. ci-dessous).
Sous prétexte de plus grande efficacité, on revoit à la baisse le champ des zones d’éducation prioritaire (ZEP) : on décide de sortir plusieurs centaines d’établissements de ce dispositif pour concentrer les moyens (chaque année en forte baisse, 600 postes d’enseignants ayant été supprimés, par exemple, en 2004) sur un nombre réduit d’entre eux, qui seront étiquetés « ambition réussite ». Ce qui, en guise de « réorganisation et de relance » de l’éducation prioritaire, est en réalité un véritable plan de dynamitage de la politique ZEP. D’autant que les moyens supplémentaires auxquels les établissements de ces zones défavorisées peuvent prétendre sont déjà très modestes : un collégien de ZEP coûte à l’Etat moins cher qu’un lycéen et deux fois moins qu’un élève de classe préparatoire aux grandes écoles.
On continue de s’en prendre aux familles les plus en difficultés, stigmatisées comme incapables et indignes. Complétant la loi de 2004 qui sanctionne les parents « défaillants » (passibles d’une amende de 750 euros), on leur fera signer un « contrat de responsabilité parentale » (concernant l’absentéisme, le travail scolaire et le comportement de l’enfant), qui, s’il n’est pas respecté, peut déboucher sur la suspension provisoire du versement des prestations familiales, conservées sur un compte bloqué géré par le Conseil général. On remet ainsi en cause le fait que les allocations sont un droit, qu’elles sont versées pour compenser la charge que représente un enfant, et non pour jouer un rôle de sanction. Et on désigne à la collectivité les familles les plus pauvres, dont beaucoup dont d’origine immigrée, comme boucs émissaires possibles.
En guise de réponse aux dysfonctionnements et à l’indiscipline dans les établissements scolaires, on poursuit les obsessions répressives et sécuritaires émises par Sarkozy en 1998 et 2004. On encourage l’utilisation de portillons électroniques utilisant la biométrie et de caméras de surveillance. On pense à substituer aux personnels de l’éducation, dont les effectifs fondent d’année en année dans les établissements, des permanences de policiers ou de juges. On incite les enseignants à porter plainte contre les élèves (pas contre l’Education nationale !), et on leur distribue pour cela une circulaire-mode d’emploi.

Pour en finir avec « une période trop longue de laxisme, de laisser-faire, en oubliant les valeurs de la République », on annonce que la mise en place, prévue par la loi Fillon, d’une « note de vie scolaire », sanctionnant l’assiduité et le comportement de l’élève au brevet des collèges (session 2007), deviendra trimestrielle et s’étendra tout au long de la scolarité du collégien.
Le gouvernement met aussi sa patte idéologique dans les programmes scolaires. Bientôt, paraîtra le socle commun des connaissances, nouveau programme des classes de collège. En attendant, on a rendu (à nouveau) obligatoire l’apprentissage de la Marseillaise à l’école primaire. On falsifie l’histoire de la France colonialiste : un article de loi impose aux programmes scolaires de reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » . On diabolise démagogiquement des méthodes pédagogiques : une circulaire interdit l’utilisation de la méthode globale de lecture, présentée comme une monstruosité coupable de tous les maux ; ceci alors même qu’elle n’est plus utilisée seule… Ce qui compte, c’est de faire croire aux familles que l’apprentissage de la lecture ne se fait qu’au CP (cours préparatoire), qu’il se réduit à une affaire de méthodes et de codes, et qu’apprendre à lire est indépendant de tout contexte social et culturel. Cela permet d’éviter de proposer une véritable politique contre l’échec scolaire.

A l’adresse de ceux qui réussissent à entrer docilement dans le moule scolaire, on agite la carotte, en organisant la concurrence systématique entre les individus et en prônant la méritocratie.
Ainsi, on promet de filtrer et d’écrémer les lycéens les plus prometteurs des ZEP pour les promouvoir dans des sections d’ « élite », en organisant le coup très médiatisé de la classe d’excellence parisienne à Henri-IV (qui accueillera 30 lycéens de ZEP en classe pré-préparatoire), après les quotas de la discrimination positive expérimentés par Sciences Po. De cette stratégie sélective ressort que le seul modèle d’excellence qui vaille est celui des classes préparatoires, que c’est l’unique instrument de réussite ; une manière encore de conforter un peu plus le système qui hiérarchise bonnes et mauvaises filières. De plus, on offre aux meilleurs de ces classes, la possibilité de déroger à la carte scolaire pour s’inscrire dans le lycée de leur choix, comme le font les enfants des bourgeois. On affiche ainsi une absence totale d’attention et d’ambition pour les établissements qui concentrent déjà aujourd’hui, et concentreront encore plus demain, les élèves les plus défavorisés, et en particulier les lycées de banlieue. Non seulement on se garde bien de remettre en cause la ghettoïsation des pauvres, les processus de ségrégation sociale, urbaine, territoriale et scolaire, mais encore on accroît les fractures et les inégalités.
On perpétue la mesure qui consiste à récompenser par des bourses les élèves les plus besogneux, les plus « méritants » (création de 100 000 bourses au mérite à la rentrée 2006, contre 30 000 actuellement), remettant là encore en cause le fait que les bourses sont un droit, et non une récompense.
On s’enferme ainsi clairement dans une idéologie de la méritocratie et de l’élitisme , avec une approche exclusivement individuelle de la réussite et de l’échec scolaire. On affiche tout aussi clairement un renoncement à la transformation nécessaire de l’école et de lutte contre toutes les formes d’inégalités sociales.

Au nom de « l’égalité des chances »

Toutes ces mesures et annonces discriminantes et coercitives sont prises, comble du cynisme, au nom de « l’égalité des chances », déclarée cette année grande cause nationale. Cette vieille lune de l’égalité des chances, reprise d’un pseudo concept cher aux partis de gauche dans les années précédentes, fait depuis janvier l’objet d’un projet de loi ainsi que de la création d’une Agence du même nom. L’égalité des chances, en gommant toute analyse de classe de la société, permet de nier l’égalité des droits, d’enterrer toute velléité de politique sociale et scolaire en faveur de cette égalité, et de justifier tous les dommages collatéraux que sont la désertion du sens de l’école et l’exclusion sociale.
On est tous égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres, parce que plus chanceux ; et seuls les chanceux de l’égalité des chances tireront des bénéfices, ce qui sera présenté comme tout à fait légitime.
Là où il y a égalité, par définition il n’y a pas chance ; et inversement, là où il y a chance, il n’y a pas égalité. Les chances, ce sont des aléas, liés à un monde où on joue, où l’on mise en dehors de toute condition et de tout déterminisme sociaux. Les heureux ou mauvais sorts ne concernent que les individus et relèvent d’une problématique obscurantiste et irrationnelle de la voyance et de la prédestination. Les chances sont fluctuantes ; alors que les droits, eux, doivent être les mêmes pour tous, imprescriptibles. On feint d’ignorer les raisons pour lesquelles on est (naît) riche ou pauvre et on voudrait faire croire que c’est la chance qui décide et détermine le sort de chacun, ses réussites ou ses échecs. On nie que la pauvreté sociale peut avoir un rapport avec l’échec scolaire.
L’égalité des chances n’a jamais eu pour objectif d’assurer l’égalité mais, au contraire, de légitimer les inégalités inexistantes, leur consolidation et leur accroissement, ainsi que les pouvoirs qui les rendent possibles, au nom des dons, du talent et du mérite, supposés libérés et mesurés par l’école. Cela en pleine adéquation avec l’idéologie de la réussite individuelle, et de la logique qui l’accompagne, celle de la compétition et de la concurrence du chacun contre tous. Ainsi, les victimes des inégalités sont transformés en coupables, coupables de n’être pas du côté des vainqueurs, des chanceux…C’est une morale du « quand on veut, on peut » qui sous-tend cette vision de l’éducation, comme si aucun paramètre extérieur n’affectait le rapport au monde des individus, comme si les conditions dans lesquelles les enfants se présentent aux portes de l’école étaient suffisamment homogènes pour que tous soient également prêts à accéder aux « beautés » du savoir et à goûter aux vertus du travail et de l’effort « émancipateurs ».
Cette morale de la « chance » se double d’une logique utilitariste, qui réduit l’école à un instrument de production de main d’œuvre plus ou moins qualifiée, puisque cette morale, pour les élèves « qui s’ennuient » (dixit Villepin), s’appliquera à l’apprentissage d’un métier manuel, non à l’acquisition de connaissances et de savoirs.
C’est avec ce support idéologique que se met en place une logique marchande de transformation de l’école qui cherche à ruiner un principe et un objectif de l’éducation publique : l’appropriation pour tous des formes symboliques et des connaissances nécessaires au jugement et au raisonnement. A la place, il s’agit de promouvoir des apprentissages au rabais, soumis aux intérêts des entreprises et tournés vers la satisfaction de l’intérêt privé. L’objectif voulu donc n’est pas de travailler à une plus grande efficacité de l’école ni à l’intérêt des enfants, mais de faciliter la mise en œuvre d’un programme politique de refondation de l’éducation s’opposant aux valeurs d’égalité, de solidarité, d’éducabilité et de démocratisation du savoir.

L’apprentissage précoce ou l’éviction précipitée des jeunes les plus défavorisés

Malgré la fronde des syndicats d’enseignants, l’opposition du Conseil supérieur de l’éducation et celle des Régions (qui sont contrôlées par la gauche et qui financent les CFA), face au projet de préapprentissage dès l’âge de 14 ans, et malgré les réserves de certaines organisations d’artisans (exceptés le Medef, la droitière fédération de parents Peep et l’Union des métiers et industries de l’hôtellerie, - dont le président a déclaré que « c’est une mesure de salut public » que de donner aux jeunes « des notions de vie en société, de discipline, de politesse » ), le gouvernement n’en continue pas moins à vouloir jouer la carte d’une orientation très précoce vers l’insertion professionnelle.
La crise des cités a ainsi servi de prétexte au gouvernement pour organiser le plus tôt possible le tri social. En effet c’est en prétendant répondre à la crise des cités-ghettos qu’il ose proposer la solution miracle de l’ « apprentissage junior », jouant l’amalgame de l’équation entre « jeunes en rupture », éviction de l’école au plus tôt, et apprentissage comme seule offre de formation pour ces jeunes, ou plutôt comme seule occupation capable de les discipliner. L’apprentissage est ainsi réduit à un besoin social urgent pour occuper des jeunes issus de milieux socialement défavorisés, stigmatisés parce que n’entrant pas dans le moule. Ainsi présenté, l’apprentissage est apparenté à une forme de sanction et à une mise à l’index ; c’est d’une manière expéditive et brutale que l’éducation nationale est invitée à abandonner très tôt les jeunes en échec scolaire, au motif qu’ils ne correspondent pas à sa façon d’enseigner. Sans évidemment que soient reconnues les propres incapacités et les propres échecs de l’école à s’adapter à ces jeunes. Sans donc que soient remises en cause le moins du monde ses méthodes, ses contenus élitistes, ses parcours hiérarchisés et sélectifs, son double rôle de chambre d’enregistrement et de productrice de la division du travail et des inégalités sociales. Cette mesure de l’apprentissage précoce institutionnalise le refus du système à raisonner autrement qu’en termes hiérarchiques et en alternatives binaires : la « réussite » se définit en fonction d’un modèle uniforme (les grandes écoles) qui impose, dès le collège voire le primaire, ce qu’il appelle « l’excellence » dans les matières générales et abstraites, les autres « choix » se faisant par défaut.

Depuis 20 ans, les gouvernements cherchent à développer l’apprentissage et les formules de formation en alternance. Le mouvement s’accélère. Le plan de cohésion sociale (Borloo) fixe ainsi déjà l’objectif de passer de 360 000 apprentis aujourd’hui à 500 000 d’ici 2009. Ce leitmotiv de l’apprentissage comme solution miraculeuse repose sur les mêmes arguties : le constat d’un chômage élevé chez les jeunes actifs (22% en 2004) ; la conviction que cette situation, doublée d’un manque de main d’œuvre dans quelques secteurs aux conditions de travail et horaires insupportables et aux salaires ridiculement bas (bâtiment, restauration), résulte d’une inadéquation entre l’enseignement professionnel, qui serait trop éloigné du monde de l’entreprise, et les besoins des patrons. Ce raisonnement fait son chemin dans les mentalités, bien qu’il soit totalement faux. En termes d’insertion, une étude du Cereq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications) montre qu’il n’y a pas systématiquement avantage à être passé par l’apprentissage, surtout dans un contexte où le taux de qualification général monte ; l’apprentissage est aspiré vers le haut, les demandes des entreprises concernant des niveaux de plus en plus élevés (apprentis ayant bac +2).
En fait, l’offensive pour l’apprentissage et l’alternance est avant tout idéologique : il s’agit de répandre un esprit d’entreprise contraire à toute culture émancipatrice. Il s’agit aussi de proposer aux patrons une nouvelle cohorte de main d’œuvre malléable et à bon marché.

Deux phases sont prévues pour le projet d’apprentissage version Villepin-de Robien : l’une dite initiale, avec, à partir de 14 ans, un parcours d’initiation aux métiers, sous contrat scolaire, dans un lycée professionnel ou un CFA, qui alternera enseignements généraux (13 semaines de cours par an seulement), techniques, pratiques et stages en entreprises. Puis, à partir de 15 ans, une deuxième phase, où le jeune « apprenti junior confirmé » basculera sous un statut d’apprenti (donc hors cadre scolaire), « pouvant déboucher sur la signature d’un contrat d’apprentissage » (un contrat de travail, avec toutes ses contraintes).

Même baptisé « apprenti junior » jusqu’à l’âge de 15 ans, le jeune de 14 ans sera ainsi bel et bien de facto éjecté du parcours scolaire commun des élèves.

Ce projet d’apprentissage précoce répand toute une série de mensonges et de leurres.
Comment en effet peut-on prétendre que les jeunes seront « volontaires », et qu’ils auront « le choix » ? Dès à présent, les élèves en difficultés sont fortement incités, sinon conduits autoritairement, à s’aiguiller vers les nouvelles « options » « découverte de l’entreprise » (3 à 6h/semaine), dans les classes de 3° de 60 collèges de l’académie de Bordeaux. Ces options, issues de la réforme Fillon, y ont été mises en place pour « expérimentation » et elles doivent se généraliser à partir de la classe de 4°. Est-ce pour tenter d’appâter les futurs apprentis juniors que le projet de loi prévoit de leur verser une gratification d’environ 50 euros/semaine ?…
Comment laisser croire qu’un jeune de 14 ou 15 ans, quel que soit le milieu dont il est issu, a les aptitudes physiques et comportementales ainsi que la maturité psychologique pour endosser la responsabilité d’un contrat de travail ? Même des artisans en doutent fortement et jugent que donner une orientation quasi définitive à 16 ans, c’est beaucoup trop tôt. Plonger dans le monde du travail sans en dominer les codes, qui ne sont pas moins stricts que ceux du collège, condamne à un échec annoncé, d’autant plus douloureux qu’il est présenté comme une dernière chance.
Comment laisser croire qu’il sera facile, pour ces apprentis précoces des quartiers les plus paupérisés, et stigmatisés à cause de cela, de trouver une entreprise d’accueil, alors que les lycéens de l’enseignement professionnel, plus âgés, sont déjà les premières victimes de la discrimination à l’embauche ou pour décrocher un stage ?
Comment faire croire que ces adolescents bénéficieront d’une formation professionnelle de qualité, alors qu’une formation centrée sur les besoins d’une entreprise prépare évidemment mal aux changements économiques et professionnels ?
Comment laisser croire que ces jeunes auront un contrat assuré, en fin de formation ? Ou qu’ils auront plus facilement un emploi, alors que les apprentis les moins qualifiés sont les premiers à se retrouver au chômage, faute de formation initiale nécessaire à l’acquisition de savoirs plus complexes, et à un moment où globalement le chômage fait rage chez les moins diplômés ?
Comment faire croire que les jeunes recouvreront « l’estime de soi » et « s’épanouiront » dans des tâches de pure exécution quand, à l’heure actuelle, 25% des jeunes de la filière apprentissage ne vont pas au bout de leur contrat, soit parce qu’ils ont été orientés vers des secteurs non choisis, soit à cause des conditions de travail et de la surexploitation qu’on leur impose, soit encore à cause de difficultés matérielles ?
Comment oser prétendre qu’ils pourront réintégrer à tout moment le cursus commun ordinaire, et y réussir ?
C’est un mensonge aussi de la part du gouvernement de parler de mesure nouvelle. En effet, si l’apprentissage reste dans le giron de l’Education nationale, il existe déjà depuis plusieurs années, pour les jeunes de 14 à 15 ans, une filière de préapprentissage. Ce préapprentissage est pratiqué de deux façons : dans les classes préparatoires à l’apprentissage (CPA) ou dans celles d’initiation préprofessionnelle en alternance (Clipa), sous statut scolaire (sans rémunération), et mêlant formation générale et travail en entreprise. Les limites de ces filières sont d’ailleurs bien connues, le bilan étant qu’elles consacrent l’échec plutôt qu’elles ne le combattent ; beaucoup de ces classes ont été fermées, stagnant à un effectif d’environ 10 000 jeunes depuis plusieurs années. De même, l’alternance sous statut scolaire existe depuis 20 ans.
Mais si la mesure de Villepin n’a rien de très innovant, elle a le danger d’institutionnaliser très clairement le tournant qui s’est opéré depuis plusieurs années et qui dessine une conception nouvelle de l’école et de son rôle. En effet, l’apprentissage à 14 ans signe de facto la remise en cause de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans (depuis 1959) et la fin du collège pour tous. En déscolarisant brutalement et précocement des élèves issus de milieux défavorisés, en les externalisant à des patrons, en les privant d’une formation initiale, cette mesure met en pratique l’idée qu’une formation succincte et au rabais suffit bien assez pour certains élèves. De même qu’on a pu parler d’ « inemployabilité », on risque bientôt d’utiliser la notion d’ « inéducabilité ». L’apprentissage précoce remet en cause l’égalité des droits, plaide à visage découvert pour une école de la ségrégation et de la sélection, « valeurs » brandies et mises en pratique non seulement sans aucun scrupule mais encore avec assurance. En effet, cette mesure s’affiche avec cynisme comme étant en faveur des plus démunis, « ceux qui ont le plus de difficultés scolaires » et en faisant retomber la responsabilité de l’échec sur le jeune qui « n’aura pas voulu ».
Le plus grave est que cette mesure et la foule des autres annonces ne rencontrent aujourd’hui pour seule réponse que le silence des personnels. Seraient-ils devenus perméables à l’engouement très libéral pour l’entreprise ? Ou bien découragés au point de renoncer à tenter de changer l’école et d’y éduquer tous les jeunes ? Resteront-ils muets, comme ils l’ont été quand la prise en charge des élèves en échec a été externalisée en direction des associations (via les ateliers-relais) ou des collectivités (via le plan Borloo), mesures récentes qui font système avec celle de renvoyer aux entreprises la formation des jeunes dès 14 ans ?

La révolte des moins favorisés a provoqué une réforme à l’encontre de leurs intérêts. Le système se désintéresse de ses moutons noirs, ce qui entraînera plus d’inégalités encore qu’un système qui, même imparfaitement, prétendait offrir à tous une chance d’accéder au savoir.
« S’il y avait une faillite (du système éducatif), ce serait celle de ne pas préparer les gens à travailler. Ce serait en forçant un peu le trait, de les préparer à réfléchir. La réflexion, c’est bien, mais ça prend parfois beaucoup de temps et entre le moment où elle commence et le moment où elle aboutit, il serait opportun d’amener sa contribution à la création de valeur ».

Cette déclaration de Georges Plassat, président de Vivarte, édicte les constantes de l’idéologie capitaliste que sont l’éloge de la soumission, de la productivité et de l’utilitarisme ; le gouvernement et les patrons cherchent bel et bien aujourd’hui à plier le système scolaire à ces constantes, aussi bien ses principes, que son fonctionnement et ses objectifs. Cela rend certes de plus en plus difficiles, mais pas pour autant impossibles, l’affirmation et la mise en pratique de valeurs résolument inverses, au sein même de l’école: coopération, temps et maturation, entraide, travail collectif, esprit critique.

Kristine - OCL Pays Basque

Lutter auprès des sans-papiers: HISTOIRE DU CAE PARIS


Fin octobre, un très bref communiqué du Collectif Anti-Expulsions d'Ile de France (CAE) annonçait qu'il cessait ses activités. Il est normal de s'interroger sur les raisons de cette disparition. Il est exceptionnel qu'un groupe politique soit en état de produire un bilan lors de sa disparition. Le CAE n'est pas une exception et ceci est une contribution personnelle. Je ne prétends pas présenter une analyse qui supposerait de s'appuyer sur des prises de position au sujet de problèmes généraux, qui devraient d'ailleurs être plus discutés, comme le fonctionnement d'un groupe qui, sans être une organisation politique, ne se limite pas à une lutte ponctuelle . Elle demanderait aussi beaucoup plus de développements sur le mouvement des sans-papiers.

Les débuts

Début 1998, le mouvement des sans-papiers est en crise. La circulaire Chevènement a fait son effet de démobilisation et de division. En même temps, avec la pluie de refus de régularisation, de nouveaux sans-papiers s'organisent ou se réorganisent. Les 15 et 18 mars, deux églises parisiennes sont occupées par des sans-papiers. Tous les occupants sont arrêtés, une quarantaine mis en rétention en vue de leur expulsion. A partir du dimanche suivant (22), des militants se rendent à l'aéroport de Roissy pour s'adresser aux passagers et les persuader de s'opposer aux expulsions. Une bonne partie des occupants des deux églises seront débarqués à la suite de ces actions.

Ce fut une période d'intense mobilisation. Les militants étaient de plus en plus nombreux à l'aéroport, bien après que les derniers occupants des églises aient quitté les centres de rétention, les uns expulsés, les autres libérés. La plupart de ceux qui étaient intervenu décidèrent de s'organiser pour s'opposer durablement aux expulsions; c'est ainsi que le CAE est né, le 7 avril.

En même temps, il élargissait son action. Des interventions ont eu lieu à la Gare de Lyon avec SUD-rail sur des trains où des étrangers (sans-papiers ou double peine) étaient emmenés à Marseille pour être expulsés par bateau. Le 5 mai a eu lieu une intervention massive (nous étions largement 200) et assez mouvementée. Le train a de nouveau été bloqué à Lyon et était attendu à Marseille, villes où s'étaient aussi créés des collectifs anti-expulsions (ainsi qu'à Nantes ). Après cela, la police a renoncé à utiliser la Gare de Lyon pour ces départs forcés.

Les principes

Le CAE a vécu sur quelques idées simples:
- S'opposer aux expulsions dans la pratique.
- Nous ne sommes pas soutiens des sans-papiers, nous luttons avec eux pour des motivations et des convictions qui nous sont propres.
- Ces motivations et convictions sont diverses selon les individus mais dans tous les cas anti-capitalistes.
- Le collectif est autonome et travaille avec les collectifs de sans-papiers qui sont autonomes non en paroles mais dans leur pratique.
- Prise des décisions en assemblée générale.

Ces idées nous mettaient nettement en opposition avec les associations, partis etc qui soutiennent, plus ou moins selon les moments, les sans-papiers, même si nous avons pu à l'occasion travailler avec certains d'entre eux. Leur mise en pratique présentait bien d'autres difficultés à résoudre. Prenons l'exemple de l'autonomie des collectifs de sans-papiers. Le problème n'est pas que tous ne sont pas autonomes dans leur pratique, même s'ils prétendent l'être (il n'y a qu'à voir comment l'Alliance d'Ile de France est à la remorque de Droits Devant et quelques autres). Le problème est que reconnaître l'autonomie ou pas d'un collectif et trouver des modalités de travail avec lui demande une adaptation difficile aux circonstances. Si on est trop exigeant, on finit par ne plus travailler avec personne. Si on ne l'est pas assez, on risque de servir de force d'appoint aux citoyennistes, ou même à la politicaille. Ces difficultés ont créé des tensions entre nous.

Certaines organisations soutenaient le CAE par la diffusion de ses appels et la participation de leurs militants: au tout début les JRE (Jeunesses contre le Racisme en Europe, trotskistes, très visibles à l'aéroport), la CNT, Scalp, l'OCL et l'OCML Voie Prolétarienne.

Décantation

Le CAE avait pour but l'attaque de tous les rouages de la machine à expulser. Un des plus importants est fait des lieux où on enferme les étrangers pour les expulser: centres de rétention (pour ceux qui sont déjà sur le territoire français) et zones d'attente (pour ceux qui sont refoulés à la frontière).

Le CAE a tenté d'occuper le 12 juin 1998 une petite zone d'attente dans la Gare du Nord. L'objectif était pour le moins hardi et aurait demandé une préparation très précise, difficile à réaliser. Bref, nous sommes arrivés à 200 environ, mais nous avons été refoulés sans ménagement dans l'escalier, heureusement que personne n'a paniqué! Ensuite, matraquages et arrestations (un camarade a fini par être condamné à quatre mois ferme sous le prétexte habituel de violence à agent). L'affaire a été source d'engueulades internes et sans doute de découragement chez certains.

Les assemblées générales se tenaient à plus de cent au siège de la CNT. Celle-ci a commencé à prendre ses distances et il a fallu trouver un autre lieu. De plus, beaucoup de militants sont partis en vacances. La capacité de maintenir une activité en été est pour moi un indice important de la santé d'un groupe politique . Le CAE a passé avec succès ce premier test, mais sur la base d'un nombre limité de militants

A partir de ce moment-là, le CAE a tourné avec un noyau fixe de trente à quarante militants, beaucoup d'entre eux libertaires, mais quand même d'origines et de cultures politiques diverses. Il était capable d'en rassembler un bien plus grand nombre à l'occasion de certaines actions.

Contre les centres de rétention, de Choisy-le-Roi …

Le domaine d'action du CAE a continué à s'élargir. Une campagne a été lancée contre le groupe ACCOR. C'est une des plus grandes multinationales du tourisme, à l'époque, elle louait deux étages de l'hôtel Ibis de Roissy au ministère de l'intérieur pour servir de zone d'attente. Elle avait aussi, par l'intermédiaire de sa filiale Carlson-Wagons-Lits, le monopole des réservations pour les expulsions. Le ministère de l'intérieur a décidé de faire construire une zone d'attente destinée à remplacer l'hôtel Ibis, l'actuelle ZAPI3. Le point culminant de la campagne a été l'occupation de cet établissement le 16 décembre 2000, quelques semaines avant son inauguration.

Les objectifs visés avec le plus de ténacité dans la lutte contre les centres de rétention ont été ceux de Choisy-le-Roi puis de Palaiseau. Le premier a attiré notre attention pour plusieurs raisons. Il est situé au milieu d'une banlieue populaire. Il sert beaucoup à l'expulsion des double peine. Enfin Choisy-le-Roi est dans le Val de Marne (94) où existait à l 'époque un collectif de sans-papiers peu nombreux mais autonome et combatif (cela va presque toujours ensemble).

Un premier rassemblement a eu lieu devant le centre le 24 octobre 1998. L'affaire est devenue plus sérieuse le 8 novembre 1999 quand le collectif du 94 a occupé un local paroissial situé juste en face. Il y a eu des rassemblements toutes les semaines. Les occupants avaient l'occasion de discuter avec les familles et les amis qui venaient visiter les retenus, ceux qui avaient des papiers (surtout des militants régularisés au cours de la lutte) allaient les visiter aussi. Nous avons pu intervenir plusieurs fois avec succès lors d'expulsions grâce aux contacts ainsi établis.

L'occupation s'est effritée, le collectif du 94 a été domestiqué par une association de soutien départementale mais nous avons continué à agir contre le centre de rétention. Le 13 février 2001, au début de la campagne pour les municipales, nous nous sommes rendus à une réunion publique avec le maire PCF (nous avions déjà eu une entrevue avec lui … à deux heures du matin, après une intervention chaude au centre). Il nous a lu une lettre de Vaillant, alors ministre de l'intérieur, lui annonçant que le centre de rétention de Choisy serait fermé en 2003, quand un nouveau centre serait ouvert à Palaiseau.

… à Palaiseau

Palaiseau est une banlieue plus lointaine et plus bourgeoise. Une militante du CAE travaillait à côté et la connaissait. La ville voisine de Massy, plus populaire, abritait un collectif de sans-papiers actif avec lequel nous avions de bons rapports. Nous sommes donc allé aux réunions électorales de la gauche, en même temps que nous commencions une campagne d'affiches. La gauche a remplacé la droite à la mairie. Le député-maire PS nous avait dit que la question serait discutée par un débat citoyen au sein de la coalition et que lui ne voyait pas de raison de s'opposer à l'implantation du centre. Il a juré par la suite qu'il avait toujours été contre. La gauche de la gauche a pris position contre, d'autant que le premier adjoint était aussi responsable de la commission immigration du PCF. Les affiches nous ont apporté quelques contacts.
Un collectif départemental (en fait de Palaiseau et Massy) contre le centre de rétention s'est créé sur la base d'organisations politiques, de la LDH et de quelques autres. Nous en avons fait partie tout en menant notre campagne propre. Nous en avons d'ailleurs été l'élément moteur. Les premières manifestations ont été sauvées du bide grâce aux collectifs de sans-papiers qui nous soutenaient.

Le chantier a commencé début janvier 2004 alors que nous nous efforcions de démarrer une campagne nationale contre les centres de rétention, surtout les nouveaux, en partant de l'idée que la politique d'expulsions à tous crins en exigerait plus. Cela a réactivé l'activité du collectif départemental et la nôtre. Nous avons regroupé quelques dizaines de militants pour occuper le chantier le 4 mai. Quand la police est arrivée, une dizaine des occupants étaient déjà installés sur la grue du chantier. Le RAID (pas moins) est venu les en déloger à six heures du soir au moment où démarrait une manifestation à notre appel.

Cette action a été bien reçue par la population. Nous avons estimé que c'était maintenant aux forces locales, c'est-à-dire au collectif départemental de passer à une vitesse supérieure, malheureusement, il n'en a rien fait. De notre côté, nous avons lancé une campagne nationale contre Bouygues, principal constructeur de ces centres. Après quelques succès, elle a tourné court. C'était un peu une fuite en avant.

Finalement, le centre de Palaiseau est entré en fonction en 2005, avec deux ans de retard. Son existence, pourtant en projet depuis 1996, était totalement inconnue de la population avant notre intervention et elle a été connue, discutée et très largement désapprouvée après. A Choisy, nous avons aussi obtenu de nombreuses marques d'accord avec l'action des sans-papiers et la nôtre sans que nous ayons été capables de la transformer en opposition active. Une de nos faiblesses a peut-être été de ne pas tenter une propagande énergique dans les cités. Il est bien sûr impossible de dire ce qu'elle aurait pu donner.

La crise de l'automne 2001

Malgré certains appels du pied, le CAE n'a jamais participé à un contre sommet, libre bien sûr aux militants d'y aller à titre individuel ou avec un autre groupe. Nous voyions qu'y dominait l'altermondialisme le plus fumeux, et de toute façon, nous avions bien trop à faire chez nous pour nous investir dans des rassemblements lointains. Mais à la rentrée de 2001, le petit milieu militant de Paris était très agité par l'après Gênes. Une militante du CAE a présenté en urgence un article expliquant notre position sur le sujet. Il était assez obscur et contenait des positions personnelles, nous avons donc refusé de le prendre à notre compte. Il est finalement paru sous sa responsabilité, mais sous une forme telle que certains ont pu penser qu'il émanait du collectif. D'autres incidents ont eu lieu qui opposaient entre eux des militants du CAE. Cela empoisonnait l'atmosphère. Plus sérieusement, une brochure (n° 4) éclaircissant les positions du CAE était en préparation. La gestation était très laborieuse. Une position, celle de la militante déjà mentionnée en particulier, était de nier l'importance des relations Nord-Sud. La chose me paraît d'autant plus curieuse que nous défendions dans le réseau No Border un point de vue anti-impérialiste. Les formulations étaient très obscures et il a fallu longtemps pour arriver à poser que ce point ne pouvait faire l'objet d'un accord interne et devait être supprimé. Là-dessus, les militants de No Pasarán s'étaient retirés du CAE; ils n'avaient d'ailleurs pas participé à l'écriture de la brochure. Assez incohérent, No Pasarán a continué à diffuser un dépliant où il déclarait travailler sur l'immigration dans le cadre du CAE.

Le collectif en sortait considérablement affaibli. En nombre, ce qui était important vu l'ampleur des tâches, mais aussi parce que ces événements portaient en germe la constitution d'un groupe dirigeant de fait et une attitude de plus en plus fermée. Cependant le travail du CAE a continué. On a vu que c'était le cas à Palaiseau. Les interventions aux aéroports ont continué elles aussi pendant longtemps. Mais, sans qu'on arrive à en discuter sérieusement dans le collectif, l'intensification de la répression sur le plan mondial et de la régression sociale sur le plan français ont créé à partir de cette époque un contexte nouveau auquel nous n'avons pas su nous adapter.

Les inculpations de passagers

Lors des interventions massives de mars-avril 1998, la police avait arrêté une fois une dizaine de passagers qui ont été relâchés sans poursuites. Ensuite, en plus de quatre ans, nous n'avons eu connaissance que de deux arrestations de passagers; pour l'une au moins, le procès a été annulé pour un vice de procédure.

De décembre 2002 à décembre 2004, on compte huit arrestations de passagers après des protestations contre les conditions des expulsions. A noter que nous ne sommes pour rien dans ces protestations-là. Toutes ont été suivies de procès, sauf une pour laquelle le procureur s'est contenté d'un rappel à la loi. Certains inculpés ont été soutenus par des associations, le syndicat ALTER, un petit syndicat de pilotes est intervenu par des témoignages. Mais nous avons été les seuls à organiser systématiquement la solidarité. Cela nous paraissait évident, restait à savoir comment. Nous avons été présents aux procès, diffusé l'information, organisé un débat public. Mais la seule intervention directe possible était de cibler les compagnies aériennes, surtout Air France. Nous avons donc occupé certaines de ses agences et commencé à distribuer des tracts dans les agences de voyage. Nous avons aussi alerté le personnel. C'était d'autant plus important pour nous que notre forme la plus suivie d'intervention était compromise. Mais nous avons bientôt trouvé que pour être efficace, cette campagne aurait dû être développée au delà de nos forces.

Depuis, d'autres interventions aux aéroports ont eu lieu avec succès, en particulier dans le cadre du réseau Education Sans Frontières. Nous avions dans le passé largement fait connaître ce type d'action et d'ailleurs diffusé une brochure (aujourd'hui périmée) intitulée Guide d'Intervention aux Aéroports. On ne peut pas savoir si ce travail a donné l'idée des interventions actuelles; c'est probable. On peut conclure que les interventions à l'aéroport restent possibles mais qu'il faut une forte mobilisation sur place pour qu'elles ne mettent pas les passagers en danger.

Impasse

Début 2005, le CAE était très affaibli. Les campagnes contre Air France et Bouygues étaient à bout de souffle. Plusieurs militants s'étaient retirés et nous restions à une dizaine. L'autorité d'un noyau dirigeant, mais non reconnu comme tel, s'était affirmée . Il faut préciser ici que la responsabilité d'une telle situation incombe à l'ensemble du groupe, donc aussi à chacun de ses membres. Ce noyau était d'ailleurs formé de quelques militants très capables et actifs. Malheureusement, ils étaient aussi intolérants et avaient une conception élitiste de l'action politique. La Mouette Enragée, en se retirant de la coordination contre les centres de rétention, a parlé d'avant-gardisme. Pour moi, qui me situe dans la tradition marxiste léniniste, une avant-garde est une unité qui opère en avant du gros des troupes. Sans armée derrière, elle n'est rien. Et justement l'élitisme de nos dirigeants nous coupait de tout mouvement social, au moment même où l'intensification de la répression tous azimuts et les réactions qu'elle commençait à susciter rendaient à la fois possible et plus que jamais nécessaire de nous y lier. Par exemple, l'idée de s'intéresser au réseau Education Sans Frontières a suscité de tels sarcasmes que j'ai compris qu'il était inutile d'en discuter.

Les divergences non exprimées que comportait cette situation ont éclaté au grand jour quand le 9ème collectif des sans-papiers a porté son action à un niveau supérieur. Du 12 au 18 janvier 2005, il a occupé le siège du PS de la Seine Saint Denis avec la participation de quelques membres du CAE, les plus éloignés du noyau dirigeant, et d'autres militants français. Le CAE en tant que tel ne s'est manifesté qu'à la fin. Le 4 mars c'était au tour d'un local de l'UNICEF d'être occupé, pour plus de six semaines. Là aussi les mêmes militants ont aidé l'occupation de différentes façons.

Début juin, dans une des dernières réunions du CAE, les choses ont enfin été discutées. Les militants qui participaient aux activités du 9ème collectif et pensaient que c'était une condition de notre efficacité, mais ils n'avaient pas la force de réorganiser le collectif sur cette base. Ceux qui suivaient le noyau dirigeant les accusaient de faire du caritatif, de violer l'autonomie des sans-papiers en participant à leurs A.G. mais n'avaient rien à proposer. C'était l'impasse.

Martin 01/06


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