Courant alternatif no 157 mars 2006

SOMMAIRE
Edito p. 3
SOCIAL
C'est Pas Etonnant p. 4
EDUCATION
De la violence en milieu scolaire p.6
Quelques chiffres sur la violence scolaire p.9
Contre toutes les prisons: occupation d'un chantier à Nantes p.10
TRAVAIL PORTUAIRE
Un cas d'acharnement de la commission européenne p. 11
NUCLEAIRE
Incidents à répétition à la centrale nucléaire de Nogent p.13
LIVRES: Georg K. Glaser p.14
IMMIGRATION
Modification de la loi CESEDA: la précarisation comme mode de gestion p.15
Aubin en voie d'expulsion p.17
BIG BROTHER p.18
Libération des prisonniers politiques p.19
SANS FRONTIÈRES
Elections palestiniennes: la fausse surprise p.20
POINT DE VUE
Outreau: la pourriture de la justice française p.23

EDITO

Revenons sur ce qui a été .l’ « affaire des caricatures de Mahomet », car elle nous semble être un symptôme révélateur de la violence, de l’hypocrisie et des errements de la période actuelle.
Attachons-nous d’abord à quelques réactions du monde politique occidental.

Aux Etats-Unis, Bush a appelé au respect des religions, lui si prompt à invoquer le Dieu des chrétiens pour justifier ses guerres au Moyen-orient et ses actes de barbarie, et à maquiller en action morale ses agressions militaires contre « l’axe du mal ».
En France, la classe politique s’est montrée très embarrassée. On relevait des contradictions entre ministres : Donnadieu (le bien nommé) de Vabre, ministre de la culture, déclarait qu’il était le « garant du respect de la liberté de la presse, pilier de notre démocratie », tandis que son collègue de la Justice, Clément (le mal nommé), disait qu’il fallait « faire attention à ne pas blesser les musulmans, moins habitués à la caricature que les pays de culture chrétienne » (sic !). Etait généralement affirmé le principe de la liberté d’expression, assortie d’un « mais » quasi unanime pour que soit tu « tout ce qui blesse les individus ». Une liberté, donc, sous escorte, à géométrie variable, et tenue de ne pas toucher aux religions instituées.
L’embarras s’est lu aussi dans les rangs de la gauche, un peu dans les mêmes termes que lors des « émeutes de banlieue » : tous les communiqués d’alors commençaient par « même si nous ne sommes pas d’accord avec les incendies, les méthodes… » et finissaient en abordant les causes. Dans le cas des caricatures, ils étaient introduits par « même s’il faut faire attention à ne pas choquer », avant de parler de liberté d’expression.
Cette affaire a aussi révélé à quel point les religions sont faussement solidaires. Des représentants des religions monothéistes, - qui se sont étripées, massacrées pendant des millénaires et le feront encore, c’est leur raison d’être, tant qu’elles auront sous la main des esprits sous influence -, ont constitué une union sacrée contre le blasphème. Dès que c’est le principe de religiosité qui est attaqué, les gens d’église, de temple, de synagogue ou de mosquée font cause commune et oecuménique.

Le rabbin Sitruck « partage la colère des musulmans », et le droit à la satire, selon lui, « s’arrête dès qu’il est une provocation » (qu’est-ce qu’une provocation et qui décide que c’en est une ?). Les catholiques intégristes ne disent pas autre chose, eux qui sont une énorme machine à procès, prompte à pourchasser des créations cinématographiques, à porter plainte contre des dessins ou des affiches qui mettent, par exemple, Jésus en « cène ».
Le Pen surenchérit : « Si, à juste titre, on condamne de blessantes caricatures du prophète, à plus forte raison doit-on condamner les ignobles et permanentes caricatures du Dieu incarné des Chrétiens ».

Tous ces religieux et leurs fervents relais et défenseurs nous insupportent.

Mais nous insupportent tout autant ces petits Voltaire d’opérette qui se sont emparés des vignettes du très réactionnaire journal danois, dans un grand élan de solidarité avec le directeur d’un autre quotidien réactionnaire français (France Soir), pour les brandir comme les signes par excellence de la liberté d’expression : tel le directeur de Charlie Hebdo, grand pourfendeur des interdits, lui qui avait mené campagne pour l’interdiction du Front National.
On a aussi pu entendre Sarkozy, le pantin de la place Beauvau, se faire le grotesque héraut de la liberté d’expression, proférant : « Je préfère l’excès de caricature à l’excès de censure » ; les chanteurs poursuivis par lui pour des chansons hostiles aux flics, ou le passant emprisonné pour avoir lâché un juron à son passage apprécieront, ainsi que tous ceux qui sont pourchassés pour délit de faciès…
L’affaire des caricatures a servi ainsi de prétexte à certains pour faire l’éloge d’une démocratie républicaine, exempte de tout délire xénophobe, berceau de la liberté d’expression, comme chacun sait, une fois qu’on en a maquillé toutes les entraves, toutes les limitations, toutes les censures. De quelle liberté d’expression peut-il s’agir dans un système d’exploitation et d’oppression, qui s’applique à renforcer sans cesse ses moyens de contrôle et de coercition ?

Il n’empêche. L’affaire des caricatures a pris la tournure d’une mise en scène opposant un occident incarnant les libertés, et notamment la liberté d’expression, et un monde musulman, assimilé bien souvent au monde arabo-perse, incarnant l’obscurantisme. Le premier exhibant avec arrogance sa prétendue supériorité sur l’autre.
Dans ce contexte, les caricatures sont apparues comme une agression raciste de plus aux yeux de gens qui se vivent humiliés, discriminés, stigmatisés et pour qui la religion sert parfois d’identité de substitution. La religion a toujours eu ce rôle de dérivatif et de détournement, canalisant énergies et colères vers de fausses routes et vers de faux combats. Pour esquiver les vrais problèmes, les Etats et les religieux contribuent à organiser et alimenter une controverse incessante sur des bases fallacieuses : il s’agit de faire perdre de vue que non seulement chaque partie n’est pas sur le même pied d’égalité mais encore que l’une agresse l’autre, de gommer un contexte international de guerres impérialistes, de nier les rapports de force en jeu, de refaire surgir le spectre du « choc des civilisations », et d’attendre que ce mensonge prenne corps pour lui donner des airs de guerre de religion.

Pour ce faire, on mélange tout, religion, ethnie, racisme.
Or il est important de rappeler que critiquer, brocarder, dénoncer une religion ou une croyance quelle qu’elle soit ne saurait en aucun être assimilé à une attaque raciste. Aucun groupe ethnique, aucune race, aucun peuple, aucun individu ne peut se réduire à une religion.
Les prétentions des religions et de leurs clergés à créer et à entretenir la confusion en effaçant ce qui sépare et distingue la religion du peuple sont profondément dangereuses, il faut les combattre pied à pied. Les sionistes sont pratiquement parvenus à faire croire que le peuple juif est équivalent au croyant juif. Les islamistes s’engagent dans la même démarche qui consiste à faire fusionner une religion avec des peuples. Quant aux chrétiens, ils ne sont pas en reste, en ayant tenté récemment de faire inscrire la culture chrétienne dans la Constitution européenne, pour assimiler Européens et chrétiens ou, plus avant, avec la France « fille aînée de l’Eglise », menant croisades et guerres coloniales contre des impies.

Les Etats démocratiques occidentaux s’assoient sur la liberté et la dignité des peuples, mais ils se couvrent d’un masque hypocrite, alors que les autres Etats en font tout autant, mais plus ouvertement. Les uns comme les autres sont habiles à manipuler les populations qu’ils malmènent : d’un côté, l’étendard fièrement brandi d’une fallacieuse liberté d’expression, encadrée par la loi (qui décide de ce qui est tabou), à géométrie variable, à solidarités ou indignations sélectives et à affinités électives, qui subit des entorses incessantes; une liberté d’expression qui ne peut être que postiche dans une société inégalitaire, d’oppression et d’exploitation ; de l’autre côté, une révolte contre l’occident, instrumentalisée par des Etats et des religieux fondamentalistes - à l’émergence et à l’entretien desquels ont activement collaboré les Etats démocratiques - qui la détournent des causes réelles et multiples (les guerres contre l’Irak, l’occupation et les bombardements en Afghanistan, les tortures et les scandaleuses détentions à Guantanamo et dans des prisons clandestines, le conflit en Palestine ; les discriminations, les exclusions, les politiques d’immigration, les répressions…) vers des objectifs fallacieux.

Oui on peut caricaturer Mahomet, et tous les dieux, les imams, les rabbins, le pape et les curés, ainsi que tous ceux qui voudraient manipuler nos consciences. Oui on peut dénoncer tous les symboles des pouvoirs et de la dictature du fric. Oui on peut ridiculiser tous les Tartuffes et tous les Ubus rois.
L’aspiration des femmes et des hommes à vivre libres n’est pas le credo des religions et ne le sera jamais. Mais ce n’est pas non plus, absolument pas, l’objectif des Etats, fussent-ils démocratiques.
Pays Basque, le 25 février

C’est Pas Etonnant !

A en croire le discours ambiant, on a l’impression que le contrat nouvelle embauche débarque tel un OVNI dans la galaxie du monde du travail… Ce n’est pourtant pas de la seule crapulerie d’un gouvernement qu’il résulte, mais bien de la continuité d’une logique d’accumulation toujours plus importante du capital pour quelques-uns, toujours aux dépens des travailleurs. C’est à cause du rapport de force entre exploiteurs et exploités, qui n’est pas favorable à ces derniers, que le CPE est possible. Et c’est en renversant ce rapport de force qu’il ne le sera plus.
Pour autant, nous ne pouvons concevoir de défendre « le code du travail », car il légifère le salariat que nous entendons justement combattre. Cependant, il est nécessaire de répondre à cette nouvelle attaque,… pour préparer l’offensive… !


C’est quoi donc ?
Le contrat première embauche s’inscrit dans la continuité du CNE, passé en douce dans les « ordonnances Villepin » de cet été. Le CPE étend la période d’essai de 2 ans - qui était jusque- là réservée aux travailleurs des boîtes de moins de 20 salariés (CNE)-, à toutes les entreprises, mais seulement pour les moins de 26 ans. Evidemment, cela s’accompagne d’exonération de charges patronales pour ceux qui embauchent quelqu’un au chômage depuis plus de 6 mois. D’une pierre deux coups, on vole une partie du salaire du travailleur (ce qu’on appelle abusivement les cotisations patronales forme un salaire indirect), et on officialise encore plus une précarité qui est déjà bien présente. Les CPE/CNE remettent donc directement en cause le CDI, puisque l’employeur peut à sa guise virer un CPE, reprendre quelqu'un d’autre en CNE, puis quelques mois plus tard reprendre le premier en CPE… C’est aussi le CDD qui est attaqué, puisque celui-ci n’aurait alors plus d’intérêt pour les employeurs (les CDD dépassant très rarement les 2 ans). Donc le CDD qui offrait une certaine « sécurité » de l’emploi (on ne peut quasiment pas licencier un CDD), pendant une période limitée certes, n’a plus lieu d’être avec les CPE/CNE.
En guise d’aumône, l’Etat (et pas la boîte qui a profité du travailleur) reverse pendant 2 mois 2 X 460euros (un peu plus que le RMI), mais seulement à celui qui a eu la chance de rester plus de 3 mois dans l’entreprise.
On imagine évidemment toutes les conséquences que cela a sur le fait de pouvoir se défendre : « Tu veux te syndiquer ? Bah, t’iras voir ailleurs », « tu réclames le paiement de tes heures sup’ ? Bye bye, y’a 10 autres chômeurs prêts à prendre ta place ».
Quand on nous présente cela comme une avancée sociale, il y a vraiment de quoi se révolter.
Aussi, on comprend bien les logiques pour remettre en cause le code du travail pas à pas… d’abord pour les petites boîtes (où la mobilisation est plus difficile), puis chez les jeunes (on divise toujours), pour finalement arriver « d’ici juin », au contrat unique, combiné des CNE et CPE, comme le réclame le MEDEF.

C’est pas nouveau.
Le capital n’a pas attendu ce contrat pour étendre la précarité ; c’est une constante depuis un moment. Que cela passe par la destruction organisée des régimes de solidarité (sécu, chômage, retraites…), par la création d’un arsenal de contrats précaires ou par la mise au travail forcé, les gouvernements (de droite et de gauche) et les institutions de l’Etat sont toujours au service des capitalistes.
Aujourd’hui, avec la remise en cause des acquis sociaux arrachés après de longues luttes - et qui ont aussi permis d’apaiser les élans révolutionnaires des travailleurs !-, on retourne vers des conditions de travail proches de celles du XIXème siècle. Avec en plus le fait que les populations sont de plus en plus noyées dans la société de consommation (donc attachées à leur mode de vie individualiste, qui nécessite toujours plus de fric, au delà des besoins vitaux) et que la lutte de classe est de moins en moins saisissable : fini le temps où les travailleurs, réunis nombreux sur un même lieu de travail, connaissaient leur exploiteur, le patron. C’est le temps des actionnaires inconnus, cachés derrière les multinationales de plus en plus puissantes, et des petits patrons qui réussissent presque à faire « pitié » à leurs employés qui n’osent plus les combattre.
C’est le chômage qui permet aux dirigeants de justifier de telles mesures. On nous fait croire que c’est en nous enfonçant toujours plus dans la peur du lendemain, le stress du licenciement, l’écrasement permanent des aspirations à une vie décente, qu’on pourrait combattre « les problèmes de la société ». Pourtant, le système fonctionne à merveille : les profits sont là et grandissent en permanence, presque plus personne n’ose remettre en cause l’ordre capitaliste et la marchandisation occupe de plus en plus toutes les sphères de la vie.
Le chômage est alors l’argument parfait pour enfoncer les travailleurs, alors que c’est lui qui permet de répandre la précarité (mise en concurrence) et qu’il est structurel et nécessaire à l’ordre capitaliste.
Pourtant, le chômage va certainement diminuer. D’une part statistiquement, en nous présentant les chiffres de la création d’emplois qui nous masquent la réalité. D’autre part, au détriment de nos conditions de vie. On a alors le choix entre des CPE, un contrat d’avenir, un CES, un CAE, une vacation à l’éducation nationale, un stage dans le service public, un contrat de mission en intérim, le RMA,…
« Le plein emploi est mort, vive le plein emploi précaire ! » (titre d’un tract d’AC !)
De toute façon, les chômeurs n’auront bientôt plus d’autre choix que d’accepter un « boulot de merde payé des miettes » ! Avec le suivi mensuel qui s’installe dans les ANPE, les ASSEDIC et la sécu qui font faillite, le « service public » qui disparaît et le coût de la vie qui augmente, c’est presque la mise au travail forcé.
Aussi, il faut absolument décrédibiliser la gauche qui n’a jamais combattu le développement de l’intérim ni les licenciements abusifs ni le chômage, qui a préparé la privatisation de l’éducation nationale et d’EDF, reculé l’âge de la retraite… Et les syndicats qui sont complices du maintien de nos conditions, puisque ce sont eux les « partenaires sociaux » qui négocient (avec les gouvernements et les patrons) les conditions de notre exploitation et participent à la gestion des miettes que l’on accorde au peuple pour qu’il ferme sa gueule.

L’Etat au service du capital.
C’est cela qu’il faut dénoncer, plutôt que d’enfermer la contestation (du CPE) dans une défense du code du travail et de reporter la faute sur un gouvernement ou un ministre, ce qui laisse penser qu’un autre gouvernement est possible. Car c’est bien là le danger, provoqué par les organisation de jeunesse de gauche (même « révolutionnaire »), que de ne pas dépasser le cadre institutionnel. On ne peut pas, dans un combat révolutionnaire, se placer dans la défense de l’Etat, ou des règles de l’Etat. On sait pertinemment que, dans de telles conditions, le gouvernement n’aurait alors qu’à retirer le projet (et peut-être le faire autrement) et la situation restera toujours la même. Alors il nous faut dénoncer l’Etat qui préserve notre exploitation.
Car c’est lui qui réprime les lycéen-nes du mouvement de 2005, c’est lui qui envoie les flics à des étudiants occupant la fac de Tolbiac (Paris 1), c’est l’Etat encore qui avalise les contrats précaires, organise la répression et les prisons qui nous attendent à chaque instant, et de plus en plus. C’est l’école qui organise la société du travail, individualiste et élitiste, au service des entreprises qui ont besoin de travailleurs formés…
Quand on sait que la jurisprudence (arrêt de cassation) a autorisé des licenciements que l’employeur justifiait en évoquant la « prévision » de problème économique, comment invoquer la justice pour dire que le CPE est anticonstitutionnel ? Il est alors absurde de ne pas dépasser le cadre institutionnel pour favoriser la création et l’émergence de situations réellement révolutionnaires, au delà du cadre politique.

Les orgas de jeunesse, la gauche.
Dans le mouvement étudiant contre le CPE (du point de vue parisien en tout cas), il faut remarquer deux attitudes à combattre.
Il y a d’un coté la gauche institutionnelle (plutôt incarnée par l’UNEF) qui est dans une perspective claire de contrôle du mouvement et de ses ambitions. Ses militants orientent la contestation uniquement sur le seul CPE, en appelant uniquement la jeunesse, s’attaquent uniquement à Villepin et prônent la défense du CDI. Ils sont clairement inscrits dans la perspective électorale de recomposition de la gauche. Un mouvement bien gentil et quelques journées de mobilisation les arrangent bien pour justifier leur rôle.
De l’autre coté, il y a des orgas de jeunesse un peu plus radicales (trotskistes ou même « libertaires ») qui contribuent à enfermer le mouvement dans le cadre institutionnel (manif/AG, droit du travail, critique du gouvernement). Ceux-là favorisent le rôle des réformistes en tentant de les combattre sur leur terrains et essaient d’ores et déjà de mettre un cadre à la mobilisation. Ce sont eux qui font (dirigent et animent) les AG, établissent les revendications, et coordonnent-nationalisent le mouvement avant même que les étudiants soient réellement mobilisés. Pour justifier leur légitimité, ils ont inventé la catégorie des « non syndiqués », c’est à dire des gens qui marchent plus ou moins dans leur sens et qui semblent plus représentatifs des autres étudiants, pour prendre part aux décisions.
En effet, les cadres de la mobilisation sont déjà posés (depuis longtemps) et ceux qui sont alors convaincus qu’il faut se bouger n’ont plus qu’à s’inscrire dans ce cadre. Comment imaginer un mouvement des masses quand les étudiants « normaux » (!) sont isolés face à d’autres « politisés » qui passent leur temps à se combattre entre eux et ont des discours pondus d’avance à faire accepter aux étudiants. Dans de telles conditions, on ne peut qu’imaginer un mouvement de « consommation de la contestation » dirigé par les assemblées générales où seules les orgas sont capables d’influer sur les décisions.
A moins que, par la création d’espaces de discussion et de réflexion, indépendants et spontanés, des espaces de résistance et de création, les étudiants s’approprient la lutte et dépassent le cadre purement politicien. C’est alors qu’il serait nécessaire de se coordonner, pour faire aboutir nos envies, quand les étudiants mobilisés seraient réellement en lutte.
Pour cela, il faut contribuer à favoriser ces espaces, en dehors des AG, et à tous moments, lors d’occupations, de débrayages ou autres. Il faut, non pas établir les revendications des étudiants, mais expliquer notre point de vue, ce pour quoi nous entendons combattre le CPE et surtout dépasser cela pour favoriser l’émergence d’une situation où chacun aurait sa place, prendrait en main sa vie, au delà du monde que l’on nous impose, bref, une situation révolutionnaire porteuse d’espoirs pour notre avenir.
SEBA, Paris - février 2006.

TRAVAIL PORTUAIRE : UN CAS D’ACHARNEMENT DE LA COMMISSION EUROPÉENNE


Dans l’ambiance idéologique de la dérèglementation et du « libre marché » (ambiance d’ailleurs nourrie du texte même des divers traités européens), il était inévitable que la Commission Européenne s’en prît spécifiquement au travail portuaire et qu’elle lui accordât une attention particulière.
En effet le travail portuaire, et plus précisément la manutention portuaire, est un secteur d’activité où, dans tous les pays d’Europe (et même ailleurs), existent des traditions d’organisation et de lutte de la main-d’œuvre qui ont abouti à faire du travail portuaire un travail réservé à une certaine catégorie de travailleurs : les dockers, spécialisés et embauchés, selon des modes contractuels divers (à la journée, au mois...), par des entreprises elles-mêmes spécialisées.

Les attaques de la Commission européenne : la première bataille
Cette notion même de travail « réservé » est, en elle-même, un concept insupportable pour les néo-libéraux qui nous gouvernement. Pourtant elle a pénétré, d’une façon ou d’une autre, dans les conventions collectives, les codes du travail et même dans une convention internationale de l’OIT (Organisation Internationale du travail), signée en 1973 et ratifiée par de nombreux Etats de l’Union Européenne.
Il s’agissait donc, pour l’Union européenne, de s’attaquer à une corporation (terme pour moi sans connotation péjorative, s’agissant d’une profession soudée, ayant de fortes traditions de lutte et dans laquelle on fait généralement toute sa carrière) et d’ouvrir le travail portuaire au vaste marché libre de la main-d’œuvre, ce qui aurait permis, concurrence entre ouvriers aidant, de faire baisser les salaires.
Les arguments économiques généraux mis en avant par la Commission étaient assez faibles : il était question de favoriser le commerce extérieur de l’Union en faisant baisser les coûts portuaires, ces messieurs de Bruxelles feignant d’ignorer que le transport terrestre étant incommensurablement plus cher que le transport maritime - de 10 à 100 fois le coût de la tonne transportée à distance égale -, les entreprises qui importent ou exportent utilisent, autant que possible, le port le plus proche.

Pour faire baisser les salaires, il fallait une mesure radicale : changer de salariés. L’idée est très vite venue aux compagnies maritimes qui font décharger leurs navires par les entreprises de manutention portuaire, employeurs des dockers, de les faire décharger par leur propre personnel : les marins. Ce qui était inimaginable avec des marins à statut national qui font leur temps de travail à la mer, devenait possible avec des marins sans protection, embauchés au plus bas prix sur un marché international sauvage par des compagnies sans visage et sous des pavillons tous plus « complaisants » les uns que les autres. Et cette idée commençait à être mise en pratique, ici et là, à titre expérimental dans les ports et dans les pays où n’existait soit pas de droit social du tout soit aucun moyen de le faire respecter. Les marins philippins ou pakistanais (ou d’autres) pouvaient pour 200 $ par mois faire leur quart à la mer, charger le navire pendant les escales, voire passer un coup de peinture sur la coque s’ils avaient un petit temps mort.
Le rêve: passer ainsi de l’extraction de la plus-value relative (gratter sur la productivité et le rendement) à l’extraction de la plus-value absolue (augmenter le temps de travail sans augmenter le salaire).

Pour définir cet objectif, ces messieurs de Bruxelles avaient trouvé une jolie expression de langue de bois technocratique : ils appelaient ça l’auto-assistance ! La compagnie maritime n’avait plus à payer un prestataire extérieur ; elle se débrouillait, jamais la formule n’avait été plus exacte, «avec les moyens du bord ».

Bien entendu, les dockers, même sans se concerter au niveau européen, avaient très bien compris le but de la manoeuvre et avaient, ici ou là, déjoué les tentatives « d’auto-assistance » en bloquant les navires des compagnies qui s’y étaient risquées.

Donc, lorsque pour la première fois en 2001 la Commission Européenne a mis en circulation son projet de directive portuaire, elle ne pouvait guère espérer prendre les travailleurs portuaires par surprise, et ce d’autant moins que, pays par pays, ils avaient déjà subi, à partir des années 80, de fortes attaques contre leurs effectifs, leurs droits sociaux et leurs conditions de travail.

La première bataille européenne s’est donc engagée en 2001. Elle allait être longue puisque la procédure d’approbation d’une directive, qui est l’équivalent en droit communautaire d’une loi en droit national, est une procédure lourde qu’il est possible de résumer très schématiquement : la Commission élabore un projet, le soumet au Parlement, d’abord en commission, puis en séance plénière. S’il est approuvé et validé par le Conseil des Ministres (lequel en a eu connaissance dès l’origine), la directive doit être intégrée dans les législations nationales correspondantes dans un délai fixé. S’il ne l’est pas, s’instaure un aller-retour complexe entre le Parlement et la Commission, car le traité d’Amsterdam a établi un système de co-décision qui fait qu’aucun des deux protagonistes ne peut avoir le dernier mot : il faut un compromis.

Les ripostes des dockers
La bataille allait être longue. Pour la gagner il fallait :
- maintenir la mobilisation des dockers sur une longue durée
- organiser la coordination européenne des syndicats
- assurer un suivi permanent des travaux parlementaires
- organiser les pressions sur les parlementaires et les fonctionnaires de la Commission
- organiser des actions de grève coordonnées dans tous les ports et des manifestations centrales dans les moments décisifs
- assurer l’expression régulière des travailleurs dans les médias

La coordination européenne des syndicats et de leurs actions n’était pas le moindre défi. Quelques éclairages sur une question qui mériterait un travail approfondi d’histoire sociale qui reste à faire.

- En France, la CGT, à travers la Fédération nationale des Ports et Docks, organise la très grande majorité de la profession, mais des dissidences sont apparues au moment de la réforme portuaire de 1992 et se sont maintenues à Saint-Nazaire et à Dunkerque.
- En Espagne, la très grande majorité des dockers est organisée dans une fédération indépendante des confédérations.
- Au Royaume-Uni, le statut de docker a été brisé par Margaret Thatcher en 1989 et les travailleurs des ports – il en existe toujours – se réorganisent progressivement après cette attaque très brutale.
- Dans les autres pays, les dockers ne sont pas représentés par une fédération professionnelle spécifique, mais intégrés dans une structure représentant tout ou partie des salariés du secteur des transports et dans laquelle leurs problèmes ne sont pas les seuls dans un secteur où la dérégulation frappe tout le monde ; routiers, cheminots.....
- D’un pays à l’autre, les niveaux de combativité sont divers et les directions syndicales ont des colorations politiques variées : démocrates chrétiennes, social-démocrates, communistes, co-gestionnaires comme en Allemagne, plutôt autogestionnaires (Espagne), bref, un véritable patchwork.
- Sur le plan européen, existe une structure de rassemblement des confédérations syndicales : la CES (confédération européenne des syndicats), organisme lourd et très éloigné des préoccupations des syndiqués de base ; mais certaines confédérations nationales comme la CGT française n’y sont entrées que très récemment, la fracture du syndicalisme international engendrée par la guerre froide ne se réduisant que progressivement.

- Il existe une structure européenne rassemblant la grande majorité des fédérations professionnelles des transports : l’ETF (European Transport Federation), avec un secrétariat spécial pour le travail portuaire, qui devrait être le lieu de regroupement de toutes les fédérations représentant les travailleurs portuaires mais qui a été fondée par une structure mondiale l’ITF ( International Transport Federation), elle-même issue de la coupure de la guerre froide, et dont les fédérations de la CGT française, qui elle appartenait à la structure syndicale mondiale des régimes de l’Est, la FSM (Fédération syndicale mondiale), ne veulent pas faire partie. Aussi la fédération nationale des ports et docks CGT a-t-elle entrepris de fonder, avec la fédération espagnole autonome et quelques autres, une fédération internationale de dockers alternative.

Malgré tout, la brutalité de l’attaque était telle que ces divisions multiples ont heureusement et au fil du temps été surmontées dans la pratique de la lutte contre le projet de directive. Mais elles demeurent dans les structures.

Les divisions patronales
Dans le camp adverse, et derrière la façade de la directive concoctée par ces messieurs de Bruxelles, l’unité n’était pas assurée. Les intérêts et les revendications des compagnies maritimes étaient bien pris en compte (voir plus haut) mais le patronat des entreprises de manutention portuaire, celles qui emploient les dockers, était divisé. Sur le fond même du projet : les entreprises de manutention, issues pour la plupart d’entreprises locales connaissant bien leur port, leur personnel, ne sont qu’exceptionnellement, même avec la concentration contemporaine du capital, propriété des compagnies maritimes. Un port est une frontière, un face à face entre deux mondes : celui de la mer et celui de la terre. Ils sont tenus de coopérer : les marchandises et les passagers doivent passer d’un monde à l’autre, mais la séparation entre les intérêts « nomades », ceux du transport maritime, transnational par nature et ceux du port, sédentaire et enraciné sur un petit morceau de territoire, ne sont pas identiques.
Cette différence se traduit dans les structures patronales. Le patronat maritime a une vision unifiée, mondialisée et déterritorialisée de ses intérêts, le patronat portuaire, au contraire, doit s’accrocher et gagner sa vie dans un lieu fixe. Pour résumer : un navire peut changer de port tous les jours et il n’a que l’embarras du choix, un port ne peut pas. Cette fixité portuaire explique que, malgré les politiques de privatisation qui y sont à l’œuvre comme ailleurs, le rôle des collectivités publiques, Etats, régions, communes, continue d’y être important ne serait-ce qu’en raison du coût et de la longue durée de vie des installations. Conséquence : au niveau patronal européen, il existe non pas une mais deux représentations patronales : l’ESPO, qui représente les ports et la FEPORT, qui représente plus directement les entreprises de manutention.
Les syndicats de dockers n’ignorent rien de ces diverses oppositions d’intérêt et ils ont su en jouer dans la bataille contre la directive comme, en d’autres occasions, ils en avaient joué dans des conflits locaux ou nationaux.

La reprise du combat
Mais la bataille de la directive portuaire est exemplaire car elle a eu lieu deux fois.
Lorsque, en 2003, le Parlement européen qui s’est prononcé contre le projet et la Commission Européenne constatent qu’ils ne trouvent pas de terrain d’entente pour un compromis, ils jettent l’éponge. Le projet est abandonné.

C’était compter sans l’acharnement néolibéral. En 2004, un nouveau parlement européen est élu. La majorité bascule à droite, même si un « arrangement » maintient un socialiste à la Présidence. La Commission Européenne elle aussi change. Elle passe d’un centre gauche rose très pâle, avec ROMANO PRODI à sa tête, à un centre droit atlantiste et néo-libéral musclé avec MANUEL BARROSO.

Ce nouvel équipage politique va remettre sur le tapis, comme il en a le droit, le projet de directive dans l’état où l’équipe PRODI l’avait laissé et les travailleurs portuaires et leurs organisations syndicales vont donc reprendre un combat dont ils connaissent désormais toutes les étapes et tous les pièges. Le 19 Janvier 2006, ils remportent une nouvelle victoire. Le Parlement européen, qui voit 6000 dockers en colère – c'est-à-dire une fraction significative de la profession au niveau européen, ce qui arrive rarement dans d’autres conflits sociaux en Europe - manifester bruyamment (1,2) devant ses portes, rejette à nouveau le projet de directive (3).

Cette victoire vient d’être confirmée à l’occasion des débats sur la directive BOLKESTEIN, le Parlement européen, échaudé, ayant précisé que le travail portuaire était explicitement exclu du champ d’application de la future directive, si directive il y a.

Ce qui dépendra de la construction d’un rapport de forces européen global, l’exemple portuaire est sous nos yeux pour le confirmer, et il mérite d’être connu comme un exemple du travail prolongé à faire et des difficultés à surmonter pour faire échec à la machine bruxelloise.

Albert Duquet 21.02.2006

(1) A la suite des heurts avec la police à Strasbourg, plusieurs dockers ont été emprisonnés. Suites non connues de l’auteur à la date de la rédaction de cet article, mais il faut redouter, dans le SARKOZYSME ambiant, une criminalisation de leurs actes à laquelle il faudra s’opposer.

(2) Bonnes Photos de la manif de Strasbourg sur le site Internet créé par les dockers de Rotterdam www.pp2stop.org

(3) Résultat du vote le 19 Janvier : rejet par 677 voix contre 532 (une partie de la droite a voté le rejet avec la gauche)
.


Elections Palestiniennes : la fausse surprise

Les dernières élections en Palestine ont semble-t-il fait l’effet d’un coup de tonnerre pour nombre d’observateurs dits avisés de cette région du monde. Ceux-ci prévoyaient bien une montée en influence significative pour le Hamas mais pas au point de remporter les élections. Plusieurs raisons expliquent cette nouvelle situation. Mais d’abord pourquoi Hamas a-t-il gagné les élections ? Il y a à cela plusieurs causes :

Il y a d’abord et avant tout l'occupation militaire israélienne.

Celle-ci prend plusieurs formes. Les entraves à la circulation par les check-points ne sont que l’aspect le plus visible mais la conséquence logique de ces entraves est le morcellement et l’isolement des groupes humains à l’échelle du village ou du quartier. Il n’est pas rare de rencontrer des villageois qui n’ont pas vu leurs proches habitant à quelques kilomètres depuis plusieurs années. Cet isolement ne favorise pas la réflexion ni la lutte collective. Cette occupation dure maintenant depuis près de 39 ans.

Il y a aussi la paralysie endémique de la justice.

La police palestinienne n'a pas les moyens d'exécuter les jugements concernant les affaires de droit commun. Il est de notoriété publique que toute la police palestinienne réunie en Cisjordanie possède moins d'armes que les habitants d'un seul village. La population palestinienne est l’une de celles où le taux de possession d’armes est le plus élevé du monde. Par endroits, il est plus facile de se procurer une kalachnikov, pas toujours en bon état, certes, que de l’alimentation pour bébé.

Il y a aussi la loi de la jungle.

L'insécurité est permanente, causée par la présence des armes "de la résistance". La population civile en souffre parfois des conséquences mais aussi d'abus fréquents. La réalité de gangs mafieux, en particulier dans les villes, n’est pas que de la propagande sioniste.
Tous ceux qui en ont souffert ont voté Hamas.
Ces thèmes ont largement été évoqués dans la campagne électorale de Hamas

Ensuite il y a la réalité sociale se traduisant par un taux de chômage élevé.

Tous les chômeurs ont voté Hamas, l'autorité (Fatah) n'ayant pu apporter de solution.
La situation économique actuelle dans les territoires est misérable, Hamas est très actif dans l'action sociale et caritative. Pour la première fois depuis la première guerre mondiale, une partie du peuple palestinien a faim… Il existe des familles qui nourrissent leurs enfants de pain trempé dans du thé. Hamas qui a de l’argent, a nourri, soigné, pris soin des handicapés, construit des écoles.

Autre raison majeure, la "corruption" (point central de la campagne électorale de Hamas).

A l'évidence, certains responsables et hauts fonctionnaires de l'Autorité Palestinienne étaient corrompus : de l'ordre de 10% d'entre eux, mais d'une façon très visible et au point de pouvoir ainsi utiliser leur influence dans une Palestine qui n'est pas un Etat de droit. Certains ont sévi longtemps. Il faut parallèlement parler d'une certaine forme de clientélisme que connaît chaque pouvoir mais qui est considéré comme de la corruption. Il est à peu près certain qu'il y a autant de corruption, de clientélisme, de détournements de fonds au sein du Hamas que dans tous les mouvements et partis politiques en Palestine, et ailleurs sans doute, mais cela n'est pas visible.
L’immense déficit politique et social de l’Autorité palestinienne.
Les maigres résultats des accords d'Oslo se sont traduits par une baisse globale des libertés de circuler, de travailler, d’étudier. Il n’y a jamais eu autant de check-points, de restrictions de liberté de circuler, d’arrestations, de confiscations de terres, de destructions de maisons et d’assassinats que depuis la mise en place des accords d’Oslo en 1993. L’état d’Israël continue de faire ce qu’il veut dans les territoires occupés. Tout cela dans le cadre d’un processus dit de négociation qui au final n’a abouti qu’à renforcer la présence israélienne et à développer la colonisation. Cet échec patent du processus de paix, issu des accords d'Oslo, a eu des effets négatifs sur la vie quotidienne de l'homme de la rue qui, frustré, appauvri, a voté pour Hamas qui lui promet une très bonne situation économique.
Les pays occidentaux et l’ONU se sont donné bonne conscience en finançant largement l’Autorité Palestinienne mais ont une responsabilité écrasante dans l’échec du processus de paix, en cautionnant la logique unilatérale qu’a choisie l’Etat d’Israël, en refusant d’imposer la moindre pression pour une reconnaissance pleine et entière de la souveraineté du peuple palestinien.

Quelle analyse de la nouvelle situation ?

Ces dernières élections marquent un tournant historique à plusieurs niveaux.
Tout d’abord pour le peuple palestinien qui a choisi d’envoyer un signal fort contre les partis au pouvoir au sein de l’Autorité Palestinienne. Il n’y a pas eu un vote massif d’adhésion au Hamas mais plutôt un vote contre le Fatah. On sait de source sûre qu’un nombre non négligeable de militants de ce parti ont clairement voté pour le Hamas.
C’est un tournant historique aussi au sein même des pays arabes de la région. C’est la confirmation de la montée d’un courant radical, celui du refus des dictatures corrompues soutenues de près ou de loin par l’Amérique de Bush. Le Hamas représente en Palestine ce courant, dans lequel la religion est loin d’être absente, comparable à ce qui se passe en Egypte avec les Frères musulmans, comparable à ce qui se passe en Syrie où le fils Assad contient tant bien que mal une situation politique qui lui échappe de plus en plus, comparable enfin à la Jordanie où le petit roi serait déjà balayé si l’influence américaine et israélienne n’était pas si présente.
C’est un tournant historique enfin dans le sens où l’Occident va devoir réfléchir à une nouvelle doctrine vis-à-vis d’une Autorité Palestinienne encore largement imprévisible. Quand bien même il n’est pas encore question de discuter avec une organisation considérée comme terroriste prônant la destruction de l’Etat d’Israël, une majorité de pays occidentaux s’y résoudront un jour.
Nombre de pays occidentaux oscillent encore entre le fait d’aider malgré tout le peuple palestinien, en particulier l’Europe, et le fait de diaboliser le Hamas comme complice des ennemis de l’occident. Pour certains, le syndrome 11 septembre et Al Qaeida ne sont pas loin.
Ce tournant historique est avant tout la victoire d’Israël, à travers sa politique unilatérale qui a prévalu avec l’arrivée au pouvoir de Sharon. Cette politique avait induit, avec l’échec provoqué des accords d’Oslo, une impasse politique où aucune perspective ne pouvait émerger de la part de l’ancienne Autorité Palestinienne. Le piège israélien a bien fonctionné. A partir du moment où Israël a décrété qu’il n’y avait pas d’interlocuteur crédible du côté palestinien, cet Etat s’estimait légitimé à décider de ce qu’il devait faire sans négocier avec les Palestiniens.
Avec son refus d’Oslo et donc de la constitution d’un Etat palestinien, Sharon a cassé les structures embryonnaires de cet Etat, rendant incapable et impuissante une Autorité Palestinienne qui s’est trouvée sans plus aucun crédit auprès de la population palestinienne. Cette Autorité Palestinienne dominée par le Fatah s’est quasiment effondrée. Fort de son principe qu’il n’y a aucun interlocuteur du côté palestinien, Israël a constamment maintenu un degré élevé de répression, en particulier par l’arrestation des cadres moyens de la résistance (tous partis confondus), ceux qui ne sont pas dans les ministères mais dans la lutte sur le terrain, privant en cela l’Autorité Palestinienne de précieux relais pouvant donner de véritables perspectives politiques. Le plus célèbre d’entre eux est Marwan Barghouti, condamné à la prison à vie. De son côté, l’Autorité Palestinienne dirigée par le Fatah est aussi largement responsable de son échec par son absence de politiques claires sur la manière de mener la lutte et surtout par son incapacité à apporter du mieux-être à la population, engluée qu’elle est dans ses dissensions et ses rivalités, minée qu’elle est par la corruption. Il faut rappeler qu’il n’y a pas eu de congrès du parti au pouvoir depuis 1996.

Le résultat de ces élections va profiter à Israël de plusieurs manières

D'abord il ne faut jamais perdre de vue que l'émergence du Hamas a été bien tolérée par le gouvernement israélien en 1987-1988 pour diviser le peuple palestinien et créer une force destinée à diminuer l'influence de l'OLP ; que le Fatah et l'OLP sont nés en 1964-65 et sont par la suite entrés en conflit, à un moment ou à un autre, avec tous les régimes arabes (Irak, Syrie, Arabie saoudite, Egypte, Libye etc.), tandis que Hamas n'a jamais connu d'affrontement avec les voisins de la Palestine ; que le Fatah est au pouvoir, si l'on peut dire, au sein de l'Autorité palestinienne depuis dix ans avec les mêmes personnes, que ce soit dans le législatif, l'exécutif ou les nombreux services de sécurité.
Le fait d’avoir peut-être dans l'avenir un état religieux en Palestine va aider le gouvernement israélien à mieux faire passer l'idée d'un Etat juif religieux… Le conflit entre laïcs et religieux en Israël n'est pas fini, loin de là, le camp religieux est très fort. Israël est incapable de se doter d'une constitution, en grande partie à cause de ce conflit entre Israéliens. Les questionnements sur qui est juif, qui ne l’est pas, le poids du rabbinat pour tout ce qui concerne les questions civiles, les questions des frontières, n’ont jamais été tranchés. Ces problématiques semblent oubliées face à la médiatisation du conflit avec les Palestiniens, mais restent néanmoins d’actualité dans la société israélienne.
Désormais, le gouvernement israélien se sentira conforté, face à la communauté internationale, pour agir unilatéralement en matière de colonisation, de construction du mur, de spoliation de l'eau etc…
Il se sentira encore plus légitimé pour se livrer à encore plus de répression aux yeux de l’opinion internationale, accentuant en cela la radicalité de toute une frange du peuple palestinien prête à choisir l’arme du terrorisme suicidaire.
Sachant que les propos politiques de Hamas sont ceux de Fatah pendant les années 70, Israël et la communauté internationale ont recommencé à sortir les mêmes phrases, à savoir : Hamas doit reconnaître Israël, sachant pertinemment que ce n’est pas à l’ordre du jour, un recul qui fait encore gagner du temps à Israël qui continue tous les jours son processus de colonisation. De moins en moins d'espace pour un éventuel futur Etat palestinien…
A ce propos, les interviews des responsables de Hamas avec les journalistes ces jours-ci le confirment. : « Nous étions, il y a trente ans à Fatah, victimes de notre discours ; Hamas est dans la même situation ; que de retard sur l'histoire… »

La stratégie du Hamas

Même si celui-ci a subi une répression majeure, il a su tirer parti de la déliquescence de l’Autorité Palestinienne dominée par le Fatah. Dans une vision clientéliste, il a développé un véritable travail social islamiste privé, palliant en cela l’absence de services publics d’aides à la population, à travers la mise en place d’écoles, de centres sociaux, de soutien aux familles de prisonniers (9300 à ce jour), de soupes populaires, de soutiens financiers divers, car le Hamas est riche. Les soutiens provenant en particulier de l’Iran ne sont pas que de la propagande. Le Hamas a aussi parfaitement réussi dans sa communication auprès des gens avec une autre manière d’être ; il a donné à voir une considération, franchement démagogue à certains endroits, et avec à l’occasion un discours populiste le rendant tout de suite sympathique. La politesse, le savoir-faire et la rigueur apparents des membres et sympathisants de Hamas ont donné une image de ce parti, un crédit que n’avaient plus depuis longtemps les membres du Fatah. Depuis que Hamas existe, 87-88, il n'a pas eu à gérer les affaires publiques, contrairement à Fatah. La préoccupation première était de gagner les élections, aussi bien au sein des syndicats de travailleurs, des organisations estudiantines et de toutes sortes d'associations. Ses sympathisants sont très organisés et efficaces pour aller chercher les personnes âgées le jour des élections, les amener aux bureaux de vote et leur expliquer pour qui voter : pour ceux qui prônent "l'Islam est la solution" –slogan présent sur les affiches de tous les candidats.
Dans une société majoritairement musulmane, et surtout parmi les personnes âgées, beaucoup sont sensibles à ce slogan.
Le Hamas s’est donc posé comme une véritable alternative à la fois sociale et politique en faisant campagne contre la stratégie politico-militaire du Fatah. Celui-ci préconisait le désarmement des milices incontrôlées (sans en avoir les moyens), prônait la négociation envers et contre tout avec Israël, mais aussi était favorable, même si l’investissement militant n’était pas à la hauteur, à des formes de luttes plus ou moins non violentes mais surtout collectives, avec la participation d’Israéliens anticolonialistes et des internationaux. L’exemple le plus flagrant est la lutte contre le mur à Bil’in. Mais cette pratique collective et cette volonté de globaliser les luttes datent au moins de 2002. A l’inverse, le Hamas n’a jamais vraiment accepté la présence des internationaux sur aucun terrain de luttes, en particulier ceux contre le Mur, encore moins la présence d’anticolonialistes et pacifistes israéliens.
Le Hamas s’inscrit donc en rupture vis-à-vis de la stratégie qui consiste à négocier et à entrer dans le jeu institutionnel. D’ailleurs personne ne veut de lui tant qu’il n’aura pas reconnu l’Etat d’Israël et renoncé à la violence. Le problème est qu’il existe un courant non négligeable au sein de la population palestinienne qui aspire à la paix et à la négociation avec Israël. Ce courant n’est pas conjoncturel, c’est une tendance lourde qui se confirme à chaque sondage.
La question maintenant va être de savoir comment le Hamas va gérer cette contradiction. D’un côté les désirs de retour à l’ordre et à la sécurité au sein des villes palestiniennes, la fin de la corruption ; tout ceci correspond au programme du Hamas. De l’autre, sortir de la culture de la violence qui, au final, a été bien plus contre-productive que réellement efficace depuis le début de la deuxième Intifada, et accepter l’option de la négociation avec Israël. Mais sur quelles bases ?

Et la société palestinienne ?

On peut légitimement s’interroger sur le projet de société que le Hamas souhaiterait mette en place. Autrement dit, doit on avoir peur d'un processus de "talibanisation" de l'Autorité Palestinienne avec l’instauration de la charia ? Même si certaines franges de ce parti le souhaitent, ce n’est pas certain, d'abord parce que Hamas est encore loin d'être majoritaire en Palestine (en terme de voix, Hamas a recueilli 434 817 voix, les autres listes réunies 523 900), ensuite parce que l'idéologie de Hamas n'est pas bâtie sur les mêmes principes ayant cours à Kaboul, ce n'est pas la même mentalité. La logique multiculturelle est bien plus présente en Palestine. A titre d’anecdote, il existe toujours aux environs de Naplouse (en plein territoire palestinien) une antique secte juive, les samaritains, parfaitement acceptée par la population palestinienne. Il existera bien çà et là quelques intégristes locaux qui tenteront d’imposer le port du voile à des femmes un peu trop occidentalisées, mais rien ne dit que nous assisterons à un mouvement de régression intégriste massif

Surtout, jusqu'à maintenant et il est clair que c'est encore pour longtemps, le peuple palestinien a fait preuve d’une rare maturité, qui fait que les mouvements et les partis politiques ont su et sont parvenus à garder des relations fraternelles malgré les petits affrontements, même si on a pu assister à Gaza notamment à quelques épisodes de violence un peu supérieure en importance et en intensité à ce que l’on connaissait d’habitude. On peut considérer que ces escarmouches sont le fait d'individus ou de petits groupuscules. Jamais un parti ou un mouvement politique n'a pris la décision d'affronter un autre parti ou mouvement d'une manière violente. Les bruits de risques de guerre civile et d’affrontements durables et majeurs entre factions rivales ne sont pas fondés. Le peuple palestinien dispose-t-il d'un garde-fou ? Oui, car l'OLP est encore le seul représentant légitime de l'ensemble du peuple palestinien en diaspora et à l'intérieur de la Palestine. Juridiquement la plus haute instance palestinienne est le Conseil National Palestinien. Les 132 élus du Conseil Législatif font partie de ce CNP et le Hamas est loin d'être majoritaire au CNP qui comprend environ 600 membres représentant, tous les mouvements politiques palestiniens, sauf Hamas.
Le résultat de ces élections, quel que soit l’avis que l’on puisse avoir là-dessus, est une réalité. L’aspiration à la liberté et la souveraineté de la Palestine est toujours à l’ordre du jour pour le mouvement de solidarité internationale. Ce mouvement doit même être accentué, face aux attaques en règle orchestrées par les Etats-Unis et Israël. Mais cette solidarité ne doit pas être aveugle, elle se doit d’être vigilante sur tout ce qui concerne le projet de société qui va se mettre en place, en particulier vis-à-vis des femmes, car même si le pire n’est jamais certain, l’histoire récente est là pour rappeler au mouvement international de solidarité qu’un parti religieux qui arrive au pouvoir est toujours un risque pour l’autre moitié de l’humanité que sont les femmes.

Patrick OCL Caen
Février 2006


[Sommaire de ce numéro] [Liste des numéros de CA sur le site] [S'abonner] [Commander des anciens numéros]