Courant alternatif no 166 FEVRIER 2007

SOMMAIRE
Edito p. 3
SOCIAL
De l’ordre juste à l’effort récompensé p.4
L'automédication, une source de profit pour les lobbies pharmaceutiques p.6
Thomé-Génot (suite et pas fin) p.8
Aide au séjour irrégulier : priver les sans-papiers de leur soutien ? p.9
POLITIQUE SECURITAIRE
Procès pour résister en photographiant p.11
Rubrique Big Brother p.12
CONTRÔLE DE LA PENSEE
Du populisme bien compris p.13
SANS FRONTIERE
Oaxaca, la commune n'est pas morte
p.15
Mexique, pays révolutionnaire et sécuritaire ? p.17
France-Rwanda, nouvelle étape dans le négationnisme du génocide des Tutsi p.20
Pays Basque : processus de paix ébranlé, pas totalement bloqué
p.23
Brèves p.23

EDITO

Ne laissons pas faire

Chacun a sa place et les vaches seront bien gardées… C'est dans cet esprit que des milliardaires se sont lancés depuis dix ans dans un nouveau type de philanthropie, à travers les " fonds d'investissement ". B. Gates (fondateur de Microsoft), M. Bloomberg (patron de presse et maire de New York) et T. Turner (créateur de CNN) mènent en effet campagne sur ce thème auprès de leurs pairs - par le biais du magazine en ligne Slate et de la Fondation B. Clinton - pour les pousser à se montrer charitables.
L'idée a gagné en France, où on voit à présent des riches lâcher des sommes considérables à destination des pauvres, afin d'investir dans des " quartiers sensibles ", de venir en aide à des handicapés ou de financer quelque ONG. Pourquoi tant de bonté ? se demandera-t-on perversement. Parce que la fiscalité y incite, bien sûr ; à cause de quelques cas de conscience, peut-être, face aux immenses inégalités sociales… Mais, sans nul doute surtout, comme le reconnaît ouvertement D. Pineau-Valencienne (cet ancien P-DG de Schneider que deux semaines passées derrière les barreaux en 1996 ont paraît-il convaincu de porter secours aux prisonniers), " parce que ne pas partager la richesse nous expose à des incendies ".
Rassurons-nous, non seulement ces sommes lâchées représentent moins que rien pour de telles fortunes, mais elles ne le sont pas gratuitement. L'irrépressible désir de bienfaisance manifesté ici est étroitement balisé par les critères d'efficacité, de rentabilité et de retour sur l'investissement. Dans cette optique, plutôt que de financer directement des hôpitaux et des fondations de recherche, les " philanthropes entrepreneurs " créent des fonds chargés de de le faire. Pas bête, hein ? car ces fonds (mis au point par des spécialistes du capital-risque de la Silicon Valley) permettent aux généreux donateurs à la fois de ne courir aucun risque financier et de figurer au palmarès des " top givers " de Business Week ou à celui de Slate 60. Revue selon laquelle, si les 60 premiers de sa liste en 2005 ont donné trois fois plus d'argent (4,3 milliards de dollars) que ceux de 1996, c'est " parce que les riches deviennent de plus en plus riches ". On ajoutera que la pub faite autour de leurs largesses est d'un profit plus que parfait.
F. Riboud, P-DG de Danone, vient pour sa part de lancer - avec la Gramen Bank (ou " banque des pauvres ") du Bangladais M. Yunus, Prix Nobel de la paix 2006 et spécialiste de la microfinance - un fonds destiné à développer dans les pays pauvres des entreprises liées de près ou de loin aux activités de son groupe. Ces entreprises doivent avoir " vocation à être rentables ", mais, assure-t-il, leur " ambition principale est la maximisation d'objectifs sociaux ou sociétaux et non la maximisation de leurs profits ". Ainsi vont être construites au Bangladesh 50 usines - dont le nouveau commercial Zidane a inauguré la première - pour produire des yaourts bon marché. Les deux actionnaires actuels ne toucheront, nous dit-on, que 1 % des dividendes, le reste allant à la construction d'autres usines. Danone se désengagera ensuite de l'opération ; et le fonds " danone-communities " sera financé plus largement, par une partie des dividences versés aux actionnaires, par l'épargne salariale… et peut-être même par les consommateurs ! Riboud admet lui aussi sans fard que son initiative est commerciale et stratégique. Il s'agit d'adapter le double " projet économique et social " qu'avait déjà son papa " à l'heure de la mondialisation " ; et d'" apporter la santé par la nutrition au plus grand nombre " tout en maximisant les profits, donc " que ceux-ci soient les meilleurs possibles ". Un objectif qui, dans la bouche d'un " communiquant " du groupe agro-alimentaire, est " résumé " par la représentation de la population sous la forme d'une pyramide à 5 niveaux dont les A, B et C sont " déjà atteints ", et les D et E le seront bientôt puisque Danone va " pouvoir leur proposer des produits ".
Ces " innovations " caritatives montrent à quel point le patronat se sent aujourd'hui fort - fort de ses richesses accumulées (en entreprises et en salarié-e-s comme en biens), mais aussi de l'impact idéologique qu'il a sur les populations (voir notamment, dans ce numéro, p. 13). La propagande déversée en continu par les médias vise l'adhésion au système, en donnant l'illusion de pouvoir décider de l'avenir (grâce au vote électoral, voir p. 4), sur le plan individuel sinon social ; et de pouvoir jouir, même de façon infinitésimale, des " bienfaits " de la société existante (grâce au crédit d'achat, à la participation salariale…) quand on est un-e bon-ne citoyen-ne, c'est-à-dire travailleur-électeur coopératif. Pour les autres, c'est la charité s'ils-elles se tiennent à carreau, la répression s'ils-elles ne le font pas (voir pp. 7 et 11). Surtout s'ils-elles sont étrangers (voir p. 9). Et ce programme est le même partout dans le monde (voir p. 15).
Contre un tel cynisme tranquille, une seule réponse : Ne laissons pas faire !

OCL-Poitou


De l'ordre juste (S.R.) à l'effort récompensé (N.S.)



Nous affirmions dans CA d'octobre 2006 que l'enjeu réel de la prochaine présidentielle était de savoir qui se chargerait d'accompagner et de poursuivre " la transformation des conditions d'exploitation du travail humain " que le développement du capitalisme requiert en ce début de siècle.

Un délire sécuritaire de plus !

Une transformation déjà largement mise en œuvre : au cours des 26 dernières années, droite et gauche se sont partagé le pouvoir : 14 ans de présidence socialiste et 10 chiraquienne, entrecoupées de cohabitations. 26 années pour mettre en œuvre une modernisation du capitalisme adaptée à la fin des trente glorieuses. Dès 1981 les socialistes avaient commencé un travail que Giscard n'avait pu entamer sérieusement : restructuration des grosses industries, réhabilitation du travail comme valeur et annonce de fin de la lutte des classes, création d'emplois précaires, baisse des allocations de chômage, suppression de l'autorisation administrative de licenciement, etc. Le reste s'est poursuivi bon an mal an quelle qu'ait été la couleur du gouvernement. Il reste à poursuivre et à consolider le travail accompli, mais sans trop de heurts : même si le chômage n'augmente pas de manière formelle, la précarité, elle, se généralise si bien que le nombre de travailleurs pauvres qui n'entrent pas dans les statistiques des demandeurs d'emploi s'accroît tous les jours, banalisant l'inquiétude que ressentent à juste titre des millions de gens, salariés ou non. De plus, des dizaines de milliers de travailleurs ayant un emploi à plein temps, jadis considéré comme stable, craignent de le perdre, y compris dans les secteurs " fonction publique " (comme les vacataires et les contractuels). Ces peurs ne favorisent guère pour l'instant les résistances et inclinent plus vers des négociations individuelles ou au cas par cas (si le CPE, il y a peu, avait cristallisé les mécontentements, à l'initiative de la jeunesse, le CNE, lui, mis en place auparavant, n'avait guère provoqué de réactions). Cependant, on n'est jamais trop prudent, doit penser le Medef qui, rassuré par les traitements proposés, observe attentivement les recettes des candidats pour faire accepter l'ordonnance. Il est préférable, pour rendre crédible la poursuite du processus, de le vendre comme un habit neuf.

On sait que le programme d'un parti n'engage pas le candidat. Pour Segolène et Sarkozy il s'agit d'un " socle " ou d'un " cadre ", c'est selon, mais sans que soit précisé ce qui est entendu par là. L'une précisera " plus tard ", après les " débats participatifs ", l'autre fera des propositions au cours de la campagne. Pourtant il n'est pas sans intérêt d'aller faire un tour dans ces socles ou ces cadres dans la mesure où, si les programmes sont faits, comme les promesses des candidats, pour ne pas être respectés lorsqu'il s'agit de caresser les travailleurs dans le sens du poil, ils sont révélateurs des grandes orientations idéologiques et des objectifs politico-économiques qui seront mis en œuvre

Vendre l'illusion du changement

Le PS " veut réussir ensemble le changement ", proclame son programme de 32 pages. Mais tout n'est ensuite que formules : innovation " encouragée ", pouvoir d'achat " stimulé ", services publics " confortés ". Un vocabulaire forgé dans les cabinets de marketing politique qui cache mal le flou des moyens qui seraient utilisés. Chaque mot est pesé pour satisfaire de futurs alliés (Verts, communistes, altermondialistes...) et faire croire à leurs électeurs qu'ils ont obtenu quelque chose.
L'UMP avec Sarkozy propose la rupture ; une rupture qui tente de ratisser à gauche avec des références au socialisme et à droite avec un discours d'ordre musclé. " Ordre, mérite, travail, responsabilité " (discours d'investitude de Sarkozy). Travail, famille, patrie : " remettre le travail au cœur de la société " car " c'est dans le travail que se trouvent la dignité et la sécurité ". Les mêmes valeurs que Ségolène ! Cela rappelle le Chirac devenant " de gauche " à quelques mois des élections de 2002 et déclarant vouloir réduire la fracture sociale ! On a vu ce que cela a donné ! Sarkozy constate que la gauche " n'entend plus la voix de Jaurès ni celle de Camus ". Lui, oui. Mêmes phrases creuses en direction de celles et ceux qu'il veut rallier.
L'UMP laisse croire que le PS a dévalorisé le travail avec la mise en place de la loi sur les 35 heures. Il n'en est pourtant rien ! Nous l'avons à l'époque maintes et maintes fois répété et prouvé, les 35 heures ont permis, moyennant quelques avantages parfois, de réorganiser le travail avec plus de flexibilité pour une plus grande productivité et une pénibilité accrue (cadences, accidents, stress, toutes les études le montrent). Ces nouvelles normes, quelles que soient les décisions prises sur les 35 heures, seront celles qui prévaudront. L'UMP, sans l'abolir officiellement, veut contourner la loi. Son credo c'est que " le partage du travail ne conduit jamais à des succès durables ".

Le PS se propose de la généraliser. Dans un cas comme dans l'autre, les " acquis " de la loi en matière de flexibilité, de productivité, de cadences, eux, demeureront ! Ségolène note en outre que si la loi fut " un progrès pour la majorité des bénéficiaires et une régression pour d'autres ", c'est elle qui a désorganisé les services publics et qu'elle doit être remise en cause pour les entreprises soumises à la concurrence internationale (quelles sont celles qui ne le sont pas ?).

Baisser le coût de la force de travail

Pour encadrer le travail, l'UMP propose de mettre en place un nouveau contrat unique, plus souple pour les entreprises (procédures de licenciement moins longues), sur le modèle du CNE qui, ainsi, disparaîtrait à terme. Le PS, lui, annonce la disparition du CNE mais il ne dit pas un mot sur les très nombreux autres contrats de précarité et se propose même de réactiver les emplois-jeunes. Il compte aussi créer des chèques-emploi-salarié sur le modèle des chèques emploi-services afin,, dit-il, de " faciliter les embauches et réduire les formalités administratives " (mais en légitimant précarité, temps partiel et isolement du travailleur). Le choix sera entre une précarité accrue éclatée en de multiples statuts et une autre davantage homogénéisée. L'éclatement laisse croire que l'ancien contrat CDI demeure (position de gauche), tandis que le nouveau contrat " unique " nommé quand même CDI n'aura en fait plus rien voir avec l'actuel (position de la droite). Ségolène Royal, pour l'instant, ne s'est pas encore prononcée, mais c'est du côté des débats participatifs... avec le patronat, qu'elle trouvera sa solution, sans doute médiane. Faut-il se prononcer ?
Le plein emploi pour 2010, proclame le programme du PS ! Formule mensongère : ce qu'économistes et politiques appellent le plein emploi, c'est... 5 % de chômeurs... seulement... Il faut quand même se garder un volant de chômage.
Là encore, le projet socialiste est affublé de formules magiques : " aides ciblées ", " agir préventivement "... Les seules propositions concrètes : " réactiver les emplois-jeunes et baisser les cotisations... patronales ! Car, pour lui comme pour la droite, ce sont les cotisations patronales qui pénalisent l'emploi. Pour l'UMP, cette baisse devra s'accompagner de " moins d'impôts sur les bénéfices pour les entreprises qui embauchent ". " Quand les entreprises savent qu'elles pourront licencier... elles embauchent plus facilement ". Il faut donc " sécuriser les parcours professionnels plutôt qu'empêcher les licenciements " et soumettre l'allocation chômage (" revalorisée pour les très bas salaires ", mais aucun chiffre n'est donné - " rémunération suffisante " !) au non-refus de plus de deux offres d'emploi.
Quant au smic à 1 500 euros annoncé par le PS pour la fin de la législature, on a cru rêver : il s'agissait en fait du brut et c'est ce qu'il atteindra " naturellement " par le jeu des augmentations habituelles ! Depuis le flop de cette annonce, le PS joue la prudence, il ne parle plus que d'une hausse en fonction de la croissance. Or 1. On ne sait pas s'il y aura croissance, et 2. La croissance n'est pas automatiquement productive d'emploi (voire brève p. 24). L'UMP pencherait plutôt du côté du Medef : salaire minimum négocié par branches et par régions. Mais attention ! La candidate socialiste qui veut " accroître considérablement " le pouvoir de ces dernières se retrouvera fatalement sur ces positions puisqu'elle veut en même temps donner davantage de poids au patronat dans les instances régionales.
Dans son programme, le PS s'accommode de tout ce qui a marqué depuis des décennies l'offensive capitaliste :
- Aucune remise en cause des privatisations passées de Jospin, Balladur ou Juppé
- Aucun retour sur les atteintes multipliées sur le droit au travail
- Rien sur la casse du statut des intermittents
- Rien sur les lois liberticides de Perben ni sur celles, antérieures, de Pasqua ou de Chevènement.
- Pas un mot sur les traités européens ,pourtant rejetés par les électeurs. Là encore, des phrases creuses : " réformer la gouvernance mondiale ", " regénérer le système "... dans quel sens, comment, quand ? Pas un mot là-dessus.
Il parle bien d'abroger la loi Fillon sur les retraites... mais il ne dit pas par quoi la remplacer.

Des services publics, il est dit qu'ils seront " confortés ", mais on ne sait pas comment ni lesquels. Pour l'UMP, ce sont les grèves qui portent atteinte au service public, et il propose un service minimum garanti en cas d'arrêt du travail ! Il proclame aussi : " pas de fermeture en milieu rural sans garantie de service supérieur " et cite les Points-Poste en exemple, dont la seule supériorité est de l'ordre du flicage puisqu'ils réduisent à néant la confidentialité des opérations.

En revanche, il est un point précis : quelle que soit la forme que prendra la réforme de l'impôt, elle ira vers une remise en cause de la progressivité et se fera au profit des entreprises. Les deux partis penchent pour une retenue à la source.

Quant à la réforme de l'université, le PS ne peut faire plus " sarkosien ". La " profonde rénovation de l'université " dont il est question dans son programme se fera selon le processus dit de Bologne (dont Jack Lang était le cœur), qui prévoit la mise en place de la concurrence entre les universités, ce qui débouchera sur la séparation entre les universités dites " d'excellence " pour les étudiants socialement aisés, avec des diplômes cotés, et les universités de seconde zone, avec des diplômes de moindre valeur. Les premières devenant peu ou prou des universités privées, tant les frais divers y seront élevés et les places rares.


L'enjeu des marchandages

Il est tout à fait significatif que le PS affuble Sarkozy du terme " ultralibéral ". Cet ultra est la seule marque qui peut encore différencier les deux candidats.
Il y a pourtant malgré tout un enjeu de taille pour les uns comme pour les autres, c'est la distribution des prébendes.
La présidence de la République n'est que la face émergée de l'iceberg. La face cachée c'est la répartition d'un millier de " grands postes " - députés, sénateurs, prédidents de conseils régionaux ou maires de grandes villes, et de quelques milliers de postes, plus subalternes mais attractifs quand même (conseillers municipaux des grandes villes, maires de villes moyennes, membres des régions ou des conseils généraux, etc.. qui vous étiquette " classe politique " avec un accès à des avantages sonnants et trébuchants, à des honneurs dus aux gens de pouvoir, ou même à des combines encore plus juteuses. Ces petites choses sont très recherchées au sein des formations politiques !
C'est bien ça qui explique les tractations entre les petits partis et les partis leaders, davantage que des convictions ou des programmes politiques.
Par exemple, les radicaux de gauche qui préfèrent 30 députés, un groupe parlementaire pour cinq ans, un ou deux ministres sans doute, à 2 ou 3 % aux présidentielles vite oubliés !
Même raisonnement obligé chez les Verts et le PC qui, pour les mêmes raisons, ne peuvent envisager de vraie rupture avec le PS sous peine de ne plus exister, même s'ils présentent un candidat avant de rentrer au bercail (voir encart PCF).
En fait, PS et UMP sont liés directement à la bourgeoisie par des relations d'affaires, de caste, familiales, culturelles et autres. Ces liens les lient entre eux plus solidement que ne peuvent les opposer quelques divergences de détail. C'est le grand patronat qui gouverne, c'est le capital boursier, et les politiques sont là pour le servir, il n'a nul besoin d'un gouvernement fasciste, au contraire ! Il y a fort peu de risques que Le Pen soit au second tour, encore moins qu'il soit élu. Mais s'il l'était il gouvernerait en homme de droite, avec un langage encore plus ordurier et musclé que Sarkozy sans doute, mais de manière identique sur le fond. Disons qu'à l'inverse Sarkozy gouvernera comme Le Pen l'aurait fait. Cela rend dérisoires les tentatives d'appel à l'unité républicaine ou autres fadaises de ce genre. Ils réclament juste de l'ordre, de la morale (la leur !), le moins possible de révolte, des boucs émissaires, des écoles bien propres et bien rangées, des familles faisant des enfants... et l'amour du travail à développer encore et encore.

JPD


L'automédication : une source de profit pour les lobbies pharmaceutiques

Les Français consacrent 26,84 euros par an à l'achat sans ordonnance de médicaments en pharmacie, tandis que les Allemands dépensent 60 euros, les Italiens 47 euros et les Anglais 43 euros.

Durant les décennies précédentes, les gouvernements de gauche et de droite ont pris différentes mesures pour combler le" trou de la Sécu " dont nous étions coupables. Ils se sont succédé pour nous imposer, entre autre chose, les réductions du taux de remboursement, voire le déremboursement total d'un nombre toujours croissant de médicaments. Pour justifier ces mesures, ils ont invoqué le " service médical rendu par le médicament insuffisant ".
Début janvier a été remis au ministre de la Santé, Xavier Bertrand, un rapport dont les auteurs sont A. Coulomb (ancien directeur de la haute autorité de la santé) et A. Baumelou (membre de la commission d'autorisation de la mise sur le marché de médicaments).

L'AUTOMEDICATION...

La chasse au " gaspi " préoccupe toujours notre bienveillant ministre de la Santé, et ce nouveau rapport lui permet d'utiliser d'autres arguments pour faire passer auprès des assurés et de la population de nouveaux déremboursements de médicaments. Il s'agit, selon les auteurs du rapport sur l'automédication (acquis aux firmes pharmaceutiques), " d'un élément important de la responsabilisation du citoyen sur les problèmes de santé ", mais aussi et surtout d'un facteur " d'une politique économique responsable du médicament ". En clair : en payant plein pot, sans ordonnance donc sans remboursement, nos médicaments, nous ferions faire de substantielles économies à la Sécu. Le transfert de seulement 5 % des médicaments consommés, suite à une prescription médicale, vers une automédication représenterait une économie d'environ 2,5 milliards d'euros, selon l'Association française de l'industrie pharmaceutique pour l'automédication (AFIPA), lobby des grands labos très actif depuis de nombreuses années.
Chacun l'aura compris, l'automédication ne masque que de futurs déremboursements. Cela se traduira par une charge financière supplémentaire pour les patients, et par plus de bénéfices pour les laboratoires pharmaceutiques, qui se gardent bien d'évoquer ce que cela leur rapportera. On a pu constater, lors des précédents déremboursements totaux de médicaments, que leurs prix s'envolaient. Déremboursés, les collyres à la vitamine B12 ont flambé de plus de 400 %.

… TANT DECREE DEVIENT UN BIENFAIT

L'objet de ce rapport alibi pour le ministre de la Santé est de " mieux encadrer l'automédication, qui est aujourd'hui une réalité, puisque environ 10 % des médicaments sont vendus sans ordonnance ". Les industriels pharmaceutiques s'engageraient, quant à eux, " à un meilleur encadrement de cette pratique ", et les pharmaciens prodigueraient conseils et informations. Les Français sont les plus gros consommateurs de médicaments, la prise de produits incompatibles provoque plus de 10 000 accidents par an. L'automédication désirée par les labos risque d'augmenter ces chiffres.
Le rapport déplore que " la France souffre d'une vision monolithique du médicament et du système de soins qu'il faut replacer dans la course européenne ". En France, l'immense majorité des produits à PMF (prescription médicale facultative) est remboursable, alors que, dans de nombreux pays européens, ils sont catégorisés comme non remboursables. On comprend la convoitise des firmes, qui se frottent les mains devant ce marché prometteur.
Les auteurs du rapport dénoncent l'image négative qu'a l'automédication auprès des médecins. Ils vont même jusqu'à expliquer qu'elle permet de " réduire le nombre de journées non travaillées par les patients ". Il va de soi que les mesures préconisées tendent à résoudre la difficile contradiction entre limiter la facture de l'assurance maladie et permettre aux entreprises pharmaceutiques d'engranger plus de profits. Car tel était l'objectif de ce groupe de travail dont les membres sont tout acquis aux thèses du libéralisme. Groupe de travail qui a vu le CISS (Collectif interassociatif sur la santé) claquer la porte de ce marché de dupes, et dénoncer " un deal entre les pouvoirs publics, d'un côté, et les industriels et officinaux, de l'autre, en vue de compenser les déremboursements ". L'UFC-Que chosir ? s'insurge : " On ne peut pas, d'un côté, dire que les Français consomment trop de médicaments et, d'un autre, les encourager à consommer davantage de produits d'automédication. "
L'automédication, ainsi légiférée, aura l'avantage de remplir les poches des patrons et actionnaires des trusts sans rien coûter à la Sécu, tout en ne chargeant pas trop les assurances et autres mutuelles complémentaires, qui se nourrissent elles aussi sur le dos de leurs adhérents salariés.

INFORMATION ET TIROIR-CAISSE

Pour permettre ces déremboursements favorables aux trusts, le ministre pose ses garde-fous : " Un meilleur encadrement de cette pratique, en donnant plus d'informations et de conseils aux patients et en passant forcément par les pharmaciens. " Hormis la revue de santé médicale Prescrire, totalement indépendante des labos, l'ensemble des infos distillées aux praticiens émanent des trusts. En feuilletant les revues en question, il est bien difficile de séparer l'information objective d'une publicité concernant tel ou tel produit. Bien souvent, les contre-indications sont inexistantes. On peut aisément prévoir ce que sera l'" information " diffusée par ceux-ci vers les patients et consommateurs grand public quand le marché leur sera totalement acquis. Nous en avons un avant-goût en voyant les quelques spots télévisés qui vantent les mérites et bienfaits de tel ou tel produit contre le rhume et la grippe, ou les hémorroïdes…
L'automédication ne nécessitant plus de visite chez le médecin (des économies de plus pour la Sécu), le pharmacien y aura un rôle accru. Nous passerons sur l'officine elle-même pour ne retenir que la confidentialité qu'offrira le lieu, la pseudo-consultation/ information entre le vendeur (pharmacien), le client (patient) sur le produit (médicament).

Le prix du médicament soumis à prescription médicale est encadré car remboursé par la Sécu. Avec l'automédication, labos et officines vendront ces médicaments librement. Non soumis au contraintes du remboursement, ils augmenteront brutalement. On peut imaginer la relation labo-pharmacie pour mettre en avant tel ou tel produit, et permettre à chacun des deux d'avoir sa part de fric sur le dos du client. Observons la part de rayonnages qu'occupe la para-pharmacie en tout genre dans l'officine et souvenons-nous que les pharmaciens sont des commerçants libéraux. A ce titre, leur ordre veille jalousement à réglementer l'ouverture d'officines. Leur seule inquiétude vient des hypermarchés, intéressés par ce marché prometteur. Dans le dernier Courant alternatif, nous évoquions la place des médecins étrangers dans le réseau médical national pour pallier le déficit de médecins français, tant sur le plan professionnel (spécialités) que sur le maillage géographique. Pour avancer leur pion vers la libéralisation du marché du médicament, les rapporteurs du texte s'appuient sur ce même constat de baisse démographique de praticiens. Ils prédisent qu'en 2015 il n'y aura plus de maillage médical suffisant pour que les médecins s'occupent de tous les petits maux, et que les patients sont désormais en mesure de se responsabiliser. Comme ils s'appuient sur la compréhension de cette réalité admise aussi par certains syndicats médicaux. Un argumentaire démagogique, car incomplet, que corrige même le Syndicat des médecins libéraux, admet que " l'automédication pour les petits bobos comme les rhumes ou les maux de ventre puisse désengorger les cabinets médicaux (…) mais (…) il y a tout de même un risque si les gens commencent à composer leur propre traitement sans réellement savoir de quoi ils souffrent ". N'ayons aucune crainte : les labos dans leur quête de profits sauront convaincre ces réticents toujours coopératifs.

Les labos se chargeront-ils de ces produits dans la transparence de l'information ? On peut déjà s'informer sur leur site Internet. Mais la première information, pourtant primordiale, qu'ils ne donneront jamais réside dans l'utilité même des médicaments en question. La plupart déjà peu ou plus remboursés sont classés inutiles par les autorités. N'osant s'attaquer aux lobbies et à leurs juteux marchés, elles se refusent à les interdire. Par facilité, par complicité ou sous pression des trusts, elles préfèrent les dérembourser. Dès lors, ils accaparent le produit, change de présentation d'emballage, ou de contenance, l'accompagnent d'une campagne de communication efficace et ciblée, et son prix grimpe peu ou prou. Il n'y a alors plus qu'une source d'information distillée par les seuls labos, et surtout plus d'information comparative entre produits pour permettre de savoir lequel sera le meilleur, le plus efficace et le plus utile. Une telle pratique est loin des préoccupations d'éducation et de responsabilisation de la population envers l'usage du médicament utile pour la santé. Cette offensive des firmes correspond à une panne d'innovation en recherche de molécules nouvelles et efficaces. Elle survient aussi à un moment où les produits les plus rentables pour elles arrivent à échéance des brevets qui appartiendront au domaine public. Dans ce contexte, les firmes ont besoin d'élargir la gamme des produits déremboursés. Dans ces conditions, un médicament sans particularité ni efficacité probante deviendra source de profits pour les firmes tandis que le patient déboursera seul le prix dudit médicament.

L'AIDE A L'OBSERVANCE

La même logique de profit anime le projet de " programme d'aide à l'observance ". Projet dont les députés seront saisis courant janvier. Ce programme vise à faire suivre les malades directement par les labos pharmaceutiques jusqu'à leur lit. Il est vrai que pour les maladies chroniques il est important voire nécessaire d'accompagner les malades, de les aider à suivre, modifier ou arrêter un traitement. Il est vrai que, pour certaines pathologies, le traitement peut s'avérer lourd, long, pénible à supporter, et qu'une aide serait judicieuse. Cette aide pourrait être apportée, suivie, accompagnée par les professionnels de la santé ou les associations de malades. Mais, là encore, les lobbies guettent le marché pour leurs seuls intérêts. Ainsi, un référent de labo accompagnerait un patient durant toute la prescription. Parfois à vie, pour certaines pathologies. Ce référent appointé par un labo (juge et parti) aura donc intérêt à sa prescription, à la faire se poursuivre. Ses intérêts étant liés à ceux de sa firme, on peut imaginer l'information objective ou comparative qu'il distillera sur des produits concurrents existants et plus efficaces ! Avec une telle pratique, peut-on imaginer un patient seul dans sa maladie avoir un choix critique sur sa thérapie, sa poursuite ou son arrêt ?

La loi interdit tout contact entre les patients et les firmes, concernant la publicité pour les médicaments de prescription. Peu importe : les labos ont les moyens de la contourner ou de la faire modifier pour l'inscrire dans " "l'évolution de la société et la responsabilisation des gens ". Plutôt que d'octroyer des moyens financiers et humains dans le cadre d'une santé publique d'accès à tous et toutes, les autorités permettraient aux firmes elles-mêmes de s'y substituer et, en fonctionnement privé, de prendre en charge les malades jusqu'à leur lit. Il pourrait y avoir une éducation thérapeutique et une information indépendantes des labos pour que les patients s'assument et se responsabilisent ; mais le vent libéral souffle de plus en plus fort sur le secteur de la santé soumis aux restrictions budgétaires et financières. D'ailleurs, il n'y aura pas de débat sur le sujet à l'assemblée. Courant janvier, les députés ne seront saisis que du projet de loi autorisant le gouvernement à traiter ce sujet par ordonnance
Ainsi, sous couvert d'économies, de réduire pour la énième fois le trou de la Sécu, le gouvernement démantèle un peu plus la santé publique, suivant les injonctions libérales européennes, pour le bien-être des trusts pharmaceutiques en quête d'insatiables profits et aux dépens des populations toujours plus nombreuses à être exclues du droit aux soins.

MZ Caen,
le 15 janvier 2007


Aide au séjour irrégulier : Priver les sans-papiers de leur soutien ?

En avril 2006, RESF mettait en ligne une pétition " Nous les prenons sous notre protection " qui, à ce jour, a recueilli plus de 128 600 signatures (on peut toujours la signer en allant sur le site de RESF). Mais elle n'est pas restée qu'une simple pétition, puisque de nombreux réseaux l'ont mise en application et risquent de se faire condamner pour aide au séjour irrégulier.

Ce sont les articles L.621-1 à L.622-10 du Code de l'entrée, du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) - anciennement l'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 - qui condamnent toute personne qui aura, par une aide directe ou indirecte, permis ou facilité l'entrée ou le séjour d'un immigré en situation irrégulière. Cette disposition prévoit une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans de prison ; une amende pouvant aller jusqu'à 30 000 euros ; la suspension, pour une durée de cinq ans au plus, du permis de conduire (cette durée peut être doublée en cas de récidive) ; l'interdiction, pour une durée de cinq ans au plus, d'exercer l'activité professionnelle ou sociale à l'occasion de laquelle l'infraction a été commise.
Les infractions prévues à l'article L.622-1 sont punies de dix ans d'emprisonnement et de 750 000 euros d'amende, lorsqu'elles sont commises en bande organisée ou lorsqu'elles ont comme effet, pour des mineurs étrangers, de les éloigner de leur milieu familial ou de leur environnement traditionnel.
Ne peut donner lieu à des poursuites pénales, sur le fondement des articles L.622-1 à L. 622-3, l'aide au séjour irrégulier d'un étranger lorsqu'elle est le fait : des ascendants ou descendants de l'étranger, de leur conjoint, des frères et sœurs de l'étranger ou de leur conjoint, sauf si les époux sont séparés de corps, ont un domicile distinct ou ont été autorisés à résider séparément ; du conjoint de l'étranger, sauf si les époux sont séparés de corps, ont été autorisés à résider séparément, ou si la communauté de vie a cessé, ou de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui ; de toute personne physique ou morale, lorsque l'acte reproché était, face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l'intégrité physique de l'étranger, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace, ou s'il a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte.

Historique

Jusque dans les années 1990, aucun particulier ou association n'a été inquiété car l'ordonnance visait, à l'origine, les passeurs. Les premières tentatives ont eu lieu sous Charles Pasqua, puis, peu à peu, la législation a été modifiée. Il y a notamment eu, en 1996, une décision du Conseil constitutionnel admettant que la famille ne pouvait pas être poursuivie, ce qui veut dire, a contrario, que tous les autres, y compris les amis, peuvent l'être. Ce délit est donc extrêmement flou et s'applique au cas par cas, en fonction des tribunaux.

Une première dégradation a eu lieu durant les années 1990. Ainsi, en 1997, 100 000 personnes s'étaient déjà mobilisées en faveur de ces " délinquants de la solidarité " pour protester contre une disposition de la loi Debré incitant à la délation. A l'époque, l'émotion avait été très forte dans les milieux associatifs suite à l'affaire de Jacqueline Deltombe, une femme du Nord qui avait été condamnée, quoique dispensée de peine, pour avoir hébergé un immigré.
Cette pression s'est de nouveau accentuée à l'encontre des associations notamment sous la forme d'intimidations. Ainsi, même une association de la taille d'Emmaüs a été inquiétée car ils hébergent forcément, parmi les plus démunis, des étrangers sans papiers. Le but pour la police est de forcer à la délation.
Outre l'intimidation, une autre méthode consiste à essayer de trouver d'autres chefs d'inculpations. Ainsi, à Marseille, Charles Hoareau, un délégué de la CGT des chômeurs et précaires, a été condamné à cinq mois de prison avec sursis en 2000 pour violences sur policier pour avoir voulu empêcher l'embarquement d'un sans-papiers dans le port. Dans les affaires de personnes s'étant opposées à l'embarquement d'un immigré dans un avion, celles-ci sont poursuivies pour entrave à la circulation d'un aéronef. Il y a eu l'affaire de l'Asti de Nantes, une association qui a été accusée de proxénétisme parce qu'elle fournissait des attestations de domicile à des demandeurs d'asile parmi lesquels pouvaient figurer des prostituées. Le 20 août 2004, Charles Frammezelle et Jean-Claude Lenoir ont été déclarés, à Boulogne-sur-Mer, coupables d'avoir retiré des mandats postaux pour le compte de réfugiés sans papiers ; mais ils ont été dispensés de peine, le tribunal ayant estimé que les prévenus avaient servi une cause humanitaire. "On n'est pas ici pour juger les délinquants de la solidarité, avait déclaré le substitut. La justice n'est pas une machine à broyer. "

Aujourd'hui

En août 2006, après l'interpellation d'une mère dont les autorités ne trouvaient pas les enfants, en vue de l'expulsion de la famille, Nicole Musle, membre du MRAP et correspondante de RESF 57, accusée de cacher ou protéger ces enfants, a été placée en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie de Sarralbe.
En septembre 2006, a Orléans, la police vient chercher à l'école l'enfant d'une maman en situation régulière, car elle a aidé une amie en situation irrégulière... Elle est condamnée à 122 000 euros d'amende avec sursis et mise à l'épreuve cinq ans.
Le 11 novembre dernier, à Marseille, la police avait décidé l'expulsion par avion d'un père d'élèves scolarisées, M Douibi. Près de 200 militant-e-s ont investi l'aéroport de Marignane. Action exemplaire avec intervention sur le tarmac, médiatisation importante, solidarité des passager-e-s. 8 manifestant-e-s sont arrêté-e-s puis relâché-e-s. Mais au bout du compte, une grande victoire : M Douibi n'est pas embarqué dans l'avion, et comme sa durée de détention au Canet arrive à expiration, il est libéré. Du côté des autorités, la gifle est énorme et la riposte s'organise. Ce sont le préfet lui-même et le procureur d'Aix qui prennent l'initiative. Le 19 décembre, deux des animateurs/trices de RESF sont convoqués à l'hôtel de police. Le même jour, l'expulsion par ferry de deux pères de famille échoue grâce à la solidarité des marins de la CGT. D'autres expulsés seront refoulés d'Algérie et ramenés en France ! Il n'y a pas de " chef " au RESF et les prises de responsabilité sont réparties. Myriam Khelfi est étudiante. Elle milite aussi aux Femmes en noir et est très active dans le soutien à la Palestine. C'est elle qui a été interviewée par la télévision à Marignane. Florimond Guimard, professeur des écoles qui est aussi militant syndical et politique à la LCR, a joué dès les débuts du RESF 13 un très grand rôle d'organisation, de conciliation et de diffusion de l'information. Dès leur arrivée à l'hôtel de police, ils sont mis-e-s en garde à vue. Toute la journée, les manifestant-e-s se relaient devant l'Evêché aux cris de " Libérez nos camarades " ou " Police partout, justice nulle part ". Des sans-papiers aussi sont venu-e-s manifester. La police a monté contre Myriam et Florimond le dossier fumeux habituel : il y aurait eu des " violences " à Marignane, et une plainte a été déposée, seul moyen pour les keufs de se venger de leurs humiliations. Après plusieurs heures d'interrogatoire, Myriam et Florimond sont relâché-e-s. Pour Myriam, il n'y aura pas de suite. Mais Florimond est convoqué au tribunal de grande instance d'Aix le 20 avril avec diverses accusations pouvant " justifier " une sérieuse condamnation.
Mi-novembre, Arlette, membre du CAIR 08 (Collectif ardennais pour l'intégration des réfugiés) est mise à garde à vue suite à la décision de cacher une jeune enfant scolarisée dont les parents sont en rétention administrative. Elle sera libérée sans poursuite. La famille est en attente d'une régularisation, l'enfant toujours cachée.
Le 29 novembre, à l'aéroport de Roissy, Kadidja, habitante de Saint Denis et militante de l'association de chômeurs et précaires Apeis, prend un avion pour Bamako au Mali afin de retrouver sa famille paternelle. Alertée par des jeunes du syndicat Sud Etudiant, à l'enregistrement, de l'expulsion imminente d'un jeune sans papiers, elle prend l'initiative de s'opposer à cette expulsion, récupère un paquet de tracts, et part discuter lors de l'enregistrement avec les autres passagers pour demander à parler avec le commandant de bord et lui signifier le refus de voyager avec un expulsé. Une fois dans l'avion, les choses se précisent : un sans-papiers est présent, entouré de policiers. Le commandant ne se manifestant pas, Kadidja appelle les autres passagers à ne pas attacher les ceintures, ;un nombre important de passagers soutient cette action de solidarité. La police intervient et menace de trois mois de prison l'homme, qui finalement accepte sous cette pression de partir. La police relève l'identité de la militante. A son retour du Mali, le 24 décembre, la police des frontières interpelle Kadidja ,qui se voit accusée d'avoir " entravé volontairement la circulation d'un aéro nef". Son jugement devrait avoir lieu en avril. Elle risque cinq ans de prison et 18 000 euros d'amende.

Le 13 décembre, Bernadette (institutrice, membre de RESF) accompagnait à la préfecture de l'Ain un jeune Marocain majeur, étudiant l'année dernière, pour y déposer un dossier de réouverture. A la sortie, comme on ne leur avait pas donné de reçu alors que certains documents originaux étaient restés dans le bureau, ils sont retournés à la préfecture pour les demander. Longue attente, puis arrivée de quatre policiers à qui on demande d'emmener le jeune homme sous le coup d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière... Le chef du service des étrangers demande à Bernadette d'entrer dans son bureau pour qu'il lui donne des explications. Mais elle dit qu'elle préfère accompagner le jeune homme. Ce qu'elle fait. Devant la préfecture, les policiers,, très excités, décident de passer les menottes au garçon, le jettent à terre pour le faire malgré ses protestations. Bernadette proteste aussi, et les policiers la menottent également sans ménagement, pendant qu'elle s'adresse aux passants (il est midi), se fait connaître et leur demande de prévenir Le Progrès, dont les bureaux sont à deux pas. Les voilà emmenés au commissariat derrière le théâtre. Le jeune homme lui a transmis des papiers qu'elle préfère garder. On lui énumère les délits qu'elle est censée avoir commis, et on lui dit que c'est sa faute, qu'il ne faut pas se mêler de tout ça. Elle est relâchée au bout de deux heures. Le jeune Marocain est resté, lui.
Ce ne sont là que quelques exemples.

Vous l'avez compris : si vous vous montrez trop revendicatifs, si vous sortez des clous, l'Etat réagit vivement. Pour faire quelques exemples et montrer qui est le plus fort. Mais pour l'instant, cela n'empêche pas la lutte pour la régularisation de tous les sans-papiers de se poursuivre.

Camille,
le 24 janvier 2007

Oaxaca : " La Commune n'est pas morte... "


La machine répressive a mis en jeu des éléments de l'armée, de la police fédérale préventive (unités anti-émeutes), de la police de l'Etat d'Oaxaca et des polices municipales ainsi que des paramilitaires ou policiers en civil. Elle s'est attaquée non seulement à la capitale de l'Etat mais aussi à beaucoup de localités de la périphérie et des deux sierras (Norte et Sur) qui encadrent la vallée centrale, où s'étale la ville d'Oaxaca. Elle s'est particulièrement déchaînée pendant la dernière semaine de novembre, à la suite de la grande manifestation du 25, organisée pour exiger le départ de la PFP, et qui s'est terminée par des affrontements violents avec la police et par des incendies de bâtiments publics, attribués depuis à des provocateurs.

Une stratégie contre-insurrectionnelle...

Selon les enquêtes menées par la Commission civile internationale d'observation des droits humains (organisation de tendance libertaire, basée à Barcelone), dont les conclusions nous ont été communiquées par un camarade qui y a participé pendant deux semaines, le nombre des morts - depuis le début du mouvement - s'établirait à 23 (le gouvernement n'en reconnaît que 10). On soupçonne des cas de disparition, mais sans qu'on ait pu les prouver. Le nombre des blessés est important mais non précisé. De même pour les arrestations et les incarcérations, qui ont souvent eu lieu dans des prisons très éloignées et dans des quartiers de haute ou moyenne sécurité. Au cours des arrestations et des transferts, les tortures physiques (notamment brûlures, et doigts brisés) et psychologiques, les agressions sexuelles, les humiliations ont été à peu près systématiques… Arrestations et séquestrations arbitraires, perquisitions sans mandat, inculpations sur la base de " preuves " fabriquées, déni des libertés élémentaires (de déplacement, d'expression, d'information…), des droits syndicaux, des droits des élus, du droit d'être assisté par un avocat, etc., ont fait de l'Etat de droit une sinistre blague.
Si nous citons tous ces faits, ce n'est pas pour figer la population d'Oaxaca dans la posture du martyre, de la victime, et faire oublier sa créativité, son courage, son agressivité. C'est parce qu'ils éclairent à la fois la vraie nature de la démocratie mexicaine (et, à bien des égards, de tous les régimes prétendus démocratiques) et ce qui semble bien être une stratégie. Manifestement, le pouvoir n'en a pas d'autre que la répression : le 4 décembre, Flavio Soza, l'un des porte-parole de l'APPO, et trois autres de ses membres venus à Mexico pour négocier avec le pouvoir fédéral ont été arrêtés et inculpés de trahison. Et ce qui frappe, dans la façon dont cette répression est menée, c'est sa violence - contre un mouvement qui, lui, n'a fait de la violence qu'un usage très modéré et purement défensif - et sa cruauté, son mépris total du droit et, de façon plus significative encore, son caractère indiscriminé. Si les militants de la section 22 du Syndicat des enseignants et plus encore les Indiens ont été des cibles de choix, personne, militant ou non, manifestant ou non, homme ou femme, jeune ou vieux, ne pouvait s'estimer à l'abri. Il s'agit manifestement de terroriser l'ensemble d'une population. Selon notre camarade cité plus haut, se met en place une stratégie de contre-insurrection sur le modèle de ce qui s'est pratiqué en Amérique centrale, alors même qu'il n'y a pas ici de guérilla à briser, mais bien une population qui n'a fait usage pour défendre ses revendications contre la police que de cocktails et de lance-pierres.

... contre la résistance populaire au capitalisme moderne

Le but de cette stratégie, c'est d'abord de consolider la légitimité douteuse de Calderon en le posant comme un homme d'ordre. Déjà, pendant la campagne électorale, la mise en spectacle médiatique de scènes d'extrême violence à Atenco avait contribué à faire basculer de son côté des couches sociales inquiètes des signes d'instabilité qui se multipliaient. Et à présent, le voilà qui prétend s'en prendre aux narcotrafiquants qui s'implantent de plus en plus solidement dans le pays… Mais ne rions pas : les enjeux d'un conflit comme celui d'Oaxaca sont des plus graves. Pour le capitalisme mexicain, nord-américain et plus largement occidental, il s'agit de renverser tous les obstacles qui risqueraient de s'opposer à l'exploitation modernisée du pays, telle que le Plan Puebla Panama (voir CA de décembre 2006) peut en donner une idée. Ces obstacles, c'est la propriété indivise du sol des communautés indigènes qu'il s'agit de transformer en propriété privée pour ouvrir la voie à l'agriculture industrielle, à l'exploitation " rationnelle " des forêts ou au tourisme ; ce sont les liens communautaires, les solidarités qu'il faut briser pour " libérer " une main-d'œuvre employable à bas prix dans des bagnes industriels ; et ce sont bien évidemment les mouvements qui, comme celui du Chiapas ou celui d'Oaxaca, défient les pouvoirs établis, commencent à mettre en œuvre des formes d'autogouvernement et démasquent la véritable nature de la démocratie parlementaire et partidaire. Or, à cet égard, l'exemple d'Oaxaca est particulièrement dangereux. Car, si certaines traditions indiennes ont indéniablement joué un rôle dans la mise en place d'une démocratie d'assemblée, l'APPO n'a rien d'un revival d'institutions exhumées d'un passé indien révolu. A la différence du mouvement zapatiste du Chiapas, elle a réalisé la conjonction du mouvement indien avec un soulèvement populaire urbain (lui-même pour une bonne part indien, c'est vrai) porté par des exigences à la fois sociales, culturelles et politiques.
Or, on a quelques raisons de penser que le conflit n'est pas clos et que, s'agissant de la " Commune " d'Oaxaca, la répression n'a pas brisé le courant de fond qui l'a édifiée. Des manifestations ont lieu pour protester contre les arrestations et les détentions arbitraires, réclamer la libération des détenus, dénoncer les agressions sexuelles dont sont quotidiennement victimes des femmes de la part des policiers. Une trentaine de détenus ont signé ensemble une lettre affirmant leur innocence et refusant de demander pardon aux autorités pour des délits qu'ils n'ont pas commis. La solidarité s'organise pour assurer la défense des inculpés et pour aider des familles sans ressource dont des membres ont été incarcérés à des centaines de kilomètres de là.
La répression, le retour de Ruiz, le gouverneur détesté, dans sa capitale n'ont évidemment pas éteint le sentiment de révolte contre la monstrueuse injustice de la société, contre le cynisme et l'hypocrisie conjugués du système de pouvoir, contre le déni de toute dignité au peuple… Notre camarade déjà cité a été vivement frappé, au cours des nombreuses conversations qu'il a eues avec de " simples gens ", par leur détermination à changer tout cela. " Beaucoup m'ont dit, même d'anciens partisans du PRI, que ce qui s'est passé à Oaxaca depuis six mois avait complètement changé leur façon de voir et même leur vie. "
Enfin, le mouvement continue à s'étendre dans certaines parties de l'Etat, notamment en milieu indigène. Au plus fort de la répression, les 28 et 29 novembre, plus de 300 personnes, dont des membres de l'APPO recherchés, ainsi que les autorités municipales et les organisations locales et régionales de 14 peuples indiens, ont participé à un forum des peuples indigènes d'Oaxaca, donnant ainsi à l'Assemblée (organe délibérant de l'APPO) une assise élargie et concrète. Le 21 janvier, San Juan Copala, en pays Triqui, se proclamait commune autonome.
Cela dit, les difficultés, pour ce mouvement, ne proviennent pas toutes de l'extérieur. Des tensions très vives se font jour, au sein de l'APPO, entre les vieilles organisations léninistes, voire staliniennes (le FPR), et sa base des quartiers populaires ; entre ceux qui préconisent la participation aux élections locales de juin prochain et ceux qui sont contre ; entre les représentants de syndicats ou de partis qui prétendent à sa direction…
C'est cela aussi, la répression. En contraignant à la clandestinité ou à la semi-clandestinité, un mouvement social ouvert, populaire, démocratique, elle l'enferme avec ses poisons - qui sont précisément ceux des pouvoirs établis - et le pousse vers la bureaucratisation.

Il reste aussi que ce mouvement soulève beaucoup de questions, donne matière à beaucoup de réflexions, sur des sujets qu'on peut seulement effleurer ici :
• ce soulèvement a eu lieu parmi des gens qui font face à une offensive du capitalisme le plus moderne, mais dans leur vie quotidienne ils sont encore plus ou moins dans ce que nous appellerions une " société traditionnelle ". Dans cette situation de crise, leurs valeurs, leur solidarité et leurs institutions communautaires les ont portés vers une radicalisation qui s'inscrit pour eux dans une réelle continuité alors même qu'elle a un contenu véritablement révolutionnaire. Qu'en est-il dans nos sociétés émiettées, aux solidarités brisées ?

• Est-ce que la forme même du mouvement - cette " assemblée " de groupes extrêmement divers, où divergences et convergences peuvent se jouer librement mais de manière collectivement contrôlée - peut se prolonger dans une phase soit d'expansion, soit de répression d'un mouvement radical ?

H. Arnold et D. Blanchard


Pays Basque : Le processus de paix ébranlé mais pas totalement bloqué


Après cinq ans de contacts transversaux et un " cessez-le-feu permanent " déclaré par ETA le 22 mars, un processus de résolution du conflit basque s'était ouvert entre ETA et le gouvernement espagnol. Neuf mois plus tard, il est sérieusement compromis par l'immobilisme du gouvernement espagnol et par l'attentat commis par l'organisation de lutte armée, le 30 décembre, à l'aéroport de Madrid. Mais, d'un point de vue général, le processus ne semble pas complètement détruit, parce que les deux principes qui l'ont soutenu jusqu'à présent tiennent toujours : d'abord, la nécessité largement partagée par la société d'atteindre la paix une fois pour toutes, ensuite la notion également partagée que seul le dialogue pourra y parvenir.

Pour ETA, il s'agissait de faire de gros dégâts matériels et absolument pas de tuer ; il n'empêche que deux Equatoriens sont morts dans les décombres, malgré les avertissements lancés par les auteurs de l'attentat au cours de l'heure précédant l'explosion. Cet acte apparaît comme un coup de semonce et non pas comme étant destiné à torpiller le processus de paix : ETA a voulu faire une démonstration de force en signifiant que le processus de résolution du conflit ne saurait être un processus de reddition. Mais comme l'organisation armée n'a jamais évoqué le contenu de ses rencontres avec les dirigeants espagnols qui l'ont amenée à un cessez-le feu le 22 mars 2006, il n'est pas plus facile de comprendre ce qui lui a fait juger, alors, que la situation était favorable pour suspendre les armes que les raisons pour lesquelles elle les a reprises le 30 décembre.

Un processus bien mal en point

En tout cas, Zapatero a fait comme s'il n'avait rien vu venir. La veille même de l'attentat, le chef du gouvernement espagnol se réjouissait de ce que, en matière de terrorisme, la situation était " meilleure " qu'un an auparavant. Sa seule démarche, pendant neuf mois, ne sera pas allée plus loin que " la vérification du cessez-le-feu ". Il s'est vanté d'avoir fait moins de concessions à ETA qu'Aznar qui, lors de la trêve de 1988, avait permis le rapprochement vers le Pays Basque de quelques dizaines de prisonniers. Et il est resté parfaitement indifférent à toutes les mises en garde émises par la gauche abertzale (nationaliste) au cours des derniers mois, qui pointait du doigt un processus bien mal en point. C'est donc cela, la lenteur, l'immobilisme, voire l'enlisement du pouvoir, que l'attentat a voulu dénoncer. Car la volonté de Zapatero de rechercher un impossible consensus avec le Parti Populaire (PP, droite), farouchement opposé à tout compromis avec les Basques, l'a emporté sur celle de donner des signes d'avancée.

La démarche de négociation avait été présentée par le parti Batasuna (gauche abertzale),en novembre 2004, avait été entérinée par ETA sans conditions et avait eu l'aval de toutes les forces politiques (à l'exception du PP) : il était prévu d'organiser deux " tables " aux fonctions différenciées : d'une part, un espace de discussion sur le terrain " militaire " et répressif entre ETA et le gouvernement (sur la démilitarisation, sur le sort des plus de 750 prisonniers et des réfugiés-exilés) et, d'autre part, une " table " avec tous les partenaires politiques et sociaux afin d'organiser une négociation autour du futur statut du territoire basque et une confrontation démocratique de tous les projets, sans préjuger du projet d'institution et de société qui en sortirait. Un programme a minima…

Or, la situation depuis neuf mois non seulement n'a pas avancé d'un pouce mais a même empiré : la répression ne s'est pas relâchée (arrestations, condamnations à répétition de militants abertzale (1), harcèlement policier et judiciaire continuel, tortures (2), cas de grève de la faim extrême d'un prisonnier au seuil de la mort (3), maintien illégal en détention d'un quart des prisonniers dont ceux qui souffrent de maladies incurables, conférences de presse et manifestations interdites et violemment réprimées (4).
Batasuna reste toujours interdit au Pays Basque Sud (200 cadres et dirigeants de ce parti sont sous le coup de procédures pénales) et ses espoirs de participer aux élections municipales et provinciales du 29 mai semblent aujourd'hui tomber à l'eau. Si on est abertzale de gauche au Pays Basque Sud, on ne peut pas se rassembler, on ne peut pas manifester, on ne peut plus écrire dans un journal et on ne peut pas participer aux élections….

Sur le plan de la négociation politique, rien non plus n'a même été ébauché pour organiser la table des partis, syndicats, associations et collectifs qui devaient établir ensemble les bases sociales capables de garantir la paix pour l'avenir, par l'éradication des éléments qui ont conduit au conflit.

Du côté de la France, rien n'a bougé non plus. L'Etat français, planqué au fond de ses tranchées, continue à réprimer et à condamner plus durement que jamais (168 prisonniers basques dans ses prisons) et, durant ces mois de trêve, il n'a pas fait évoluer d'un iota sa position de négation totale du Pays Basque ; au point de lui refuser, encore et toujours, la miette de reconnaissance que serait un département spécifique, depuis tant d'années réclamé en vain. En revanche, trêve ou pas trêve, les affaires continuent : les accords et échanges économiques sont des plus prospères et les grands projets d'infrastructures transfrontalières sont au beau fixe, à la grande joie des entrepreneurs et des élus qui servent leurs intérêts !

Ainsi rien n'a avancé sur aucun des plans, politique et militaire, ni au Sud ni au Nord. Pas le moindre petit geste symbolique montrant que les choses changent ou pourraient changer.
Pendant neuf mois, s'est maintenue une situation ambiguë, faite de volonté affichée d'avancer et de comportements en contradiction avec celle-ci, qui a contribué à entretenir un climat de défiance réciproque. Le problème est que l'attentat, par lequel ETA semblait parier sur le déblocage de la situation, risque d'entraver encore davantage la modification des rapports de forces.

Les portes restent malgré tout entr'ouvertes

Au niveau de l'Etat espagnol, le PP n'a jamais soutenu le gouvernement dans le processus de paix, alors que, lors des trêves précédentes, le gouvernement en place pouvait compter sur l'appui de l'opposition. Le PP s'est au contraire acharné à critiquer Zapatero, souhaitant son échec pour en faire une arme de reconquête du pouvoir lors des législatives de 2008. Il se sent à présent renforcé et accuse durement le gouvernement de ne pas avoir renoncé formellement à une solution passant par un dialogue avec ETA.
C'est que le gouvernement tient un discours mi-figue mi-raisin ; aux formules de rupture définitive du processus venant de Zapatero et du ministre de l'Intérieur suite à l'attentat ont succédé un peu plus tard des propos plus nuancés. D'un côté, le chef du gouvernement dit que l'attentat a marqué la fin du processus de paix ; mais, de l'autre, il se refuse à affirmer qu'il ne tentera plus jamais de négocier avec ETA, " la voie du dialogue destinée à favoriser l'abandon de la violence " étant toujours valable, … à condition de ne pas " payer de prix politique ". Ne pouvant compter sur le soutien du PP, le PSOE (Parti Socialiste) au pouvoir cherche une alliance avec les nationalistes basques modérés, en particulier le PNV (Parti nationaliste démocrate-chrétien, majoritaire et à la tête du gouvernement basque ), ainsi qu'avec d'autres forces politiques (groupes catalans), pour raviver " l'unité démocratique afin de faire face au terrorisme ", c'est à dire obtenir un consensus national propre à isoler et à faire plier les indépendantistes et peut-être aussi mettre en marche un nouveau processus dans les mois qui viennent.

La situation est fortement ébranlée, mais elle n'est pas encore complètement bloquée, d'autant que personne ne souhaite revenir à la période antérieure.
Ainsi, de nombreuses voix au Pays Basque, qui sont loin de partager les mêmes sensibilités, les mêmes intérêts et les mêmes projets, s'élèvent pour que soit ouvert un réel dialogue, présenté comme la seule alternative possible et vitale. Batasuna et ETA ne sont pas les derniers à le réclamer. Batasuna, peu de jours après l'attentat, s'est adressé solennellement et au gouvernement et à ETA pour qu'ils tiennent leurs engagements en vue d'une solution politique.

ETA, dans son texte revendiquant l'attentat, a tenu des propos contradictoires : l'organisation dit maintenir le cessez-le-feu, alors qu'elle vient de le rompre avec l'attentat de Madrid, et se dit prête à commettre d'autres attentats, tout en ne voulant pas fermer la porte à un processus qui pourrait enfin s'engager malgré les difficultés rencontrées. Batasuna n'a retenu de ces propos alambiqués que le désir d'ETA de maintenir le cessez-le-feu : " Le processus n'est pas rompu (…). Il est plus nécessaire que jamais ". Pourtant, par souci d'amener sans doute ETA à éclaircir sa position, Batasuna, appuyé par le syndicat LAB (gauche abertzale), a réitéré son appel au gouvernement espagnol et à l'organisation armée en faveur du dialogue en déclarant qu'il fallait " éliminer tous les facteurs d'ambiguïté " : " Il n'y a pas de processus de paix avec des bombes et il n'y en a pas non plus avec des lois d'exception et de persécution de la gauche abertzale. " Signe ténu que les lignes semblent bouger : jamais auparavant Batasuna n'aurait ainsi renvoyé dos à dos le gouvernement et ETA...

Il faut dire que Batasuna est dans une position bien difficile. Il doit faire le deuil d'une solution négociée dans un avenir prévisible, après 40 ans d'une lutte sans merci. Son capital confiance est bien atteint aux yeux de tous ses partenaires, sa capacité d'initiative politique est réduite et il ne dispose pour le moment d'aucune stratégie de rechange en renversant ses alliances. Marginalisés, privés de toute représentation (à cause de l'interdiction de leur parti), ses militants n'auront d'autre ressource que de renforcer le potentiel d'ETA (le cycle action-répression-action, qui n'a guère cessé, repartira alors de plus belle), ou bien de s'affirmer en tant que sujet politique autonome par rapport à ETA. Ce dernier scénario paraît peu plausible.
Quant à ETA elle-même, en maniant l'alternance des cessez-le-feu et des trêves, elle montre bien qu'elle veut garder l'initiative. Et on voit mal comment elle tirerait un trait sur sa logique historique et sur plus de 50 ans d'une guerre d'usure dont ses membres paient le prix fort.

Pourtant, au Pays Basque Sud et Nord, sont discutées de plus en plus ouvertement l'opportunité, l'efficacité et la légitimité de l'action armée menée par une organisation " spécialisée ", qui s'octroie, qui plus est, le leadership sur tous les terrains, politiques et militaires. Il devient de plus en plus insupportable à ceux qui mènent une lutte en priorité nationale et qui s'inscrit dans les rouages du légalisme et de la démocratie représentative (5), de voir leurs efforts annihilés au nom des " impératifs supérieurs d'ETA " ; ceci est d'autant plus mal perçu que l'organisation armée défend depuis plusieurs années des principes a minima, qui n'ont plus rien ni de révolutionnaire ni même d'indépendantiste, sa seule " radicalité " n'étant que dans le recours aux actions armées.

La société a son mot à dire

Au-delà des troubles provoqués par l'attentat au niveau des partis politiques, une des difficultés majeures à laquelle s'est heurté, ces derniers mois, le processus enclenché par le cessez le feu d'ETA a été la relation ambiguë qui a été entretenue avec l'ensemble du mouvement abertzale et, plus largement, avec les mouvements sociaux. Mouvements et acteurs sociaux sont restés à l'écart, dépossédés de toute possibilité d'emprise et d'intervention autonome, les choses se passant pour ainsi dire au-dessus de leur tête, d'appareil à appareil, sans aucune transparence, comme si leur était dévolu le rôle d'attendre, et de compter les points : ce n'était plus le moment de la mobilisation sociale, mais celui du travail discret des partis politiques. Beaucoup ne se sont pas sentis impliqués dans la situation nouvelle créée par le cessez-le-feu et ils ne pouvaient pas l'être vraiment, ne sachant pas qui négociait, quand, comment et quelles étaient les questions abordées par les négociateurs. Les calculs politiciens ont pris le pas sur la volonté populaire. Il est indéniable que l'opinion adhère très fortement à la recherche d'un processus de paix, mais l'implication sociale active a manqué pour déboucher sur une mobilisation populaire en faveur du droit à l'autodétermination du peuple basque et la reconnaissance de la territorialité (6).

La prise de conscience que c'est à chacun-e de prendre en main son présent et son avenir et d'apporter sa pierre à la construction d'un processus authentique de résolution du conflit ne se décrète pas d'en haut ; et elle a encore moins de possibilité d'émerger quand la situation apparaît comme étant prise en charge par quelques-uns avec la mise sous tutelle du plus grand nombre. Pourtant seules l'expression et l'implication populaires pourraient peser dans le rapport de forces, l'enjeu du devenir du Pays Basque étant bien trop important pour être laissé aux seuls politiciens ou autres spécialistes de la lutte.

Kristine,
Pays Basque, 22 janvier 2007


(1) 23 jeunes des organisations de jeunes indépendantistes Jarrai, Haika et Segi, ont été condamnés par le Tribunal suprême espagnol à 6 ans de prison chacun pour " délit d'appartenance à une association illégale constituant une bande, organisation ou groupe terroriste ", selon le principe infaillible de la Justice espagnole qui veut que tous ceux qui ne sont pas contre ETA sont ses complices et, à ce titre, appartiennent à ETA.
2) Le cas de Sébas Bédouret, animateur de Radio Pais et de la radio Txalaparta, a été relaté par la presse française. Alors qu'il se rendait à un meeting pour l'amnistie à Saint Sébastien le 6 janvier, il a été arrêté par la Garde Civile sous prétexte que dans son sac se trouvait un exemplaire du bulletin d'ETA " Zutabe ". Il a été menacé et torturé pendant les trois jours de sa garde à vue, puis incarcéré sous l'accusation de "collaboration avec l'ETA " suite à une fausse déclaration faite sous la torture.Cf. son témoignage :http://libertepoursebas.blogspot.co
3) Inaki de Juana dépasse par deux fois 63 jours de grève de la faim (d'août à octobre 2006, puis du 7 novembre jusqu'à ce jour encore, 22 janvier ; il est alimenté par perfusion, de force, depuis le mois de décembre et risque à tout moment la mort ; il proteste contre la peine de 12 ans et 7 mois de prison, infligée pour deux lettres d'opinion parues dans le journal Gara en 2004, alors qu'il aurait été libérable en 2007, après 18 ans de détention.
4) Depuis mars 2005, 98 personnes ont été arrêtées, 30 ont été incarcérées, plus de 70 procès ont eu lieu avec 200 personnes condamnées, plus d'un million d'euros ont été demandés en cautions.
5) Au Pays Basque Nord, les abertzale se sont clairement et irrémédiablement engagés dans le processus électoraliste et ils craignent que le projet de coalition des abertzale de tous bords (quatre formations politiques) qu'ils prévoyaient pour les élections législatives - les abertzale ont une audience électorale variant entre 10 et 12% des votants, selon les scrutins - ne vole en éclat suite à l'attentat. Le PNB a en effet refusé une coalition avec Batasuna et en a proposé une autre sans ce parti qui a, " face à la violence, une position diamétralement opposée à celle des trois autres partis. "
6) Une seule initiative populaire a été lancée, Ahotsak (Voix), regroupant un grand nombre de femmes de tous bords politiques, à titre individuel, pour faire entendre leurs voix et leurs revendications au travers d'une plate-forme commune ; mais ce groupe n'a, pour le moment, qu'un rôle symbolique de petit lobby d'opinion.

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