Les thèses rassemblées ici nont pas la prétention de dire le dernier mot sur le sujet dont elles traitent. Elles sont plutôt un ensemble de pistes dont certaines pourront être suivies, approfondies, et dautres peut-être simplement abandonnées. Si nous parvenons à donner quelques points de repères (historiques, entre autres) à une critique qui se cherche encore, nous aurons pleinement atteint notre but. Nous pensons également que ni ce texte ni aucun autre ne pourra, par la seule force de la théorie, abattre le citoyennisme. La véritable critique du citoyennisme ne se fera pas sur le papier, mais sera luvre dun mouvement social qui devra forcément contenir cette critique, ce qui ne sera pas, loin sen faut, son seul mérite. A travers le citoyennisme, et parce que le citoyennisme y est contenu, cest lordre social présent tout entier qui sera remis en cause. Le moment nous semble bien choisi pour commencer cette critique. Si le citoyennisme a pu, à ses débuts, entretenir un certaine confusion autour de ce quil était réellement, il est aujourdhui contraint par son succès même à savancer de plus en plus à découvert. A plus ou moins court terme, il devra montrer son vrai visage. Ce texte vise à anticiper sur ce démasquage, pour quau moins certains ne soient pas alors pris de court, et sachent peut-être réagir de manière appropriée.
I. Définition préalable.
Nous ne donnerons ici quune définition préalable du citoyennisme, cest à dire ne portant que sur ce quil est le plus évidemment. Lobjet de ce texte sera de commencer à le définir de façon plus précise.
Par citoyennisme, nous entendons dabord une idéologie dont les traits principaux sont 1°) la croyance en la démocratie comme pouvant sopposer au capitalisme 2°) le projet dun renforcement de lEtat (des Etats) pour mettre en place cette politique 3°) les citoyens comme base active de cette politique.
Le but avoué du citoyennisme est dhumaniser le capitalisme, de le rendre plus juste, de lui donner, en quelque sorte, un supplément dâme. La lutte des classes est ici remplacée par la participation politique des citoyens, qui doivent non seulement élire des représentants, mais agir constamment pour faire pression sur eux afin quils appliquent ce pour quoi ils sont élus. Les citoyens ne doivent naturellement en aucun cas se substituer aux pouvoirs publics. Ils peuvent de temps en temps pratiquer ce quIgnacio Ramonet a appelé la désobéissance civique (et non plus civile, qui rappelle trop fâcheusement la guerre civile), pour contraindre les pouvoirs publics à changer de politique.
Le statut juridique de citoyen, compris simplement comme ressortissant dun Etat, prend ici un contenu positif, voire même offensif. Pris comme adjectif, citoyen décrit en général tout ce qui est bon et généreux, soucieux et conscient de ses responsabilités, et plus généralement, comme on disait autrefois, social. Cest à ce titre quon peut parler dentreprise citoyenne, de débat citoyen, de cinéma citoyen, etc.
Cette idéologie se manifeste à travers une nébuleuse dassociations, de syndicats, dorganes de presse et de partis politiques. Pour la France on a des associations comme ATTAC, les amis du Monde Diplomatique, AC!, Droit au Logement, lAPOC (objecteurs de conscience), la Ligue des Droits de lHomme, le réseau Sortir du nucléaire, etc. Il est à noter que la plupart du temps les personnes qui militent au sein de ce mouvement font partie de plusieurs associations à la fois. Côté syndicats on a la CGT, SUD, la Confédération Paysanne, lUNEF, etc. Les partis politiques sont représentés par les partis trotskistes, et les Verts. Les partis politiques ont toutefois un statut à part dans le citoyennisme, mais nous y reviendrons. A lextrême gauche du citoyennisme, on peut inclure la Fédération Anarchiste, la CNT et les anarchistes antifascistes, qui se mettent le plus souvent à la remorque des mouvements citoyennistes pour y rajouter leur grain de sel libertaire, mais se trouvent de fait sur le même terrain.
A léchelle mondiale on a des mouvements comme Greenpeace, etc., et tout ce qui sest retrouvé à Seattle en fait de syndicats, associations, lobbies, tiers-mondistes, etc.
La liste complète serait fastidieuse à donner. Limportant est que tous ces groupements se retrouvent idéologiquement sur le même terrain, avec des variantes locales. Le citoyennisme est désormais un mouvement mondial, qui repose sur une idéologie commune. De Seattle à Belgrade, de lEquateur au Chiapas, on assiste à sa montée en force, et il sagit donc maintenant, pour lui comme pour nous, de savoir au juste quel chemin il prendra, et jusquoù il pourra aller.
II. Prémisses et fondements.
Les racines du citoyennisme sont à chercher dans la dissolution du vieux mouvement ouvrier. Les causes de cette dissolution sont à la fois lintégration de la vieille communauté ouvrière et léchec manifeste de son projet historique, lequel a pu se manifester sous des formes extrêmement diverses (disons du marxisme-léninisme au conseillisme). Ce projet se ramenait, dans ses diverses manifestations, à une reprise du mode de production capitaliste par les prolétaires, mode de production duquel ils sont les enfants et donc les héritiers. Laccroissement des forces productives, dans cette vision du monde, était également la marche vers la révolution, le mouvement réel à travers lequel le prolétariat se constituait comme future classe dominante (la dictature du prolétariat), domination qui menait ensuite (après une très problématique phase de transition) au communisme. Léchec réel de ce projet a eu lieu dans les années 1920, et en 1936-38 en Espagne. Le mouvement international des années 1968 a souvent été nommé deuxième assaut prolétarien contre la société de classe, venant après celui de la première moitié du XXème siècle.
Les années 70, puis les années 80, avec la crise et la mise en place de la mondialisation sous sa forme moderne, marquent le déclin et la disparition de ce projet historique. Cette mondialisation se caractérise par lautomation croissante, donc par le chômage de masse, et les délocalisations dans les pays les plus pauvres, qui jettent hors de lusine le vieux prolétariat industriel des pays les plus développés. On observe ici une tendance des entreprises à se débarrasser au moins formellement dune bonne partie leur secteur productif pour le reléguer dans la sous-traitance, pour idéalement ne plus soccuper que de marketing et de spéculation. Cest ce que les citoyennistes nomment la financiarisation du capital. Une entreprise comme Coca-Cola ne possède aujourdhui directement quasiment plus aucune unité de production mais se contente de gérer la marque, de faire fructifier son capital boursier, et réinvestir en rachetant des concurrents plus petits auxquels elle fait également subir une délocalisation forcenée, etc. On a un double mouvement de concentration du capital et démiettement de la production. Une voiture peut se composer de pare-chocs fabriqués au Mexique, de composants électroniques taiwanais, le tout étant assemblé en Allemagne, tandis que les bénéfices transitent par Wall-Street.
Les Etats quant à eux accompagnent cette mondialisation en se défaisant du secteur public hérité de léconomie de guerre (dénationalisations), en flexibilisant et en réduisant autant quil est possible le coût du travail. Cela donne en France la loi sur les 35 heures que réclamait a cor et à cri le très citoyenniste (dans ses manifestations officielles du moins) mouvement des chômeurs de 1998, et le PARE. Larrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et le mouvement des étudiants et des cheminots en 1986 sont des repères qui nous permettent de situer les progrès de cette dissolution et le remplacement progressif du vieux mouvement ouvrier par le citoyennisme, dans le cadre de la mondialisation.
Le mouvement de 1968, en France comme dans le monde, a bien été le dernier assaut contre la société de classes. Son échec marque la liquidation historique de ce qua été jusquà ce moment-là le vieux rêve de la révolution prolétarienne, à savoir le rêve de lassomption historique du prolétariat comme prolétariat, cest à dire comme classe du travail. Lautogestion et les conseils ouvriers ont été la limite extrême de ce mouvement. Nous ne le regrettons pas. Cest aussi toute une contestation sociale beaucoup plus large et multiforme qui a été liquidée au sortir de ces années-là, lorsque sest abattue sur le monde la chape de plomb des années quatre-vingt.
Même si on lentend encore dans des manifestations, le slogan tout est à nous, rien nest à eux est lexact contraire de la réalité, et la toujours été Bien entendu, il fait aujourdhui allusion à une illusoire répartition des richesses (et de quelles richesses peut-on aujourdhui parler ?), mais il provient en droite ligne du vieux mouvement ouvrier, qui entendait gérer par lui-même le monde capitaliste. On voit à travers ce slogan à la fois une résurgence, une continuité et un détournement des idéaux du vieux mouvement ouvrier (naturellement dans ce quil avait de moins révolutionnaire) par le citoyennisme. Cest ce quon appelle lart daccommoder les restes. Nous y reviendrons plus loin. La disparition de la conscience de classe et de son projet historique, rendus caducs par léclatement et la parcellarisation du travail, par la disparition progressive de la grande usine communautaire, et également par la précarisation du travail (tout ceci résultant non dun complot visant à museler le prolétariat mais du processus daccumulation du capital qui la mené jusquà la mondialisation actuelle), ont laissé le prolétariat aphone. Il en vient même à douter de sa propre existence, doute qui fut encouragé par nombre dintellectuels et par ce que Debord a défini comme spectaculaire intégré, qui nétait que lintégration au spectacle.
Privée de perspectives, la lutte des classes ne pouvait que senfermer dans des luttes défensives, parfois dailleurs très violentes comme en Angleterre. Mais cette énergie était surtout lénergie du désespoir. On peut aussi noter que cette perte de perspectives positives sest souvent manifestée, chez les individus qui avaient connu les années 60-70, par un désespoir personnel très réel, parfois poussé jusquà ses dernières conséquences, suicide ou terrorisme.
Le citoyennisme vient sinscrire dans ce cadre. Le deuil de la révolution ayant été fait, plus aucune force ne se sentant en mesure dentreprendre à nouveau de transformer radicalement le monde, il fallait bien, lexploitation suivant son cours, que sexprime une contestation. Ce fut le citoyennisme.
Son acte officiel de naissance peut être situé en décembre 1995. Ce mouvement, sur la base très réelle de lopposition à la privatisation du secteur public et donc de laggravation des conditions de travail et de la perte de sens de ce travail lui-même, ne pouvait dans la situation présente se manifester que comme défense du service public, et non comme remise en question de la logique capitaliste en général, telle quelle se manifeste dans le service public. Cette défense du service public implique logiquement que lon considère que le service public soit ou plutôt doive être en dehors de la logique capitaliste. Cest un mauvais procès que lon a fait à ce mouvement lorsquon lui a reproché dêtre un mouvement de privilégiés, ou simplement dégoïstes corporatistes. Mais on peut constater que même les actions les plus radicales et les plus généreuses de ce mouvement en portaient la limite. Alimenter gratuitement en électricité des foyers est une chose, réfléchir sur la production et lemploi de lénergie en est une autre. On peut voir à travers ces actions que lEtat est ici conçu comme une communauté parasitée par le capital, lequel viendrait sintercaler entre les citoyens-usagers et lEtat. Le citoyennisme ne dit pas autre chose. On peut constater que le citoyennisme ne récupère pas un mouvement qui serait plus radical. Ce mouvement est simplement absent, pour lheure. Le citoyennisme se développe comme lidéologie nécessairement produite par une société ne concevant plus de perspectives de dépassement.
Lautre constatation que lon peut faire, cest que le mouvement de 1995, acte de naissance du citoyennisme, fut un échec, même dans ses objectifs limités. La privatisation du secteur public continue de plus belle, et il peut même se situer en avant-garde de lidéologie du privé, comme entreprise participative, implication dans la gestion, etc. On y dégraisse également, et on y crée des emplois précaires, les emplois-jeunes. On y supprime des postes et surcharge de travail les postes restants. Le secteur public est également en première ligne pour lapplication de la loi sur les trente-cinq heures, et donc la flexibilisation. Une fois de plus, sil en était besoin, on peut voir que la logique de l Etat et celle du capital ne sopposent en rien, et cest là une des limites internes du citoyennisme.
III. Le rapport à lEtat, le réformisme et le keynésianisme.
Le rapport du citoyennisme à lEtat est à la fois un rapport dopposition et de soutien, disons de soutien critique. Il peut sy opposer, mais ne peut se passer de la légitimation quil lui offre. Les mouvements citoyennistes doivent très rapidement se poser en interlocuteurs, et pour cela ils doivent parfois entreprendre des actions radicales, cest à dire illégales ou spectaculaires. Il sagit là à la fois de se poser en victime, de prendre lEtat en défaut (cest à dire opposer lEtat idéal à lEtat réel), et darriver plus vite à la table de négociations. Larrivée des CRS est le signe quon a été entendu. Naturellement, tout ceci doit se passer sous loeil des caméras. La répression est lacte de naissance des mouvements citoyennistes, elle nest plus comme autrefois le moment de laffrontement où lon mesure le rapport de force, mais celui dune légitimation symbolique. Doù, par exemple, le malentendu entre René Riesel et les quelques autres de la Confédération Paysanne qui voulaient créer ce rapport de force, et José Bové (et manifestement la plus grande partie de la Confédération), qui par une action spectaculaire entendait poser son mouvement comme interlocuteur de lEtat, ce en quoi il a dailleurs partiellement réussi.
LEtat lui même entérine bien volontiers ces pratiques, et nimporte qui aujourdhui peut faire une petite manifestation, par exemple bloquer le périphérique, et être ensuite reçu officiellement pour exposer ses griefs. Les citoyennistes sindignent dailleurs de cet état de fait quils ont contribué à créer, trouvant quon ne peut tout de même pas déranger lEtat pour rien. Les interlocuteurs privilégiés voient dun mauvais oeil les parasites, les pique-assiettes de la démocratie.
Des pratiques citoyennistes sont également promues directement par lEtat, comme le montrent les conférences citoyennes ou les concertations citoyennes par lesquelles lEtat entend donner la parole aux citoyens. Il est intéressant de constater à quel point les citoyennistes se contentent facilement de nimporte quel ersatz de dialogue, et veulent bien admettre tout ce quon voudra, pourvu quon les ait écoutés, et que des experts aient répondu à leurs inquiétudes. LEtat joue ici le rôle de médiateur entre la société civile et les instances économiques, comme les citoyennistes seront ensuite médiateurs du programme de lEtat (qui nest que laccompagnement de la dynamique du capital), révisé de façon critique, vers la société civile. On la vu avec la loi sur les 35 heures. Ils jouent ici le rôle qui était classiquement dévolu aux syndicats dans le monde du travail, pour tout ce quon appelle les problèmes de société. Lampleur de la mystification montre aussi lampleur du champ de la contestation possible, qui sest étendu à tous les aspects de la société. Dans leur rapport à lEtat, les citoyennistes commencent aussi, en tout cas en France, à être malades de leur victoire. De plus en plus, le mouvement se scinde, et se recompose, entre ceux qui ont tendance à faire confiance au pouvoir (à la gauche) et ceux, plus radicaux, qui entendent continuer le combat. Mais le problème essentiel nen reste pas moins posé. La gauche étant au pouvoir, pour qui dautre pourront-ils voter ? Faut-il plus de Verts au gouvernement, ou faut-il au contraire que les Verts se retirent du pouvoir pour mieux jouer leur rôle dopposants ? Mais à quoi peut servir un parti politique, si ce nest à entrer dans larène démocratique ?
Le citoyennisme est constitutivement incapable de se concentrer en un parti, en tout cas dans les sociétés qui sont déjà démocratiques. Il faut une dictature ou une démocratie autoritaire pour que les aspirations de la petite et moyenne bourgeoisie entrent en résonance avec une contestation plus vaste, et puissent se concentrer en un parti démocratique dopposition radicale. On la vu a Belgrade ou au Venezuela avec le national-populiste Chavez. Mais partout où la démocratie est déjà là, des partis correspondant tant bien que mal aux aspirations de cette petite et moyenne bourgeoisie existent déjà, et cest justement ce système de partis dont une large part des citoyennistes se méfient. Dans les pays les plus avancés, le citoyennisme se concentre essentiellement autour dun désir de démocratie plus directe, participative, une démocratie de citoyens. Ils ne se proposent naturellement aucun moyen dy parvenir, et ce désir de démocratie directe finit comme toujours devant une urne, ou dans labstention impuissante.
Les Verts sont intéressants à cet égard, puisquils manifestent cette limite du citoyennisme. Issus des mouvements écologistes des années 70, ils ont parfaitement pris le tournant des années 80. Mais ils restent également sur le vieux modèle dun Parti, forme concentrée qui est antinomique à la nature nébuleuse des forces vives du citoyennisme. Ils couraient donc par leur nature même le risque de se retrouver face à lexercice réel du pouvoir, et cest bien ce qui sest passé. Cest là en fait le dernier risque politique que courent les réformistes, celui de gouverner. Militer, dans ce cadre là, nest pas toujours sans conséquences, comme les Verts ont pu le constater à leurs dépens. Ce qui permet de contourner ce risque, cest le lobbying. Les lobbies nexercent jamais directement le pouvoir. On ne peut leur imputer les échecs de lEtat. Le militantisme de lobby est sans fin, dans tous les sens du terme. Voilà qui est très satisfaisant pour des individus désireux de sengager sans courir ce risque politique. Dans un lobby, on est entre soi, et il nest pas nécessaire de se chercher une base sociale, comme dans un parti classique, par des moyens plus ou moins démagogiques. On peut en toute sécurité se montrer radical On peut tranquillement se poser en conseiller critique du Prince, sans affronter les difficultés du gouvernement. On peut éternellement se lamenter sur le manque de volonté politique, en matière de nucléaire, dimmigration ou de santé publique sans considérer si peu que ce soit ce quil est effectivement possible de faire, pour un Etat, dans le contexte capitaliste.
Un des exemples les plus délirants de cet état de fait est linénarrable association ATTAC. Il est de notoriété publique que lidée même dune taxation des transactions boursières fait se contorsionner dhilarité léconomiste le plus stupide. Il est également évident que lapplication dans un seul Etat de cette taxation le plongerait immédiatement dans une crise noire, et quil est manifestement impossible dappliquer mondialement une telle mesure. Il crève aussi les yeux que même dans le cas où, prise de folie, une organisation comme lOMC en viendrait à préconiser une telle mesure, le tollé mondial serait tel quelle naurait plus quà la remettre dans sa musette. Et, pour pousser jusquà labsurde, que si même une telle mesure était appliquée, il sensuivrait automatiquement une aggravation mondiale de lexploitation, pour corriger les pertes.
Tout ceci nempêche pas les économistes dATTAC de pérorer à ce sujet, avec courbes et graphiques, dans lindifférence amusée de ceux qui exercent réellement le pouvoir. On veut bien également les recevoir de temps en temps, pour rire un peu, et surtout pour bien montrer à quel point lEtat est attentif à toutes les propositions que les citoyens voudront bien lui faire. Il faut toutefois reconnaître à ATTAC le mérite davoir introduit, dans une discipline aussi sinistre que léconomie, cet élément de comique qui lui faisait encore défaut.
Nous voyons ici que son impuissance nest pas encore un problème pour le citoyennisme. Presque personne ne songe encore à le juger sur ses résultats, puisque lurgence dobtenir des résultats ne se fait pas encore réellement sentir. Lorsque cela commencera à être fait à une vaste échelle, il nest pas douteux quil nen aura plus pour très longtemps.
Nous sommes à ce stade de notre propos naturellement conduits à évoquer la question du réformisme citoyenniste. On sait que les citoyennistes se donnent eux-mêmes volontiers ce qualificatif. On comprend quils veulent par lemploi de ce terme suggérer quils sont plus pragmatiques, plus réalistes que ces sacrés idéalistes de révolutionnaires. Et en effet on peut bien voir jusquoù va leur pragmatisme et leur réalisme avec une association comme ATTAC. Nous autres, pauvres révolutionnaires, compensons en tout cas notre manque de pragmatisme par la mauvaise habitude de souvent juger des choses en ayant recours à lhistoire, cest à dire à ce qui sest réellement produit jusquà présent. Et force nous est de constater que le réformisme surgit toujours dans des moments de crise du système capitaliste. Le Front Populaire, par exemple, était réformiste. Dans un moment où linsurrection ouvrière était partout, où les usines étaient occupées, la réponse, entre autres, du Front Populaire à été de donner aux ouvriers des congés payés, quils navaient jamais demandé Keynes aussi était un réformiste, et la crise de 1929 y fut pour quelque chose. Mais il ny a actuellement pas de grèves insurrectionnelles, pas de baisse des investissements, pas de baisse significative de la consommation. Même la récente et relative hausse des taux dintérêts, après une décennie de baisse continuelle, et la très prévisible débâcle des valeurs technologiques sont plus perçues comme une consolidation des marchés que comme un risque de crise. Il ny a pas actuellement de crise réelle du capital. Il ne saurait donc y avoir de réformistes.
En outre, toutes les réformes entreprises dans le capitalisme ne lont été que pour sauver le capitalisme lui-même. Il ny a pas de réformes anticapitalistes. Keynes ne se cachait pas dêtre un libéral, et de vouloir sauver le système libéral mis en danger par la crise de 1929.
Il nous faut ici nous attarder un instant sur Keynes, présenté par le citoyennisme comme léconomiste-miracle, remède à tous nos maux. Il faut dabord dire de lhomme lui-même quil connaissait très bien le capitalisme de son temps, puisquil avait amassé une fortune personnelle de 500 000 dollars, en se consacrant seulement une heure et demie par jour aux transactions internationales en devises et en biens, tout en travaillant pour le gouvernement anglais. On comprend que le Krach de 1929 ne lait pas laissé indifférent.
Le Krach de 1929 marque lentrée du capitalisme dans sa période moderne. Il est le résultat de la formidable expansion du XIXème siècle, qui ne semblait devoir trouver devant elle aucune limite, en particulier en Amérique. Le rêve américain battait son plein, qui allait se terminer en cauchemar. Ce rêve reposait sur lesprit dentreprise, sur laudace entrepreneuriale des héritiers des conquérants de lOuest, et il fut abattu par la réalité du capitalisme, où les investissements ne se font pas par goût du risque ou esprit dentreprise, mais pour réaliser des profits. Le capitalisme parvenu à maturité stagnait, et on commençait à sapercevoir quune croissance indéfinie nétait pas acquise, comme une loi naturelle. Les investissements baissèrent, ou plutôt seffondrèrent. Les théories économiques classiques postulaient que puisquil y a toujours de loffre, il y aurait toujours de la demande, négligeant le fait que les entreprises ne produisent pas pour fournir des biens, mais pour extraire la plus-value de cette production. Keynes intervint dans ce contexte. Ce quil fallait, cétait de linvestissement, à savoir créer de nouveaux marchés, inventer de nouveaux produits, entrer dans le monde de la consommation de masse. Dans le contexte de la crise, cétait à lEtat damorcer la pompe, cest à dire de remettre les gens, tant bien que mal, au travail, détablir une politique monétaire inflationniste et de créer des infrastructures sur la base desquelles le capital privé pourrait réinvestir. Qui va fabriquer des automobiles, dit Keynes, sil ny a pas assez de routes ?
Le président Roosevelt avait dailleurs déjà commencé à mettre en pratique cette politique, sans le précieux appui théorique que Keynes lui apportera plus tard. Il ne faut pas oublier que la crise de 1929 avait aussi jeté quelques millions de chômeurs sur les trottoirs et sur les routes, et que les raisins de la colère commençaient à dangereusement mûrir.
On voit en tout cas que le keynésianisme est essentiellement libéral. Il dit simplement que le libéralisme à lui tout seul ne peut se réguler, que le simple jeu de loffre et de la demande nest pas le moteur qui permettrait au capital de saccroître indéfiniment, et que cest donc à lEtat de (re)construire les conditions de la croissance, pour ensuite laisser la place aux investisseurs privés. En 1934 Keynes écrit dans une lettre au New York Times : Je vois le problème du redressement de la façon suivante : combien de temps faudra-t-il aux entreprises ordinaires pour venir à la rescousse ? A quelle échelle, par quels moyens et pendant combien de temps les dépenses anormales du gouvernement doivent-elles se poursuivre en attendant ? Nous soulignons anormales. On voit bien que lidée de Keynes nétait nullement celle dun contrôle permanent et continu du capital privé par lEtat ou des instances internationales. Keynes nétait pas socialiste.
Il létait dailleurs si peu quil écrivit en 1931, en parlant du communisme : Comment puis-je adopter une doctrine qui, préférant la vase au poisson, exalte le prolétariat crasseux au détriment de la bourgeoisie et de lintelligentsia qui, en dépit de tous leurs défauts, sont la quintessence de lhumanité et sont certainement à lorigine de toute oeuvre humaine ? Il est vrai que la bourgeoisie était alors bien différente de ce quelle est devenue, et quelle ne sentait pas encore le besoin de se lamenter, avec Viviane Forrester, sur ce quil est désormais convenu dappeler lhorreur économique.
Il faut indiquer pour finir que les théories de Keynes avaient leurs limites, et que le capitalisme a dautres méthodes pour relancer les investissements : dix ans après la crise de 1929 commençait la guerre qui allait ravager le monde, donner un coup de fouet inespéré au progrès technologique, et faire entrer le monde industrialisé dans lâge bienheureux de la consommation de masse. Keynes lui-même apporta dailleurs sa contribution à cette relance des investissements en écrivant un opuscule intitulé Comment financer la guerre.
Les citoyennistes prétendent critiquer le libéralisme, et se réclament de Keynes. Comme ils nont jamais prétendu non plus être anticapitalistes, on en déduit donc que sils sont contre le libéralisme tout en restant procapitalistes, ils sont pour ce quon appelait autrefois le socialisme, cest à dire le capitalisme dEtat. On comprend mieux alors la présence de trotskistes dans leurs rangs. Mais, bien entendu, ils se défendent aussi de cela. On a décidément du mal à savoir ce quils veulent.
Nous affirmons quil ny a pas actuellement de crise capitaliste, et eux naturellement affirment le contraire. En effet, il faut bien quil y ait crise pour que lon fasse appel à eux. La crise est lélément naturel du réformiste. Ils ont cru en trouver une en Asie du sud-est, mais cette crise-là était bien plutôt la preuve que le capitalisme a bien retenu les leçons de Keynes, et quil ne croit plus que le libéralisme va se réguler tout seul. La crise asiatique a donc été très rapidement jugulée, avec toutefois quelques conséquences sociales. Mais le capitalisme se moque des conséquences sociales, tant quil nest pas centralement remis en cause. Il ny aura plus de keynésianisme social, plus de Trente Glorieuses. Cela aussi est derrière nous.
Si les citoyennistes peuvent parler de crise, cest que lEtat en a parlé dabord. Depuis trente ans, la France est, paraît-il, en crise. Cette crise, bien réelle au début, a bien plutôt été ensuite une façon de justifier lexploitation. Aujourdhui, cest la reprise qui joue ce rôle, et les réformistes sont bien embêtés. Les voilà contraints de réajuster leur discours, toujours calqué sur celui de lEtat, et ceux qui il y a six mois nous parlaient dune crise mondiale généralisée nous parlent aujourdhui de répartir les fruits de la croissance. Où est la cohérence ?
Où sont-ils donc, ces keynésiens antilibéraux, ces réformistes sans réformes, ces étatistes qui ne peuvent participer à un Etat, ces citoyennistes ?
La réponse est simple : ils sont dans une impasse.
Il peut paraître saugrenu daffirmer quun mouvement qui occupe si manifestement tout le terrain de la contestation puisse se trouver dans une impasse.
Certains y verront une affirmation gratuite, dictée par on ne sait quel ressentiment. Nous avons pourtant évoqué tout à lheure la décomposition et la disparition dun mouvement bien plus ancien, et pourvu dune base sociale infiniment plus large et plus combative, sans pour cela avoir à prendre de précautions oratoires particulières, tant cette disparition semble aujourdhui évidente. De la même manière, nous pensons quun autre mouvement social est possible, sur des bases jusqualors inédites.
IV. Citoyennisme et citoyens.
Lorsque Ignacio Ramonet parle de désobéissance civique et non plus de désobéissance civile, il marque une distinction révélatrice du rapport du citoyennisme avec sa propre base. Le mot civil se rapporte objectivement, de façon neutre, au citoyen dun Etat, celui qui na pas choisi dy naître. Civique est ce qui est le propre du bon citoyen, cest à dire celui qui manifeste activement son appartenance à ce même Etat. On voit ici que la distinction est essentiellement dordre moral.
Et en effet, une des forces du citoyennisme est bien dêtre un mouvement essentiellement moral, pour ne pas dire moralisateur. On voit avec quelle aisance il passe au-dessus des faits et ne sembarrasse pas danalyses lorsquil sagit de passer de la dénonciation de la crise à la répartition des fruits de la croissance. Cest quil sagit à chaque fois davoir la position la plus civique, cest à dire la position la plus généreuse, la plus morale. Et en effet, tout le monde est pour la paix, contre la guerre, contre la mal-bouffe, pour la bien-bouffe, contre la misère, pour la richesse. En somme, il vaut mieux vivre riche et en bonne santé en temps de paix, que pauvre et malade en temps de guerre.
Rien ne se vend mieux que la morale, en ce monde qui se situe résolument, un siècle après Nietzsche, par delà bien et mal. Mais ce besoin de consolation est impossible à rassasier.
On peut voir par exemple lembarras qua causé dans les rangs citoyennistes la triste affaire de Givers. Cette révolte avait la particularité dêtre à la fois une résurgence archaïque de laction ouvrière, et la manifestation dun désespoir bien moderne. Un citoyenniste pendant cette affaire se demandait dans Le Monde si on pouvait qualifier laction des ouvriers de CELLATEX daction citoyenne.. Nous pouvons lui répondre. Le couteau sur la gorge, absolument déboussolés, et sans le recours de cet optimisme soucieux propre aux lecteurs du Monde Diplomatique, les salariés de Givers nétaient pas des citoyens, et ils nont pas agi en tant que tels. Limpuissance des citoyennistes à réagir dans cette circonstance montre quel type de réactions ils pourront avoir dans dautres circonstances, à une échelle plus grande. Ils ne tarderont naturellement pas à en appeler à la répression des mauvais citoyens, au nom de la démocratie, de LEtat de Droit, et de la morale. Cétait dailleurs bien le propos du citoyenniste du Monde, qui entendait par son insidieux questionnement (tout à fait objectif, bien sûr) couper lherbe sous le pied dune sympathie naissante, et rappeler les citoyens à la raison, pour préparer léventuelle répression qui naturellement na pas eu lieu, puisque, dans la situation actuelle, les salariés ne pouvaient que négocier. Il est en tout cas intéressant de constater comment, dans cette mini-crise, un citoyenniste va sempresser de proposer à lEtat ses services de médiateur. Le citoyennisme est potentiellement un mouvement contre-révolutionnaire.
Cet exemple montre également lincapacité du citoyennisme à trouver une réaction face à un mouvement quil na pas lui-même créé.
Il faut aussi souligner que la base sociale du citoyennisme est considérablement plus large et aussi plus floue que les seuls militants associatifs et syndicaux.
Le citoyennisme est lexpression des préoccupations dune certaine classe moyenne cultivée et dune petite bourgeoisie qui a vu ses privilèges et son influence politique fondre comme neige au soleil, en même temps que disparaissait la vieille classe ouvrière. La restructuration à léchelle mondiale du capitalisme a laissé sur le carreau lancien capital national, et donc la bourgeoisie qui en était détentrice et les classes moyennes quelle employait. La vieille société bourgeoise du XIXème siècle, aux relents persistants dAncien Régime, a bel et bien disparu. La consolidation de lEtat et la critique de la mondialisation jouent ici comme nostalgie du vieux capital national et de la société bourgeoise, la critique des multinationales comme nostalgie de lentreprise familiale. Encore une fois, ils se lamentent sur un monde perdu.
Et deux fois perdu, puisque le terme de citoyen veut aussi se référer à la vieille appellation républicaine, sans doute plus celle des premiers temps de la révolution bourgeoise que celle de la Commune de Paris (encore quun film interminable et volontairement anachronique tourné récemment sur ce sujet semble indiquer que lon voudrait récupérer cela aussi). Mais cette révolution, justement, a été faite, et nous vivons dans le monde quelle a créé. Les sans-culottes seraient sans doute étonnés de voir ce quest devenue la République quils ont contribué à établir, mais les morts ne reviennent pas plus quon ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Il nest par contre pas impossible que de futurs sans-culottes traînent en Nike sur le parking dune très moderne cité.
Les classes moyennes en déshérence se reconstituent à travers le citoyennisme une identité de classe perdue. Un salon bio peut ainsi se déclarer vitrine des modes de vie et de pensée citoyenne.. Que ceux qui ne mangent pas bio se le disent : ils ne sont pas citoyens. Un jeune citoyenniste peut alors synthétiser de façon fulgurante ses doutes sur le prolétariat : Que veux-tu attendre deux ? Ils font leurs courses chez Auchan. Les citoyennistes ne peuvent en tout cas, sur les bases quils occupent actuellement, récupérer un éventuel mouvement social plus radical, duquel il sont viscéralement coupés. Ils ne pourront à ce moment-là quoffrir à lEtat quils défendent une caution morale à la répression. Les pseudo-solutions quils avancent, face à une crise réelle, apparaîtront alors comme ce quelles sont, à savoir un moyen de maintenir lordre des choses existant. On ne peut se contenter dopposer abstraitement et à perte de vue lEtat au capital, la vraie démocratie à la démocratie telle quelle est, léconomie solidaire au libéralisme, lorsque des masses de gens commencent à chercher des réponses à leur situation concrète. Un mouvement né dune crise majeure, cest à dire de la remise en question des conditions dexistence mêmes ne saurait se satisfaire durablement de telles amusettes.
Ils pourront tout de même, puisquils sont là, occuper un moment la révolte, qui pourra aussi se manifester par un nationalisme exacerbé, quils auront auparavant contribué à entretenir et développer (on en voit actuellement les prémisses à travers lanti-américanisme développé par Bové et bien dautres). Mais la critique du capital mondialisé na pas face à elle lalternative dun retour au capital national, défendu par lEtat. Si cette alternative très hautement improbable est mise en jeu, on aura plutôt la guerre.
Nous voyons là que rien ne nous garantit que le prochain mouvement social soit révolutionnaire. Il contribuera en tout cas à démasquer définitivement le citoyennisme, et laissera peut-être le champ libre à une remise en jeu du très vieux projet dune transformation du monde, au delà de lEtat et du capital.
V. Citoyennisme et révolution.
Tout lancien mouvement révolutionnaire reposait sur la reprise en main par les ouvriers du mode de production capitaliste, dont ils se sentaient virtuellement possesseurs en raison de la place effective quils occupaient dans la production. Cette place effective, ce rapport réel du prolétariat avec la production a été laminé dans les années 70 par lautomation et la précarisation. Certains radicaux, comme ceux de lEncyclopédie des Nuisances ou Camatte (Invariance) on senti ou théorisé cette transformation, mais ils ne pouvaient sortir de cette conception ancienne de la révolution sans abandonner la révolution elle-même, et cest bien ce qui se passa. LI.S. après tout ne préconisait quun meilleur emploi des forces productives, pour la création de situations, par le biais des conseils ouvriers. Ils ne voyaient pas (mais à ce moment-là qui pouvait le voir ?) en quoi le mode de production capitaliste était capitaliste, en quoi lautomation quils vantaient nétait pas un moyen de libérer du temps pour vivre sans temps mort et jouir sans entraves, mais une façon de dégager du profit pour le capital. Et après la contre-révolution des années 70-80 ils ont simplement identifié cette même production, que les ouvriers avaient échoué à reprendre, comme source de tous les maux.
Au lieu de percevoir la disparition du vieux mouvement ouvrier comme nouvelle condition dun mouvement révolutionnaire à venir, et surtout comme chance de ce mouvement, il lont perçue comme catastrophe. Et ce fut bien une catastrophe pour lancien mouvement ouvrier, son arrêt de mort. La plus grande partie de la génération post soixante-huitarde sest ainsi engloutie dans le vide laissé par cette défaite. Et nous ne songeons certes pas à le leur reprocher, une conception vieille dun siècle ne soublie pas en un jour, ni même en vingt ans. Aujourdhui ce bilan peut commencer à se faire. Nous avons eu, depuis 1995, le privilège douteux de voir une idéologie se rebâtir sur les ruines de la révolution. Si nous lavons assez rapidement identifiée dans ce quelle avait de nouveau, il a été un peu plus long pour nous de la percevoir dans ce quelle avait darchaïque, cest à dire dhistoriquement déterminé. Nous avons indiqué plus haut que cette idéologie, le citoyennisme, pratiquait lart daccommoder les restes du vieux mouvement révolutionnaire. Cest parce quau fond le vieux mouvement révolutionnaire ne constituait pas un dépassement du capitalisme, mais une gestion de celui-ci par la classe montante quétait censé être le prolétariat, que le citoyennisme se veut aujourdhui réformiste. La gestion ouvrière du capital sest simplement aujourdhui transformée en répartition des richesses, en taxation du capital, la production disparaissant derrière le profit, derrière le capital financier, derrière largent. De largent, il y en a, dans les poches du patronat, dit le slogan. Certes oui, mais au nom de quoi cet argent devrait-il atterrir dans les poches des prolétaires, pardon, des citoyens ?
Le vieux mouvement ouvrier nayant pu aboutir à la communauté humaine se change ainsi en simple intéressement aux profits capitalistes, de façon obscène et révélatrice (il faut toutefois noter que si on ne demande que de largent au capitalisme, cest aussi parce que lon sait ne rien pouvoir en attendre dautre). Il y a certes là de quoi écoeurer un vieux révolutionnaire, un de ceux qui pensaient pouvoir construire un monde meilleur. Mais sil était déjà illusoire de penser pouvoir construire ce monde par la gestion ouvrière du capital, ils lest tout à fait de penser pouvoir contraindre le capitalisme à partager ses profits pour le bonheur de tous les citoyens, à supposer même que leur argent puisse faire notre bonheur. Le citoyennisme touche au point central dune illusion vieille dun siècle, et cette illusion, déjà morte dans les faits, est sur le point dêtre détruite.
Tout est à nous, rien nest à eux, sobstinent-ils à chanter dans leurs manifestations. Mais le capital, cette masse dargent ne visant quà saccumuler par la domination de lactivité humaine, et donc par la transformation de cette activité suivant ses propres normes, a créé un monde où tout est à lui, rien nest à nous. Et il ne sagit pas seulement de la propriété privée des moyens de production, mais également de leur nature et de leurs buts. Le capital ne sest pas simplement approprié ce qui était nécessaire à la survie de lhumanité, ce qui nétait que le premier moment de sa domination, il la également transformé, par lindustrialisation et la technologie, de telle manière quaujourdhui presque plus rien nest produit pour être consommé, mais simplement pour être vendu. Produire pour nos besoins ne peut être le fait du capitalisme. Presque plus rien ne subsiste de lactivité humaine précapitaliste. Le monde est bel et bien devenu une marchandise.
Le capital nest pas une force neutre qui, si on lorientait convenablement, pourrait aussi bien faire le bonheur de lhumanité quil fait sa perte. Il ne peut pas dépolluer aussi bien quil pollue, comme la prétendu un citoyenniste écologiste, puisque cest son mouvement même qui lamène inéluctablement à polluer et à détruire, cest à dire que le mouvement daccumulation et de production pour laccumulation passe par-dessus toute idée de besoin, et donc également du besoin vital quest pour lhumanité la préservation de son environnement. Le capital ne suit que ses propres fins, il ne peut être un projet humain. Il ny a pas une autre mondialisation. Il na pas face à lui les besoins de lhumanité, mais la nécessité de laccumulation. Sil se met à recycler, par exemple, la branche ainsi créée fera tout pour avoir toujours de quoi recycler. Le recyclage, qui nest quune autre façon de produire de la matière première, crée toujours plus de déchets recyclables. En outre, il pollue bien autant que nimporte quelle autre activité industrielle.
Nous devons ici, pour éviter toute confusion, nous porter en faux contre cette idée quelque peu paranoïaque que véhiculent certains radicaux, selon laquelle le capital polluerait pour créer un marché de la dépollution, ou en tout cas que chaque dégât provoqué par le capitalisme engendrerait des marchés pour la réparation de ces dégâts, suivant le schéma du pompier incendiaire Il y a des dégâts, et ils sont nombreux, que personne ne veut réparer, simplement parce que leur réparation ne constitue pas un marché. La preuve en est que ce sont la plupart du temps les Etats qui doivent assumer seuls le coût dune dépollution, et le conflit peut se situer là, entre les Etats et les entreprises, et tout le débat sur les pollueurs-payeurs en est la manifestation. Limiter la casse, et surtout les frais, sans pour autant faire fuir les investisseurs, telle est la quadrature du cercle que le capitalisme écologique doit résoudre, tel est le véritable enjeu des règlementations écologiques.
Il ne sagit en tout cas jamais de ne plus polluer, mais de savoir qui doit payer dans le cas où la pollution est par trop catastrophique et visible. Le prétendu marché de la dépollution, contrairement à celui du recyclage, nexiste pas vraiment, parce quil ne produit aucun bénéfice en retour, sinon celui très relatif de se mettre en conformité avec certaines réglementations, et nest donc quune pure charge pour les entreprises, charge quelles ont intérêt à limiter au maximum. Personne ne veut dépolluer, et on la vu à la récente conférence de la Haye.
Nous pourrions développer plus longuement tout ceci, mais cela déborderait notre propos. Nous voyons en tout cas ici quil ne saurait être question dune gestion humaine de la production capitaliste, et encore moins de reprendre telle quelle cette production. Tout est à reconstruire. La révolution sera aussi le moment du grand démantèlement, et de la reprise sur des bases inédites de lactivité humaine, aujourdhui presque entièrement dominée par le capital.
Le vieux mouvement ouvrier manifestait le lien unissant capitalisme et prolétariat. Le plus exploité des ouvriers pouvait se sentir dépositaire, à travers son travail, dun monde futur, où le travail dominerait le capital. Le Parti était à la fois une famille et un Etat ouvrier en germe, chaque chef syndical pouvait se sentir lié à la communauté ouvrière à la fois présente et à venir. Les transformations du mode de production capitaliste au cours des vingt dernières années ont laminé tout ceci, généralisant la séparation des individus.
Dans son expansion, le capitalisme a dû détruire les vieilles communautés de souche paysanne pour créer la classe ouvrière qui lui était nécessaire. A peine cette classe ouvrière créée, il doit de nouveau la détruire, et se trouve face au problème de lintégration de millions dindividus à son monde.
Les citoyennistes apportent une réponse dérisoire en tentant de reconstituer le lien qui unissait autrefois la classe ouvrière par celui qui unirait les citoyens, cest à dire lEtat. Cette recherche de la reconstitution du lien à travers lEtat se manifeste dans le nationalisme latent des citoyennistes. Le capital abstrait et sans visage est remplacé par des figures nationales, par la moustache de José Bové, ou la réhabilitation de lhymne tsariste en Russie (il ne sagit plus là de citoyennisme, bien sûr, mais de la manifestation dun nationalisme bien plus général, et également sans issue). Mais lEtat ne peut offrir que des symboles, des ersatz de lien, parce quil est lui même pour ainsi dire saturé de capital, et quil ne peut agiter ces symboles que dans le sens qui lui est dicté par la logique capitaliste à laquelle il appartient.
Le citoyen comme lien est la manifestation dun vide, ou plutôt du fait quil appartient maintenant au capitalisme, et à lui seul, dintégrer ces milliards de gens privés de la communauté Et nous sommes obligés de constater quil le fait, jusquà présent, tant bien que mal.
Cependant, le capitalisme est toujours confusément perçu comme une force extérieure et hostile à lhumanité, soit quil la prive de pain, soit quil la prive de sens. Dans les sociétés capitalistes avancées, cela se manifeste par la fuite des individus séparés dans ce que les sociologues nomment la sphère privée, les loisirs, la famille ou ce quil en reste, la bande de copains, etc. Ceci développe très logiquement un marché de la séparation, qui se manifeste à travers les outils de communication-consommation, mais cette consommation de lêtre ensemble se résout finalement, dans le monde de la marchandise, en un avoir tout seul qui replonge dans la séparation quelle était censée pallier.
Le travail lui-même, qui est toujours la principale force dintégration du capital, est de plus en plus perçu comme une contrainte extérieure et il nest plus que marginalement ce qui décrit lidentité dindividus toujours plus nivelés dans la masse. Et cela na rien détonnant, à lheure de la disparition des métiers, remplacés par des fonctions ne réclamant aucune compétence particulière. Le monde du travail est aussi devenu celui de lincompétence. Cette dynamique de déqualification peut-être perçue par certains comme une décadence (et la dynamique de lintégration par le capital crée bien ses propres barbares de lintérieur), mais elle est également une démoralisation du travail, où celui-ci apparaît réellement à chacun comme vide de sens, pur arbitraire, contrainte extérieure, exploitation. La morale du travail, autrefois partagée également par la bourgeoisie et le prolétariat, est en train de se dissoudre dans le mouvement de lintégration capitaliste.
Lintégration capitaliste (problème central sur lequel il nous faudra revenir) se fait de plus en plus sentir comme artificielle, elle est en tout cas très problématique, et elle induit ce quon pourrait nommer une névrose de masse, liée au sentiment de navoir plus aucune prise sur sa vie. Le prochain mouvement révolutionnaire ne pourra faire léconomie de ce constat, puisque cette impuissance, qui est également ce que lon nommait autrefois aliénation, fait partie intégrante de notre rapport au monde capitaliste.
VI. Prolétaires de tous les pays, je nai pas de conseils à vous donner !
Nous ne nous donnerons pas le ridicule de présenter ici ce que devra être le prochain mouvement révolutionnaire. Personne ne peut le dire avec certitude, sans tomber dans une idéologie de rechange. Nous pouvons toutefois imaginer, à partir de ce qui est déjà là, ce que ce mouvement pourra être, cest à dire ce qui dans la situation présente est le germe dune situation future.
La mondialisation du capital et la dissolution des capitaux nationaux impliquent quil sagira dun mouvement mondial, et pas sous la forme caricaturale dune action contre lOMC ou la CNUCED. Il ne sagira pas daller mettre le feu à Francfort ou à Bruxelles, mais dagir face au capitalisme tel quil se présente ici, là où nous sommes, parce quici, là où nous sommes, cest là que se joue réellement la mondialisation. La mondialisation du capital est aussi la mondialisation de la lutte, et lorsquon décide à New York de ce qui est produit au Mexique et emballé dans le Pas-de-Calais, toute attaque locale a des répercussions globales.
La dissolution de la conscience de classe et du vieux mouvement ouvrier ont également pour conséquence que chacun se trouve, dans sa vie, seul face à tous les aspects de la domination et de lexploitation, simultanément. Il ny a plus de refuge, plus de communauté où se replier. Lidentité que lon se construisait à travers le travail tend à se dissoudre, au profit dune tentative de recomposition autour du privé, de la bande de copains ou la famille, des loisirs. Mais avec les loisirs de masse, la décomposition de la famille et la brutalité des rapports sociaux, le particulier se retrouve à chaque fois réexpulsé vers le général. Lhomme moderne est un homme public.
Jamais dans lhistoire de lhumanité les individus nont été contraints à se penser de façon aussi globale, en tant quhumanité, à léchelle mondiale. Ceci est à la fois une souffrance (et on comprend mieux ici ce qui peut attirer certains chez Zerzan ou Kaczinski, entre autres régressions) et la condition même de la libération. Les primitivistes veulent se libérer de lhumanité, revenir à cette harmonie antérieure de la communauté restreinte isolée. Mais ce retour est impossible. Il ny a pas den dehors du capitalisme.
En 1860, Marx pouvait encore écrire dans le Capital : Pour rencontrer le travail commun, cest à dire lassociation immédiate, nous navons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive, telle quelle nous apparaît au seuil de lhistoire de tous les peuples civilisés. Nous en avons un exemple tout près de nous dans lindustrie rustique et patriarcale dune famille de paysans qui produit pour ses propres besoins (...). Cet exemple a disparu.
Toute lactivité humaine ou presque est désormais régie par le capitalisme, ce qui pousse certains, comme Zerzan ou Kaczinski, et bien dautres avec eux, à regretter le bon vieux temps, quil soit primitif-fusionnel, ou patriarcal-artisanal. Mais toutes ces formes dorganisation sociale nont pas su résister au capitalisme, et on voit mal dès lors comment elles pourraient être son avenir, à moins de postuler une nature de lhumanité dont ces formes seraient la manifestation, et également une autodestruction catastrophique du capitalisme (cest à dire du monde), après laquelle elles pourraient tout naturellement retrouver leur place momentanément usurpée. Mais cette autodestruction du capitalisme serait également la nôtre, et cest donc à partir du capitalisme quil nous faut envisager lavenir, que cela nous plaise ou non.
On a vu que la globalisation des individus déborde largement les limites du travail salarié. Chaque aspect de la vie est soumis à cette globalisation, et cest donc chaque aspect de la vie qui demandera a être transformé, unitairement. Dit plus simplement, on ne peut aujourdhui rien changer sans finalement tout changer. Cela sera la principale condition de la révolution à venir.
Très concrètement, chaque problème que le capitalisme nous léguera ne pourra se résoudre quà léchelle dune société entière. Déchets nucléaires, transports, agriculture, tout ceci nous conduira à des choix et des modes dorganisation qui devront être conduits globalement, hors de la propriété privée et de la division hiérarchique du travail. Et il ne sagira pas seulement de travail.
Le monde sans frontières que le capitalisme a créé pour la marchandise sera bel et bien un monde sans frontières pour lhumanité. Il ny aura pas de droits de douane.
Nous remettrons à plus tard le soin de développer ce que tout cela implique. Nous pourrions également évoquer ce que pourraient être les modes dorganisation que les hommes se donneront alors, mais il nous semble que limmensité des problèmes pratiques qui se poseront alors sera telle que des solutions inédites devront être alors mises en oeuvre, et sans doute souvent dans lurgence. Linitiative individuelle sera peut-être alors aussi nécessaire que la concertation générale, et jamais lune ne saurait remplacer lautre. Le débat reste ouvert, et cest aussi sur toutes ces questions quil nous faut savoir attendre.
VII. Conclusion provisoire.
Nous nous sommes efforcés ici dévoquer les principales limites et faiblesses du citoyennisme, et lon voit que ce ne sont pas simplement des limites ou des faiblesses théoriques, mais quelles sont bien réelles et lui seront sûrement fatales, à plus ou moins court terme.
Pour autant, il nest pas question de rester assis les bras croisés en attendant que le citoyennisme sécroule, pour laisser magiquement la place à la révolution. Ce mouvement a bien des ressources encore, et il est sans doute capable de sadapter à de nouvelles conditions. Nous avons cependant précisé ici à quelles conditions il ne saurait sadapter. Nous navons en tout cas quà peine ébauché cette critique, qui sera poursuivie par dautres. La question à laquelle nous avons aussi voulu tenter de répondre, cest celle de la manière dont il nous semble quil convient daborder la critique. Trop souvent, des révolutionnaires critiquent ceux quils prétendent être les réformistes, sous le simple prétexte quils ne seraient pas révolutionnaires. Cest présenter les choses comme sil sagissait au fond dun simple débat dopinions, au fond égales, cest à dire également vides, paroles creuses face à la toute-puissante objectivité du monde. A ce compte-là, on peut défendre nimporte quoi, et préférer les Indiens de Zerzan aux cow-boys de Kaczynski, la Renaissance à la société industrielle, les prolétaires à casquette aux jeunes rapeurs en Nike.
Le prochain mouvement révolutionnaire devra aussi trouver son propre langage. Il ne sexprimera sûrement pas dans les termes que nous employons ici, qui sont ceux dune certaine tradition théorique. Le langage théorique que nous employons est un outil pour comprendre la révolution à venir, il nest pas cette révolution elle-même. Il nous faudra cependant sortir de lemploi magique-affectif du langage, qui est le langage de laliénation contemporaine, le langage de ceux qui nont aucune prise pratique sur le monde, et ne peuvent donc que le rêver. Seuls ceux qui nont aucun pouvoir sur le monde peuvent dire nimporte quoi, sans crainte dêtre jamais démentis, puisquils savent que leurs propos sont sans conséquences.
Dans le monde de lintégration capitaliste, il ny a plus ni vérité ni mensonge, juste des sensations éphémères ; il nous faut cesser davoir peur de la vérité. Si souvent nous voyons dans la prétention à dire la vérité une domination, un fascisme, une volonté dhégémonie du discours, cest que dans le monde capitaliste seuls ceux qui dominent peuvent prétendre à dire la vérité, puisquils la créent eux-mêmes, et détiennent le monopole de la parole vraie. Mais cette vérité est si manifestement fausse, et notre impuissance à y répondre si écrasante, que nous finissons par être dégoûtés de toute tentative de rechercher la vérité, et doutons de la possibilité de dire quoi que ce soit de vrai, cest à dire de rendre, autant quil nous est possible, intelligible le monde où nous vivons.
Dans larbitraire du spectacle, tout est question de point de vue. Chacun, de son point de vue, peut avoir à la fois tort et raison, et lindifférence libérale à autrui se manifeste dans le respect de toutes les opinions.
Lappel révolutionnaire à la subjectivité, résidu du surréalisme et du situationnisme vaneigemiste, est plus que jamais réactionnaire, à lheure où le capitalisme lui-même en appelle à la séparation jouissive : rêvez, nous ferons le reste. Cest au contraire un langage commun quil nous faut retrouver. Notre subjectivité même ne peut se construire réellement que si nous sommes capables, avec dautres, de saisir lobjectivité du monde que nous partageons. Comprendre, cest dominer, et donc pouvoir changer le monde. Commencer à tenter de comprendre, cest rétablir la communication avec ce qui nous entoure, fissurer la glace de la séparation.
Nous navons pas critiqué ici les citoyennistes parce que nous naurions pas les mêmes goûts ou les mêmes valeurs, pas la même subjectivité. Nous navons dailleurs pas critiqué les citoyennistes en tant que personnes, mais le citoyennisme, en tant que fausse conscience et en tant que mouvement réactionnaire, comme on disait autrefois, cest à dire qui concourt à étouffer ce qui nest encore quen germe. Nous lavons critiqué historiquement, ou du moins avons tenté de le faire.
Nous ne doutons dailleurs pas que nombre dindividus qui sont aujourdhui englués dans les contradictions du citoyennisme par louable désir dagir sur le monde, nen viennent un jour à rejoindre ceux qui désirent réellement le transformer.
Nous ne sommes ni plus ni moins radicaux que le moment dans lequel nous sommes.
Sur le même sujet, on peut se référer avec profit aux thèses sur le démocratisme radical de la revue Théorie Communiste (Roland Simon, B.P. 17, 84300 Les Vignères) et au texte Des Organismes Génétiquement Modifiés et du citoyen signé par "Quelques ennemis du meilleur des mondes transgénique"(c/o ACNM, B.P. 178, 75967 Paris Cedex 20).
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