Chroniques argentines

SALTA, LE 18 JANVIER
Lettre d'un camarade

Vendredi 18 janvier
Salta (Argentine)

Un petit bonjour du voyageur...

Après un petit tour dans la province de Jujuy, la plus au Nord-Ouest de l'Argentine, me voici à Salta. Salta la linda. C'est vrai, la ville est très agréable. (…)
Sinon, dans la province de Jujuy, toutes les routes sont coupées depuis lundi dernier par les piqueteros. Donc on ne passe pas pendant une heure ou deux puis on peut repartir. Dans cette région, parmi les plus pauvre du pays, les piqueteros sont surtout organisés dans la CCC (Corriente Clasista Combativa) qui est l'organisation "de masse" du PCR (marxiste-leniniste). Mardi dernier, dans le centre de Jujuy capitale, ont convergé 2 manifs, une de fonctionnaires de l'Etat ou de la province et une de chômeurs, celle-ci regroupant plus de monde. Au final, 5 ou 6 succursales bancaires ont été méthodiquement saccagées : tout y est passé, vitres, ordinateurs, mobilier, distributeurs de billets... Impressionnant. La région de Jujuy, ainsi que celle de Salta, a une longue tradition de lutte des piqueteros, notamment dans un bled qui s'appelle General Mosconi où en juillet dernier il y a eu des affrontements armés avec la gendarmerie.
Salta-capitale semble plus calme, encore que le quotidien local indique qu'hier il y a eu une manif-cacerolazo de plus de 4000 personnes dans le centre.

A Buenos Aires (Bs As) le jeudi semble être devenu la date de mobilisation contre la Cour Suprême. Il y a une semaine, il y avait 2000 personnes, hier le double auquel s'est ajouté un "escrache" devant le domicile de 2 juges. Un escrache est acte de dénonciation publique d'une personne qui se déroule devant son domicile. Ces actions étaient jusque là le fait d'associations comme Las Madres le la Plaza de Mayo et surtout H.I.J.O.S pour dénoncer l'impunité dont jouit tel ou tel responsable de disparitions ou tortionnaire pendant la dictature. Aujourd'hui, les escraches se font un peu partout : ainsi à Mendoza, les édiles municipaux ou provinciaux péronistes sont interdits de séjour dans le centre ville depuis qu'ils ont été chahutés à plusieurs reprises dans les bistrots ou restaus dans lesquels ils avaient l'habitude de se détendre en fin de journée ou le samedi.
La presse parle surtout des aspects financiers de la crise : le corralito, la convertibilité, les transferts de compte à compte, les placements financiers qui étaient en dollars et qui seront convertis en pesos mais au cours officiel de 1,40 alors que sur le marché libre, le rapport a dépassé hier 2,10. Tout est très compliqué à expliquer en quelques lignes car là dessus s'ajoute la question de la fuite des capitaux les jours qui ont précédé la mise en place du corralito. Fuite organisée par ceux qui savaient à l'avance que le système était à bout de souffle et que des restrictions allaient survenir. Tous les circuits financiers "de base" du fonctionnement économique sont touchés : l'absence de liquidité bloque toute la chaîne de circulation monétaire ; entreprises qui ne paient plus leurs fournisseurs, qui a leur tour ne peuvent plus payer leurs salariés qui ne peuvent plus rien acheter, l'Etat qui ne recouvre plus d'impôts, qui a réduit de 13% les salaires des fonctionnaires et retraités qui voient leur niveau de vie s'effondrer d'autant que les prix augmentent et que les salaires de décembre n'ont pas été payés (ni les "étrennes", c'est-à-dire la prime de fin d'année). Idem pour les municipalités, les régions qui sont en cessation de paiement. Jusque là ce système perdurait grâce à l'émission monétaire de monnaie locales ou nationales non convertibles (Lecop, Patacones, bons de toutes sortes….).

En ce moment, la bronca est générale : retraités, fonctionnaires, commerçants, patrons, cadres et employés des PME, agriculteurs, entreprises de transport... et bien évidemment aux deux extrêmes : la classe moyenne supérieure qui se voit privée de vacances en Europe ou dans les Caraïbes et qui ne sait pas si elle pourra payer l'école privée de ses rejetons (ou leurs études aux USA) ou même faire face aux remboursements de sa villa ; et à l'autre bout, les chômeurs qui ne touchent rien et ne sont pas plus affectés que ça par le corralito car comme ils le disent : ils n'ont pas d'argent dans les banques.
Le corralito a même un effet négatif sur l'économie "informelle" puisque les particuliers ou PME qui font massivement appel à cette main d'œuvre "noire" ne peuvent plus disposer du minimum pour payer ces travailleurs qui n'existent pas légalement mais qui ne peuvent exister réellement qu'à la condition qu'il y ait de la disponibilité/fluidité financière (comptes courants/argent liquide). On parle (dans la presse) du retour de milliers d'immigrés dans leurs pays : péruviens et boliviens surtout.

Comme dans la bonne tradition péroniste, c'est la femme du président (Chiche Duhalde) qui a la haute main sur la distribution de subsides et de l'aide alimentaire. Car l'alliance que cherche à opérer Duhalde et la majorité du parti (et a laquelle toutes les forces politiques et syndicales se sont ralliées), c'est celle des "forces productives" : pauvres, salariés du privé, commerçants, PME, entreprises "nationales" (exportatrices ou non), agriculteurs... Donc, en apparence, un axe "national" contre les privatisées (télécom, eau, électricité, pétrole...) et les banques (toutes étrangères, essentiellement US et espagnoles).
Alliance toute de surface car bien évidemment les rapports de force se situent clairement en faveur de l'alliance FMI-USA-secteur financier-entreprises privatisées qui bataillent contre le change fixe et tout contrôle de l'Etat sur les mouvements de capitaux et qui voient d'un mauvais œil le pari de Duhalde de sortir de la crise par une intégration plus forte dans le Mercosur et un axe Argentine-Brésil. Encore que le principal de leurs soucis se situe à court terme : ne pas faire les frais de la réorganisation du système financier (les banques ne veulent pas perdre d'équivalents-dollars, les privatisées veulent pouvoir augmenter leurs tarifs, la compagnie pétrolière YPF-Repsol refuse de payer un impôts sur les exportations censé compenser les pertes des banques, etc…). Seuls bénéficiaires de la fin de la parité : les entreprises endettées et celles du (petit) secteur exportateur (8% du PIB).

Du coté des force sociales organisées, il y a de fait (je précise : de fait) un soutien à ce gouvernement : que ce soit les 2 CGT peronistes ou la CTA (qui se veut une alternative "de gauche" au syndicalisme peroniste), il n'y a aucune mobilisation organisée. Ces organisations sont reçues par le chef de l'Etat et semblent s'en satisfaire (même si elles ont toute bien sûr des revendications sur tel ou tel point). Alors pour l'une il faut rechercher les responsables de la fuite des capitaux, pour la CTA, il faut distribuer 360 pesos par famille de chômeurs + 60 ou 80 par enfant à charge... Les deux CGT sont intégrées au gouvernements et la CTA se garde bien d'appeler à une mobilisation nationale comme elle a pu le faire il y a quelques mois. Les mobilisations demeurent locales (surtout pour le paiement des salaires non versés) et sont le fait de fonctionnaires (enseignants, santé, personnel judiciaire, employés municipaux…).
Du coté des piqueteros, la lutte pour le contrôle du mouvement ne fait pas dans la dentelle. Pour schématiser, il y a en gros 3 grandes tendances :
1. Celle dirigée par la CTA à travers surtout le mouvement des chômeurs de La Matanza (commune sinistrée à l'ouest du grand Buenos Aires). La CTA se bat avec le Frenapo (Front National contre la pauvreté : coalition où l'on trouve des salariés, des retraités, des industriels, des curés) sur un projet de type social-democrate : minimum garanti pour les chômeurs, réinsdustrialisation du pays dans la perspective d'une intégration dans le Mercosur...
2. La CCC qui existe dans pratiquement toutes les régions du pays. Dans la bonne vieille tradition maoïste d'"unité démocratique et populaire", il s'agit d'un "front" regroupant des chômeurs, des salariés mais aussi des commerçants, le clergé local, des petits patrons...). Présente partout mais loin d'être hégémonique notamment dans le conurbano de Bs As car dans cette zone, et en particulier dans la partie sud est très présente la troisième composante :
3. La Coordinadora Anibal Verón qui regroupe 5 ou 6 mouvements et qui est en passe de s'élargir à de nouveaux mouvements en cours de formation jusqu'à La Plata. C'est la composante la plus intéressante, la plus combative et la moins encline à des compromis ou à faire des alliances avec la bourgeoisie contrairement aux 2 autres : ils se battent pour l'organisation des gens à la base, revendique l'horizontalité, le pouvoir des assemblées, parlent de Poder Popular, appellent à l'abstention aux élections... Ceux de Florencio Varela que j'ai rencontré sont organisés dans 12 quartiers de cette grande commune (avec des perspectives d'élargissement à 5 autres quartiers à très court terme). Chaque comité de quartier élit 2 délégués de quartier, qui eux-mêmes élisent une Mesa qui a un relatif pouvoir de décision mais qui doit tenir compte forcement de la base. Ensuite chaque MTD (Movimiento de Trabajadores Desocupados) choisit des représentants à la Coordinadora.
Cette coordination, qui refuse les logiques de représentation contrairement aux 2 autres composantes se retrouve aujourd'hui en butte à une campagne de dénigrement de la part de la CTA et de la CCC, laissant entendre qu'ils sont responsables des violences et des saccages et qu'ils préparent des actions subversives. Ce qui bien sûr est faux : il n'y a pas eu de saccages importants dans la zone sud du grand Bs As, là où sont justement présents ces mouvements radicaux. Et les saccages de succursales bancaires dans le centre de Bs As Capitale ne sont pas le fait de gens qui doivent mettre plus d'une heure pour se rendre au centre de la ville.
D'ailleurs sur ces violences, il circule des rumeurs de provocations : il y a eu de faux tract de H.I.J.O.S, des bombages d'organisations armées disparues depuis plus de 20 ans (PRT, Montoneros...). On sait que dans certaines zones du grand Bs As, les 18 et 19 décembre des dizaines de chômeurs ont été envoyés saccager des supermarchés par les punteros du parti péroniste et que la police sous contrôle de la province (péroniste, dirigée par Duhalde, tiens tiens…) n'est pas intervenue. De toute façon, le mouvement a ensuite en grande partie échappé à ses initiateurs.
Dans l'intérieur du pays, pas mal de mouvements de chômeurs (travailleurs sans emploi comme on dit ici) ne sont reliés à aucune tendance précise (le pays est grand et les particularités régionales sont donc fortes). Enfin, il faut signaler l'existence d'un autre petit secteur, animé par les organisations de gauche (trotskistes surtout) mais là, les lutte de pouvoir, les polémiques interminables, les manipulations de toutes sortes font rage. Il y aurait tant à dire sur ces orgas qui ici en Argentine sont des caricatures de politiques verticalistes qui font fuir tout le monde : une vraie plaie pour le mouvement social !

Actuellement, le gouvernement cherche à s'entourer d'une unité nationale qui le renforce et le soutienne. Au-delà du soutien parlementaire, cette légitimité, il la recherche en accordant un rôle important à l'Eglise qui se voit chargée d'organiser les rencontres d'un dialogue national entre toutes les corporations (banques, secteur productif, PME, commerçants, entreprises privatisées, syndicats de salariés, même les chômeurs…), en multipliant les gestes de bonne volonté, etc... Le gouvernement a donc besoin d'interlocuteurs chez les chômeurs pour mener à bien son "dialogue social" et désamorcer un conflit qui est potentiellement autrement plus dangereux que celui des classes moyennes. Les organisations comme la CTA et la CCC en recherche de légitimité elles aussi se prêtent donc parfaitement au jeu, quitte pour cela à essayer de liquider les expressions autonomes du mouvement des piqueteros. La partie va donc être serrée et il faudra être attentif à ces enjeux de pouvoir. Et la difficulté vient du fait que si la CTA a peu de présence dans le mouvement piquetero (à part la figure du dirigeant de la Matanza, D'Elia), la CCC possède par contre une certaine légitimité car elle existe sur le terrain depuis des années et a une certaine capacité de mobilisation (3000 manifestants mardi dernier à Bs As). Mais, pour le gouvernement, les chômeurs sont des "pauvres" à qui il faut distribuer une aide alimentaire : les organismes de l'ONU sont donc sollicités (ce qui est un comble pour un pays agricole comme l'Argentine).

La situation est extrêmement ouverte, imprévisible. Le hartazgo, le ras-le-bol est partout et nulle part. C'est un peu insaisissable. Les principales cibles de la colère populaire sont les banquiers et les hommes politiques, tous les politiciens. "Que se vayan todos y que no quede ni un solo" (qu'ils s'en aillent tous et qu'ils n'en reste même plus un seul) est devenu le mot d'ordre fédérateur des cacerolazos.
Une manif pacifique peut dégénérer en émeute en quelques minutes. Un autres exemple : il y a trois jours, à la Quiaca (frontière avec la Bolivie) des chômeurs s'étaient crucifiés symboliquement (attachés à des croix en bois en plein soleil). Ici la population est métisse à 90% et la région est une des plus belles mais aussi une des plus pauvres du pays. La compagnie pétrolière a licencié beaucoup de monde et la chute du trafic transfontalier affecte considérablement cette zone. Je m'approche, discute un peu avec l'un d'entre eux. Ils n'ont plus rien, rien à donner à manger à leurs enfants, pas de présent, pas de futur. Il a travaillé dans la construction comme maçon, il sait aussi conduire des camions, il est prêt à faire n'importe quel travail, de quoi survivre. On sent un immense désespoir et une impuissance que traduit cette forme de protestation. Le mouvement de protestation est semble-t-il animé par un curé. Un correspondant de la presse locale est là avec un photographe, ainsi que quelques jeunes vacanciers argentins. Le porte-parole demande plusieurs centaines de "Planes Trabajar" (allocation de 160 pesos en contrepartie de laquelle les bénéficiaires doivent réaliser de menus travaux d'intérêt général) et dirige sa révolte contre les élus municipaux qui s'enrichissent et détournent l'argent de la province. Cela fait des semaines que ces chômeurs demandent à la mairie qu'elle intervienne auprès du gouvernement de la province. Rien. D'où cette forme de protestation spectaculaire. D'ailleurs une équipe télé arrive. Elle vient de la capitale, Jujuy à plus de 250 km de là. . Ce mouvement de protestation a commencé à la première heure du jour et se terminera à la nuit tombée. Chaque crucifié (ils sont une quinzaine) est remplacé au bout de deux heures par un autre. Il est 14 heures, le soleil plombe tout et il n'y a pas grand monde sur ce carrefour du bout du monde. Je les salue, leur souhaite bonne chance et reprend la route. Le lendemain, dans la presse locale, j'apprend qu'en fin de journée, ces même manifestants pacifiques sont allés à la mairie, ont tout cassé à l'intérieur (fenêtres, portes, meubles), ont jeté des dossiers dans la rue puis sont allés aux domiciles de plusieurs conseillers et bis repetita ont saccagé les maisons particulières des élus. 28 manifestants ont été arrêtés par la police et conduits à la prison provinciale de Jujuy.
Le lendemain, loin d'ici, dans la province de Santa Fe, dans un gros bourg qui s'appelle Casilda, une manif de plusieurs milliers de personnes s'est terminé sportivement : d'après la presse, plusieurs centaines de manifestants ont détruit les succursales bancaires et les milliers d'autres sont resté là, solidaires et approbateurs. La composition sociale : des ouvriers, des chômeurs, des commerçants, des agriculteurs…

Les principaux protagonistes sont la classe moyenne et les chômeurs organisés. Les grands absents sont les salariés, en particulier ce qu'il reste de la classe ouvrière : vingt années de défaites et le poids du syndicalisme péroniste (sorte de mafia) expliquent sans doute cette absence.
Difficile de parler de la classe moyenne en quelques lignes : entre les très riches qui ont un peu perdu de leur pouvoir d'achat, qui envisagent de s'exiler (on parle de 25000 demandes d'émigration en direction de l'Espagne en quelques semaines) et les moins riches qui ont tout perdu (notamment chez les travailleurs indépendants, les commerçants), il y a toute la gamme des situations. Une classe moyenne qui est ici une véritable institution, intouchable : réactionnaire, individualiste, anti-ouvrière (et donc anti-péroniste), qui a soutenu la dictature… et qui possède une conscience de classe très aiguë. Maintenant elle se révolte et mène une expérience de lutte collective. Mais, quand elle aura récupéré ce qu'elle possède dans ses comptes en banque (même dévalué), que restera-t-il ?
Trop tôt pour faire le moindre pronostic, d'autant qu'une partie de cette classe s'est considérablement enrichie au cours des années qui ont précédé et provoqué le désastre actuel.

Bon, je vais arrêter là car il faudrait en dire plus et prendre le temps de bosser sur les données que j'ai recueilli. Et sans doute sur d'autres.
La situation est très compliquée si l'on veut prendre en compte tous les paramètres (et même se limiter aux plus fondamentaux) et notamment les caractères spécifiques de ce pays (par exemple, le péronisme qui n'a d'équivalent dans aucun autre pays).
Comme disait un copain libertaire de Bs As, l'Argentine est un casse-tête mais où les pièces ont été conçues pour ne jamais tenir ensemble.

Jeff

INSTANTANÉS DE BUENOS AIRES À LA MI-FÉVRIER
On me demandait beaucoup d'envoyer des nouvelles d'Argentine, il y a un mois ou deux. Et puis maintenant plus rien. Pourquoi ? J'ai malheureusement bien peur de connaître la réponse. Même chez les personnes qui passent leur temps à critiquer les médias, à dire qu'ils mentent et blablabli et blablabla... Même « chez nous », on est sensible aux images, aux effets médiatiques et au spectacle.
« Qui s'intéressait à l'Argentine avant ces évènements ? » C'est la question que me posait un camarade de Buenos Aires qui me disait aussi que du jour au lendemain, sa boîte e-mail avait été saturée de courrier provenant principalement d'Europe ; Il remarquait également que sur bon nombre de sites, une grande place était laissée à ce qui se passait dans son pays, alors qu'avant, cela n'avait jamais été le cas. Faudrait voir, peut-être à pas tomber dans tout les panneaux que nous tendent les flics de l'information, non ? Qu'est ce que vous en pensez ?

Avant d'aller faire un tour à Buenos Aires, j'étais dans des pays limitrophes et je suivais donc ce qui se passait en Argentine par la télé. Il était étonnant de constater que même la pire des chaînes, l'une des plus réactionnaires était obligée de parler des manifestations, des « caserolasos » et de passer, parfois en direct, des interventions d'hommes et de femmes de la rue, qui, grosso merdo, disaient tous : « il faut que tout les politiciens s'en aillent, qu'ils nous rendent nos thunes, ces fils de putes » ; Et ça passait à la télé... On pouvait voir, aussi un père de famille s'installer dans sa banque pour les vacances. Toute la famille campait dans le hall de l'agence et pendant que les enfants jouaient avec un peu de sable et des seaux, les parents étaient en maillot de bain dans des transats. « Comme la banque ne veut pas me rendre mon argent pour que je puisse partir en vacances, j'ai décidé de passer mes vacances à la banque ».
Bon, mais comme, justement ce n'est qu'une lucarne, j'ai préféré attendre de passer par l'Argentine pour écrire quelque chose sur le sujet.

Avec tout le patacaisse médiatique, avec ces images impressionnantes de manifs quotidiennes que j'avais vu depuis plusieurs semaines sur le petit écran, j'étais un peu surpris, en arrivant dans la capitale Argentine de constater que la vie semblait continuer normalement. Les embouteillages étaient monstrueux, comme la dernière fois que j'étais venu en 99, les buildings près du port toujours debout, prétentieux, immondes.
Très vite, on me raconte des anecdotes, des histoires qui font rire.
« Les politiciens ne peuvent plus sortir tranquillement, l'un d'eux à essayer de prendre un avion à Madrid pour revenir en Argentine. Il a été reconnu par des compatriotes, et ceux-ci ont foutu une telle merde que le type a du prendre le vol suivant ».
« Un autre a voulu s'échapper en passant par un petit village du sud. Il a été repéré par les villageois et déclaré persona non grata ».
En arrivant chez des amis, la télévision est allumée et sur la chaîne « Chronica » (qui diffuse très souvent des séquences en direct), on aperçoit des barrages routiers organisés par des chômeurs au Sud de Buenos Aires. On éteint big brother et la discutions part très vite sur les assemblées de quartiers, tout le monde en parle avec enthousiasme, même si les avis sont partagés. D'après ce que j'ai pu comprendre de tout ce que l'on me racontait, ces soviets de voisins avaient commencé chaotiquement à se former alors que la crise était à son comble au mois de décembre. Il fallait faire attention, dans ces premiers temps à ne pas avoir l'air de faire parti d'une quelconque organisation politique sous peine de se faire lyncher, en particulier dans la province de Buenos Aires, où la situation sociale a toujours été plus difficile que dans la ville elle-même. La haine du politicien était monstrueuse. Les gens avaient peur, surtout après la répression des 19 et 20 décembre où, il y eu 29 morts. Une ambiance de rage et de peur apparemment partagée par presque toutes les couches de la population. On pourra sans doute en exclure les politiciens, certains juges et les banquiers.
Au moment où j'y étais, un assemblée inter quartiers réunissait tout les dimanches entre 4 et 5 milles personnes dans la seule ville de Buenos Aires. « C'est le bordel, mais en même temps, c'est très instructif » me dit-on. Apparemment, la majeure partie de la population réclame la destitution de la cours suprême de justice, du gouvernement et même parfois du sénat. En gros, la phrase que l'on entend, le plus souvent, c'est : « que se vayan todos » (qu'ils s'en aillent tous).
Le deuxième jour de mon court séjour à Buenos Aires, nous arrivons pour la fin d'une manif dont le trajet est circulaire: les gens font le tour du congrès pour ampécher les députés de pouvoir entrer, pour qu'ils ne puissent pas voter le budget 2002 . Nous sommes au mois de février, et les banderoles des partis politiques de gauche sont légions.
A quelques pas du congrès, il y a le local des mères de la place de mai. Celui-ci comprend un café et une librairie ou toutes les tendances sont représentées... On trouve de tout... Du fanzine punk en passant par la biographie de Trotsky jusqu'au écrits de Fidel Castro et forcément de nombreux ouvrages sur la dictature et ses 30 000 disparus. En feuilletant des bouquins, j'entends un mec parlé au vendeur : « nous sommes en train d'organiser une foire au troc et on m'a dit qu'ici je pouvais voire avec machine qui... », des foires au trocs s'organisent dans tout le pays. Avec la dévaluation, les gens essayent tout simplement de survivre. Dans ces foires, on met un système de « crédits » en place, des bouts de papiers en fait. Mais, les méchants voleurs sont partout...Déjà de petits malins ont fabriqués de faux crédits... Ce n'est donc pas si simple.
Dans la soirée, nous sommes, un ami et moi même décidés à voir, entendre une de ces assemblées de quartiers dont on parle tant. Quelques personnes commencent par se rassemblées autour d'un banc, dans un square. Un moustachu à lunettes parle aux autres avec une certaine agitation ; Il a représenté cette assemblée la semaine dernière devant l'inter quartier. « C'est impressionnant, tout ces gens, plus de 4 milles personnes qui veulent tous parler ». Peu à peu, un groupe important commence à se former, plus de 60 personnes pour commencer et jusqu'à une centaine. Des jeunes, des vieux, des petits des grands, des gros...De vrais voisins, de vrais voisines qui poussés par les nécessités économiques tentent de s'organiser pour trouver une solution à leurs problèmes. On sent bien qu'il y a quelques militants professionnels, mais ils ne font pas trop les fiers et laissent parler les autres.Pendant que le petit moustachu joue les modérateurs, un grand aux cheveux blancs note les noms de tout ceux qui veulent prendre la parole. Un mégaphone passe de mains en mains. Il est prévu de parler pendant plus d'une heure et de voter ensuite les propositions des intervenants. Un type au crâne rasé, d'une vingtaine d'années propose la création d'une commission de jeunes.
Loin de moi l'idée de reproduire ici l'intégralité des interventions. Mais ce qui m'a le plus marqué, c'est le respect entre les gens et leur capacité d'écoute.
« Il faut éliminer les députés, pas physiquement, bien que certains le mériteraient... » commence l'un des participants. L'idée qu'il faut donner tout le pouvoir aux assemblées de quartier circule depuis plusieurs jours. Même à la télé, dans un certain nombre de débats, cette proposition est prise au sérieux.
D'autres personnes dans l'assemblée, ce soir là, propose la création d'une foire au troc, d'une bourse du travail et de la santé pour palier au manque. Tout se passe sans le moindre problème jusqu'au moment où il faut voter les propositions. Là, le manque de pratique et la désorganisation se font quelque peu ressentir. Beaucoup de personnes ont été capables de faire des propositions intéressantes, de manifester leur dégoût du système et des hommes politiques, mais quand il s'agit de s'engager pour réaliser des projets concrets, tout devient beaucoup plus compliqué. Mais petit à petit, quelques personnes se regroupent par petits nombres, et on sent bien une motivation collective qui débouchera sur quelque chose.
Ceci dit, il semblerait bien que dans d'autres quartiers, dans la province de Buenos Aires, en particulier, les activités sont plus concrètes et plus organisées.
Ici , une liste circule avec les noms, adresses, téléphones, et e-mails de tout ceux qui veulent bien participer. Facile donc pour les flics de dresser une liste des « subversifs ». Mais le nombre impressionnant d'assemblées de ce type à travers toute la ville et dans tout le pays devrait, selon les dires de certains camarades dissuader la police d'intervenir.
En toute logique, une répression monstrueuse devrait, tout de même, avoir lieu un jour ou l'autre. Et les gens s'y préparent, une voisine d'une trentaine d'années propose : « si pendant une manifestation, il y a des arrestations, il faudrait former des chaînes téléphoniques, pour nous réunir à un endroit et aller se constituer prisonniers par centaines et ainsi saturer les commissariats ».
Si la proposition paraît suicidaire, elle révèle un état d'esprit voulant anticiper un genre de situations dramatiques aux quelles les argentins ont été confrontés plusieurs fois (19, 20 décembre, mais aussi 25 janvier).
L'après-midi du lendemain, une manif part de la cours suprême et se dirige vers le congrès. Beaucoup de banderoles, de revendications anti-FMI, des casseroles s'entrechoquent. Des femmes ; des vieux, des jeunes sont tous là pour exiger la destitution de l'instance de justice la plus importante du pays. Au premier rang, déguisés en prisonniers avec des costumes à rayures et des boulets aux pieds, quelques inconnus portent chacun, autour du cou, une pancarte avec le nom des membres de la cours suprême.
Une fois arrivé devant le congrès, la majorité des manifestants se disperse rapidement. Mais un groupe d'environ 200 personnes forme un cercle et commence alors un débat, apparemment, de façon spontanée.
« Arrêtez d'insulter les putes, elles font parti du peuple » crie une dame, sous une banderole féministe. D'autres réclament la destitution du sénat sous les applaudissements de la foule... Et cela continue comme ça encore pendant plus d'une heure...
Voilà, pour ce qui est de mon expérience assez courte à Buenos Aires. Je ne tiens pas non plus à faire une analyse approfondie de ce qui se passe là bas. Simplement, j'émettrais quelques idées, qui valent ce qu'elles valent.
Pour ce qui est du passé, l'argentine n'a pas fini de remuer ses vieux démons. Dans les manifestations actuelles, nombreuses sont encore les banderoles des mères de la place de mai... 30 000 disparus, ça ne s'efface pas des mémoires, comme ça. Et c'est sans compter avec les exilés, torturés, abattus en pleine rue... La destruction systématique de toute une partie contestataire de la population dans les années 70 fait maintenant que les gens manquent d'une certaine culture politique. Sans parler du fait que depuis plus longtemps encore, avec le péronisme, la politique en Argentine n'a jamais vraiment été une question de droite et de gauche... C'est bien plus compliqué.
Alors où va-t-on ? Je ne suis pas devin, mais si Duhalde arrive à trouver une solution pour rendre un peu de son pécule à la classe moyenne et que celle-ci n'est pas eu le temps de mûrir sa lutte, il est bien possible que tout rentre dans l'ordre : les pauvres chez les pauvres, les riches avec leurs comptes en banque à Miami ou en Espagne. Mais le président argentin n'a pas encore gagné la partie, et beaucoup disent que c'est trop tard. Les gens n'auront plus jamais confiance...
Dans ce cas, là tout est possible !

Tinmar Sudaka

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