Forum social mondial de Porto Alegre - 31 janvier au 5 février 2002

CONSIDÉRATIONS INTEMPESTIVES SUR LE FORUM SOCIAL MONDIAL
Pendant près d'une semaine s'est tenue la deuxième édition du Forum de Porto Alegre. 400 parlementaires, 150 maires de villes moyennes ou grandes, 6 ministres français et plusieurs candidats aux présidentielles, 52000 participants inscrits, des dizaines d'ateliers, d'exposés et de conférences.

En parallèle - et contre - étaient organisées des Journées anarchistes contre la globalisation capitaliste à l'initiative de plusieurs organisations libertaires brésiliennes. Un compte-rendu est en cours de rédaction.

De retour de ces rencontres, je livre ici des informations glanées sur place et quelques éléments d'analyse sur le Forum social-démocrate de Porto Alegre.


Forum Social Mondial 2002 : l'heure de la reconnaissance

La structuration du FSM était déjà un clair exemple de collaboration de classe. Dans la commission d'organisation, on trouve aux cotés de la CUT et du MST (respectivement Centrale Unique des Travailleurs et Mouvement des travailleurs paysans Sans Terre), l'association brésilienne des chefs d'entreprises pour la citoyenneté et l'association brésilienne des ONG. Des patrons "progressistes", des ONG qui prolifèrent grâce à l'absence de politiques publiques, aux financements des programmes de l'ONU et de la Banque mondiale et au développement des emplois précaires et même le volontariat, c'est sans doute cela la mobilisation de la "société civile" pour "un autre monde possible".

Ce développement de la "société civile" fait maintenant partie de la politique officielle de la Banque mondiale (BID) : "il est souhaitable que les institutions financières poursuivent leurs efforts pour développer un dialogue ouvert et régulier avec les organisations de la société civile, en particulier avec celles qui représentent les pauvres. Il est nécessaire de réunir les parties contraires dans des forums formels et informels en canalisant leur énergie par l’intermédiaire de processus politiques au lieu de laisser la confrontation comme seule issue" .

Dans cette optique on comprend que parmi les sponsors du FSM on trouve la Fondation Ford et que la page Internet de la Banque mondiale fasse de la publicité pour le Forum de Porto Alegre.

Quant aux ONG, cela fait maintenant des années qu’elles constituent un élément clé, pas seulement d'accompagnement, dans le dispositif du processus de la globalisation capitaliste : financés par les Etats, les Nations unies, la propre Banque mondiale, elles développent des politiques caritatives et assistancielles qui visent à désamorcer toute velléité de mobilisation populaire et de politique indépendante tout en devenant elles-mêmes de formidables multinationales appliquant des stratégies de développement propres à défendre et accroître leurs intérêts particuliers dans le marché en expansion de l’aide humanitaire ou au développement.

Parmi ces ONG, citons Enda du Sénégal, une des organisatrices du Forum africain préparatoire de Porto Alegre : elle défend le travail des enfants et déclare qu’il faut se limiter à défendre leurs droits en tant qu’enfants-travailleurs ! Une ONG qui par ailleurs participe activement à la privatisation de l’eau au Sénégal en construisant des puits et des citernes mais en faisant payer les factures aux usagers !

Passons rapidement sur B. Cassen d’ATTAC France, l’ami de Chevènement, se félicitant il y a quelques mois que "Bush se rapproche de nos positions sur le rôle de l’Etat en investissant 120 milliards de dollars dans l’économie" et se réjouissant qu’"il reprenne nos positions sur l’annulation de la dette même si c’est pour ses propres raisons. Ils viennent d’annuler la dette du Pakistan. Cela prouve qu’il est possible d’annuler la dette" .

ATTAC-France est en effet avec le PT du Brésil le grand ordonnateur du FSM. Ceux qui croyaient que ce mouvement allait développer une politique indépendante de la gauche française se sont trompés. On a envie de dire : une fois de plus. Un fois de plus, un mouvement large et fourre-tout se créé et se développe dans un flou intentionnel dominé par une critique avant tout morale du capitalisme et surtout de ses manifestations, de ses excès, de ses "dérives" : on critique la "dictature des marchés" et non celle du mode d’accumulation et de consommation, on parle de combattre la pauvreté et non ce qui la provoque, on parle de s’attaquer aux paradis fiscaux et aux mouvements incontrôlés du capital financier et non au capital lui-même et aux mécanismes de sa production et de sa reproduction, on parle d’exclusion pour mieux maintenir ceux et celles que l’on désigne ainsi dans la marge et la périphérie d’un centre politique qu’il s’agit d’occuper au nom de la nécessaire réintégration des exclus (c’est gentil ça, non ?)... ATTAC and Co c’est avant tout une vision chrétienne de l’injustice, de la souffrance et de la révolte. Il ne s’agit pas de changer le monde mais de l’humaniser. Il ne s’agit pas de combattre le capitalisme mais d’y introduire de la rationalité et le rendre acceptable et supportable. C’est ainsi que des "libéraux sociaux" jusqu’aux trotskistes en passant par toutes les variantes de la social-démocratie, des écologistes, des humanitaires chrétiens ou pas se constitue un large front citoyen visant à prendre en charge une régulation économique ne mettant pas en cause le mode de production capitaliste mais certains traits de ses évolutions les plus récentes (mondialisation, financiarisation...). Pour cela, les organisateurs du FSM cherchent non seulement à être reconnus comme les représentants de la société civile mondiale (!) mais comme de véritables partenaires auprès des institutions politiques de la globalisation économique (OMC, Banque mondiale…)


Le PT à l'heure de la clarification

A propos du "budget participatif" cher au PT (dirigé ici par son aile gauche trotskiste) il n’est pas inutile de rappeler que la Banque mondiale s’intéresse de près au sujet : elle a créé un département international chargé de promouvoir la démocratie participative dans 26 pays. Dans ce sens la BM vient de traduire, éditer et distribuer un ouvrage brésilien vantant les mérites de cette expérience : sans doute une contribution visant à "canaliser les énergies pour éviter la confrontation". De quoi s’agit-il ? A Porto Alegre, une petite partie du budget municipal (de l’ordre de 17%) est mis en discussion dans des assemblées de représentants des quartiers (les conseils du budget participatif) pour que ceux-ci définissent les priorités à satisfaire. Comme les ressources sont limitées, d’autant que les dettes municipales sont honorées en priorité (ce qui ne manque pas de piquant de la part de partisans du modèle keynésien basé sur un certain seuil de déficit budgétaire) et que les besoins sont nombreux, ces assemblées choisissent surtout ce qui ne sera pas satisfait. On ne peut pas mieux faire pour enterrer les revendications populaires que ce soit en matière d’équipements collectifs, d’écoles, de santé publique. La base du parti ainsi que les organisations populaires sont ainsi invitées "objectivement" à autolimiter leurs prétentions. C’est sans doute cela la nouvelle "rationalité économique". D’ailleurs, de l’aveu même de son coordinateur dans la ville de Sao Paulo, le budget participatif fonctionne comme "un filtre pour les demandes populaires".

Filtre fonctionnant d’ailleurs assez bien car il arrive que certains investissements soient décidés pour satisfaire telle ou telle entreprise, en matière de travaux publics par exemple : refaire le rond-point d'un carrefour en lieu et place des besoins de la majorité (logements, école...) qui par ailleurs ne possède pas de voitures. Il est vrai que les entreprises font partie de la "société civile".

Cette démocratie participative va devenir sous peu la tarte à la crème de la gauche mondiale. Déjà, le Frente Amplio (union des partis de gauche) qui dirige la capitale de l’Uruguay, Montevideo, met en place des comités de quartier afin de faire participer les administrés sur les sujets le plus inessentiels : qualité de l’éclairage public, installation de poubelles sur les trottoirs... alors que les poches de pauvreté et d’indigence ne cessent de s’étendre et que les occupations de terrains libres par des mal-logés se répandent et mettent le doigt sur la question de la propriété foncière et mobilière et de la répartition des richesses.

Mais avec les questions de gestion et d'administration des affaires publiques, cette nouvelle gauche vise l'institutionnalisation des mouvements sociaux : dans des dizaines de forums et ateliers la problématique traitée est celle de l'articulation entre les mouvements populaires et les instances politiques municipales, régionales, gouvernementales.

Pendant le Forum de Porto Alegre, parmi les dizaines de d’ateliers et de conférences il y en avait une intitulée : “ Budget participatif mondial ” (ni plus, ni moins !) organisée par le gouvernement du Rio Grande do Sul. Le schéma d’intégration et de "filtrage des demandes populaires" se déplace donc du local au global à mesure que se tissent les fils d'une internationale de la social-démocratie…

La deuxième édition du FSM a confirmé et accentué l’orientation prise l’année précédente. La présence de représentants de la gauche et du gouvernement français (pas moins de 6 ministres), où le PS a scellé un accord de soutien mutuel avec le PT, mais aussi le Premier ministre de Belgique Guy Verhofstadt, ultra-libéral à la Thatcher, plusieurs centaines de parlementaires, les maires de grandes villes d’Espagne (Barcelone), d’Italie, bref les artisans européens du libéralisme "social" aux commandes de l'Europe capitaliste qui partout mènent des politiques de privatisations, de restrictions budgétaires, de généralisation de la flexibilité et de la précarité parmi les travailleurs, cette configuration d’ensemble ne pouvait que clarifier un peu plus les coordonnées politiques au sein du mouvement anti-globalisation comme de l’ensemble des forces organisées qui se réclament du mouvement ouvrier, des organisations populaires et des luttes sociales. Voir en tête de la manifestation d’ouverture et à quelques mètres du cortège de Via Campesina et des paysans du MST un Mario Soares, qui dans le Portugal de la Révolution des Œillets a été un des artisans majeurs de la restauration de l’ordre capitaliste dans un pays secoué alors par les occupations d’usines et l’expropriation des grands propriétaires terriens par les ouvriers agricoles de l’Alentejo ne peut que confirmer ce que l’on sait déjà : le Forum Social Mondial, c’est ni plus ni moins que la mise en place d’une alternance institutionnelle dans la gestion politique du capitalisme mondial globalisé en essayant d'asseoir sa légitimité sur la participation / collaboration d'organisations sociales, syndicales, associatives censées représenter le champ de la contestation sociale


Un Forum peu social et inoffensif.

Les dizaines de conférences organisées dans l’université ont le plus souvent pour thème des problématiques de gestion et d’administration des instances locales, régionales, nationales et internationales du pouvoir politique : l’eau, la santé, l’urbanisme, le développement durable, etc... autant d’aspects qui ne sont surtout pas abordés dans une perspective de mobilisation sociale, de lutte collective, d’organisation à la base mais dans une optique de gestion à l’intérieur d’un système jugé indépassable. Les mouvements sociaux (à part le MST qui dans cette opération sert surtout de caution) ne sont pas représentés parce qu’ils ne sont pas invités, parce qu’il n’y a aucun espace prévu pour des rencontres directes de mouvement à mouvement, parce qu’aussi ils n’ont pas les moyens de se déplacer jusqu’à Porto Alegre. Pas de piqueteros d’Argentine, ni de paysans boliviens, ni même des sans-toit du Brésil mais par contre des milliers de représentants de la petite bourgeoisie intellectuelle (profs, étudiants, chercheurs...) pour qui, dans le cadre général de grandes coalitions "anti-libérales" de centre-gauche, les mouvements de base et les organisations populaires des classes opprimées qui subissent le plus durement la dépossession, la misère et l’exploitation capitaliste doivent demeurer confinées dans une position de subordination vis-à-vis des classes moyennes et d’un improbable capitalisme productif national.

Porto Alegre c’est aussi le point de ralliement (bruyant) de milliers de jeunes “ gauchistes ” de la région : des dizaines de groupes ou partis trotskistes, surtout brésiliens et argentins, dont la composition majoritaire est manifestement celle d’étudiants, hors de toute insertion sociale dans des mouvements et se situant plus dans le fantasme et les idées simplistes que dans une perspective raisonnée de la situation : on agite toujours autant les effigies de Che Guevara, on parle de la "lutte révolutionnaire du peuple argentin" tout en demandant de nouvelles élections et en préparant celles de 2003, on en appelle à la lutte contre l’impérialisme yankee selon une rhétorique très années 60-70, très pauvre, très abstraite et vide de tout contenu stratégique. Mais derrière le folklore des drapeaux rouges il s’agit surtout d’appuyer (de manière critique bien sûr) ou de rejoindre des coalitions de gauche sur des bases programmatiques de plus en plus mollement "anti-libérales" qui, une fois au pouvoir se garderont bien de les appliquer. Ainsi le PT, à mesure qu’il se rapproche du pouvoir a retiré tous les éléments de son programme qui risquaient de ne pas plaire du coté de l’administration étasunienne et du FMI. Le non-paiement de la dette ? C’est fini. La réforme agraire telle que l'exige le MST ? Terminé. Le contrôle des mouvements de capitaux produits dans le pays ? On n’en entend plus parler.


Ne pas déplaire du côté de Washington

Dans cette volonté de se poser en interlocuteur des instances internationales de la régulation capitaliste et en premier lieu des Etats-Unis, tout ce qui pouvait ne pas plaire a été gommé. Ainsi, les représentants du parti communiste et du gouvernement cubain n’ont pas été invités, ni les porte-parole d’organisations "terroristes" comme les FARC (Colombie). Les zapatistes n'ont pas non plus fait le déplacement : invités mais en douce ils auraient décidé de s'abstenir. Même les Mères de la place de Mai d’Argentine n’ont pu venir à Porto Alegre que par la petite porte d’une invitation discrète du Mouvement des Sans Terre.
Le seul projet qui gène encore Washington, c’est la volonté affichée d’accélérer une intégration des Etats de la région dans le Mercosur selon un schéma européen que pourrait permettre la crise argentine et la fin de la parité dollar-peso, avec au terme du processus l’hypothèse d’une communauté économique dotée d’une monnaie unique. Ce schéma général fait aujourd'hui consensus parmi l'ensemble des forces politiques institutionnelles des pays du cône sud, qu'elles soient de "gauche" ou de droite". On est loin du "socialisme" et même de la résistance au "néo-libéralisme". Il s’agit tout bonnement d’un projet capitaliste régional basé sur un hypothétique équilibre entre capital financier et capital productif, dans la continuité de la politique menée par le gouvernement de Cardoso visant à attirer dans le pays les investissements des multinationales en leur offrant le maximum de garanties : aides fiscales, main d'œuvre bon marché, liberté totale de rapatrier les profits aux maisons mères, conflits sociaux de plus en plus rares grâce à une modération syndicale efficace. Le développement d'un capitalisme "national" prend alors la forme d'investissements conjoints entre multinationales et entreprises brésiliennes, qu'elles soient privées ou publiques d'ailleurs.
Alors que les propositions politiques de la gauche brésilienne optent progressivement et ouvertement pour un "réalisme" capitaliste libéral, orientation que nous avons pu expérimenter ici en Europe depuis une vingtaine d’années, le gouvernement étasunien pousse son avantage et accentue sa pression sur ce pays pour imposer le libre-échange dans toute l’Amérique (ALCA) avec le dollar comme monnaie unique et les Etats-Unis comme maîtres absolus sur l’ensemble du continent, c'est-à-dire sans obligation pour eux-mêmes d'appliquer ce même libre-échange. Ainsi les dernières déclarations de représentants de Washington désignant le Brésil comme un pays où la corruption atteint des niveaux tels que les investissements y deviendraient impossibles ou celles déclarant que l’Amazonie appartient à toute l’humanité, et donc non aux seuls brésiliens c'est-à-dire à qui voudra bien s'en emparer pour y exploiter les richesses naturelles et une force de travail bon marché. Plus le PT s'aligne sur des positions "sociale-libérales", plus il donne des gages de sa bonne disposition, plus la pression de Washington se fait forte.
Même si les rapports de force sont distincts, ces contradictions intercapitalistes sont de la même nature que celle qui peuvent exister entre l’Union Européenne et les Etats-Unis. Elles sont le signe que les oppositions de classe et les luttes anticapitalistes ne sont pas aujourd’hui en capacité de peser directement sur les orientations générales des différentes fractions du capital mais seulement d’être instrumentalisées par tel ou tel projet.


Le PT : du socialisme au libéralisme

L'orientation néoréformiste du PT que l'on retrouve dans de nombreux pays au niveau mondial trouve son origine dans le glissement politique qui s'est opéré au cours des années 90 depuis les fondamentaux de la gauche historique, qui se voulaient anticapitalistes (du moins dans sa forme privée) vers les positions de la doctrine sociale de l'Eglise . Cette évolution a été accompagnée et s'est nourrie de toute une série d'élaborations sociologiques sociales-chrétiennes, sociales-démocrates, staliniennes recyclées qui soutiennent toutes que le capitalisme a définitivement triomphé sur la planète depuis l'effondrement de l'Union soviétique et qu'il n'y a plus aujourd'hui de possibilité de la transformer vers une société sans oppression ni exploitation, ni par la voie révolutionnaire, ni de manière évolutive par l'accumulation progressive de victoires partielles (gradualisme réformiste). En conséquence de quoi il ne subsiste plus d'autre stratégie possible que la construction négociée d'espaces de pouvoir permettant de demander une répartition plus équitable des richesses selon des paradigmes éclatés qui mêlent quelques traces des anciennes références de la gauche historique (le maintien voire si possible l'extension du salariat grâce à la pérennité d'un capitalisme productif), les modalités redistributives d'un néo-keynésianisme où figure en bonne place la rente basique ou salaire minimum garanti (surtout dans les pays du Nord ) et les formes capitalistes les plus "libérales" et entrepreneuriales favorisant la création de petites entreprises de proximité, les micro-projets, le travail indépendant ou à son propre compte, mais aussi les ONG et les politiques de l'économie dite solidaire.

Le PT libéral ? Certains trouveront le propos caricatural et bassement polémique. Et pourtant…
Pour que tout soit beaucoup plus clair, il suffit de prendre connaissance des dernières informations en provenance du Brésil. Sur le plan politique (politicien), l'orientation libérale du PT s'est trouvée confirmée une fois de plus moins de deux semaines après la clôture du FSM. Le PT et son candidat Lula viennent en effet de conclure un accord de gouvernement au plus haut niveau avec le Parti... libéral au terme duquel, en cas de victoire de Lula aux présidentielles d'octobre prochain, le libéral José Alencar, magnat du textile, patron de Coteminas, la plus grosse entreprise de ce secteur dans le pays, ancien numéro 2 de la confédération patronale, deviendra rien de moins que le vice-président du Brésil. Un ticket Lula-Alencar donc.

Pour justifier cette alliance, Jose Dirceu, président du PT n'hésite pas à déclarer : "Les idées d'Alencar sur le Brésil, sur le développement national et sur la politique économique sont les mêmes que les nôtres" . En écho, pour le roi du textile, c'est clair : "l'élection d'un citoyen comme Lula signifiera rendre le Brésil aux brésiliens" .

Ne doutons pas une minute que la CUT saura particulièrement modérer ses revendications auprès des 16500 ouvriers du camarade-patron-vice-président et qu'elle continuera ainsi de perdre un peu plus d'adhérents . Ajoutons qu'avec le Parti libéral, le PT ne s'allie pas seulement avec une bonne partie du patronat brésilien mais aussi avec la plus grande secte évangéliste du pays, l'Eglise Universelle du Règne de Dieu, une des bases d'appui les plus solides, en terme de voix et de puissance financière, de ce parti de "centre-droit". Mais, y a-t-il une limite à l’opportunisme ?

Faut-il ajouter que cette alliance n'est ni conjoncturelle, ni tactique mais qu'elle n'est qu'un début, la direction du PT ne cachant pas que des contacts et des négociations avec d'autres partis libéraux et assimilés sont en cours…


La caution anti-libérale : les trotskistes

Impossible de conclure cet article sans délivrer une mention spéciale aux trotskistes. Car la réussite du FSM, la rencontre entre le PS français et la gauche "anti-libérale" du Brésil et d'ailleurs, c'est un peu grâce à eux, en particulier la IVè Internationale, dont la section française est la LCR. Il ne faudrait donc pas les oublier, ce serait injuste.

Le Forum de Porto Alegre ne peut exister sans deux organisations qui en sont les principales maîtresses d'œuvre : ATTAC-France et le Parti des Travailleurs du Brésil. ATTAC-France qui essaime dans de nombreux pays est devenue la référence politique majeure pour la petite bourgeoisie intellectuelle de la gauche internationale, avec des succès inégaux selon les pays. Le Parti des Travailleurs en ce qu'il assure une grande partie de la logistique et qu'il représente la concrétisation du projet d'une gauche "anti-libérale" réaliste aujourd'hui aux portes du pouvoir. Au Brésil, la section de "la IV" fait partie du PT et avec l'aide d'une autre fraction trotskiste, adepte elle aussi de l'entrisme dans les partis "de masse", se retrouve majoritaire dans la capitale du Rio Grande do Sul et la plupart des villes de cet état. Coté français, la LCR fait partie d'ATTAC à travers le vibrionnant et multicarte Aguitton , mais pas seulement. Pour la LCR, Porto Alegre est un axe stratégique, l'exemple à suivre, le débouché politique des mouvements sociaux ici en France, en Europe comme au Brésil ou ailleurs.

Résultat ? Des ONG, des économistes, des élus, des chefs syndicaux, des socialistes français et espagnols (des Verts aussi mais ça ne compte pas beaucoup), des trotskistes partie prenante d'un parti social-démocrate brésilien qui veut gouverner avec des patrons libéraux : une belle convergence de gens sérieux et responsables qui n'en doutons pas sauront s'entendre pour se partager les rênes du pouvoir. Les trotskistes, à travers l'opération FSM en tant que celle-ci exprime une orientation stratégique, doivent être caractérisés pour ce qu'ils sont : des sociaux démocrates. Mais on ne peut en rester à une simple dénonciation fut-elle juste, il faut aller un peu au delà.

Les organisations trotskistes sont donc présentes aux principaux pôles de la construction de cette "nouvelle" social-démocratie internationale qui se propose de gérer loyalement et "rationnellement" le système capitaliste en s'appuyant sur les ONG, les églises, les chercheurs en ingenierie sociale, les associations les plus diverses et bien sûr les mouvements sociaux qu'elle cherche à intégrer dans des pactes d'association et de partenariat à travers de multiples canaux d'articulation : la démocratie participative, les mécanismes de la délégation-représentation permanente dans la sphère du politique et des médias, la présence de cadres des partis de gouvernement à la tête des organisations populaires. Mais si ces militants sont si présents, s'ils peuvent déployer leur capacité d'organisation, c'est parce qu'ils sont utiles, c'est parce qu'aux yeux de ceux qui détiennent véritablement le pouvoir dans les instances de la recomposition de la gauche ils portent le vernis de radicalité et d'authenticité qui leur fait à eux tant défaut et surtout parce qu'ils apparaissent, à tort ou à raison, comme les représentants de certains mouvements sociaux ou syndicaux "novateurs" qui leur donnent ainsi une légitimité (SUD, AC !...). Les militant-e-s de ces mouvements savent-ils au service de quelle stratégie ils sont utilisés ?


L’alternative au FSM : construire dans les luttes une perspective d’émancipation sociale

On ne peut donc ici que dresser un constat de carence. Carence d'une autre orientation dans les mouvements sociaux, dans le syndicalisme qui se veut différent et alternatif, proche de la base, dans tous les mouvements de la résistance sociale. Carence qui s'explique en grande partie par un long processus de déperdition des références politiques et stratégiques. Dans une telle perspective, les anarchistes portent une lourde responsabilité : celle d'œuvrer, avec d'autres, à l'émergence d'une véritable opposition sociale au capitalisme et aux impasses de ses fausses alternatives institutionnelles, source de nouvelles défaites et de nouvelles désillusions. Cette option suppose une articulation équilibrée entre insertion sociale et affirmation d'un projet politique anarchiste révolutionnaire. C'est le pari que font les camarades du Brésil, d'Uruguay, de Bolivie et d'Argentine présents aux journées anarchistes contre la globalisation capitaliste. Ce débat mériterait d'être porté, relayé et approfondi ici en Europe et pour ce qui nous concerne dans l'espace hexagonal de l'Etat français.

Porto Alegre est très exactement le contre-exemple de ce qu'il faut faire. Une internationale de la résistance sociale, si elle devait voir le jour, ne pourra faire l'économie d'une analyse sérieuse et précise des mécanismes de l'exploitation et de la domination, des contenus des ses revendications et de ses aspirations et d'un projet d'émancipation qui s'oppose à toutes les tentatives de collaboration, d'institutionnalisation et de d'intégration.

Face au renforcement des structures étatiques et à la centralisation toujours plus grande des pouvoirs politiques et économiques, l’autonomie sociale et territoriale doit devenir non seulement une revendication, une pratique quotidienne mais aussi une orientation stratégique. Dans bon nombre de pays d’Amérique latine, des organisations populaires de base, des mouvements de lutte développent leur activité en dehors (et contre) les préoccupations électorales des partis. L’autonomie se développe et s’enracine en tant qu’expérience de résistance collective et l’alternative proposée est celle du pouvoir populaire, dans les quartiers, dans l’espace territorial et selon des formes assembléistes et communautaires.

En Europe, les militant-e-s libertaires mais aussi les mouvements de base, dans les syndicats ou les divers collectifs et réseaux de la résistance sociale sont plus que jamais placés devant un choix : continuer de revendiquer une autonomie des mouvements sociaux de manière un peu défensive et sur des bases assez minimalistes ou bien procéder à un saut qualitatif et penser cette autonomie en terme de projet social et de processus d’accumulation de forces ; la construction d’une alternative de lutte à l’échelle de toute la société, contre le capitalisme globalisé, une alternative basée sur la cohérence et la continuité entre ses revendications immédiates, ses méthodes de lutte, ses formes d’organisation et ses objectifs à plus long terme.

La deuxième édition du Forum Social-démocrate Mondial s’est donc éloignée un peu plus des dynamiques qui avaient marqué les mobilisations de Seattle, Prague, Gènes. D'ailleurs, de ces protestations il en a été à peine question sauf sous la forme d’un souvenir lointain, certes fondateur mais appartenant désormais au passé… En passant de la contestation "anti-libérale" aux propositions politiques, une page a été tournée.

Après Porto Alegre, c’est la question même de l’existence du mouvement "anti-mondialisation" qui est posée : l’unité dans la différence qui constituait la base minimale permettant la convergence des différentes options n’est plus de mise car on ne converge pas avec ses ennemis. Aujourd'hui, ce sont les options politiques elles-mêmes qui sont en jeu. Et cette bataille politique ne se mènera pas en courant de manifs en rassemblements et en enfermant le débat sur des enjeux à court terme, accessoires, extrêmement partiels et conjoncturels : manières de manifester, violence/non-violence.

Si un autre monde est possible, il est évident que le chemin qui y mène ne passe pas par des opérations du type FSM. L'heure est venue de construire autre chose et de jeter les bases d’une méthodologie et un projet qui soient à la hauteur de l'enjeu.

Dans un premier temps, ce processus pourrait commencer par une meilleure connaissance de expériences de lutte menées à la base partout où elles existent, par des rencontres croisées entre les différents mouvements de la résistance sociale et la mise en place de liens de solidarité : que savons-nous ici en France des expériences du syndicalisme de base en Italie, du mouvement des okupas dans l’Etat espagnol, de la lutte des piqueteros d’Argentine, des organisations populaires brésiliennes dans lesquelles interviennent les libertaires, des mouvements de lutte des paysans et des communautés indigènes de Bolivie, de l’insurrection kabyle ? Presque rien. La réponse donne une première indication de ce qui devrait être entrepris car c’est bien de la richesse des ces milliers d’expériences, des échanges directs de mouvements à mouvements, de la circulation des informations et enquêtes utiles que pourront naître les premiers éléments d’une alternative sociale et politique.

La question de l’autonomie des mouvements, de leurs schémas d’organisation depuis la base et de manière horizontale, de la définition de programmes de lutte indépendants des partis et de l'Etat, de leur capacité de se construire sur leurs propres forces, la définition de leur projet social, de leur stratégie (institutionnelle ou non) font aujourd’hui clivage avec les tenants de la sociale-démocratie pour qui ces mouvements ne sont que des marchepieds dans la mise en œuvre de stratégies interclassistes visant la conquête du pouvoir et la gestion du système d'exploitation.

Intégration capitaliste ou rupture révolutionnaire, il n'y a pas de place pour les compromis. Il faut choisir son camp !

Jeff
Paris le 20 février 2002

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