CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

MYSTIFICATION ET BONIMENTS (CA N° 127, MARS 2003)

Le développement durable est la dernière potion à la mode que les agro-industriels, financiers et autres ennemis du genre humain tentent de nous faire avaler. Mais foin du développement, même durable ! Quand donc cesseront-ils de nous prendre pour des gogos ? Réponse : le jour où, de façon claire et sans équivoque, nous refuserons le mythe du Progrès et tout l’attirail de technologies, d’armes et... de confort qui l’accompagne !

Ainsi donc, le " développement " pourrait être " durable ". Il semble bien pourtant que si " nos " dirigeants, " nos " scientifiques et autres tenants du Progrès continuent de nous développer ne serait-ce encore qu’un demi-siècle, il ne restera pas grand-chose de la planète ni des êtres vivants qui l’habitent ! Ou plutôt, le risque existe qu’il ne reste qu’une humanité nettement divisée en castes et sous-castes, avec des nantis toujours plus nantis – les écarts entre les riches et les pauvres s’accroissent dans des proportions hallucinantes, non seulement entre Nord et Sud mais, dans les pays mêmes du Nord, entre les classes aisées et les laissés-pour-compte de la " croissance ". Il se pourrait dès lors que ne subsiste qu’une planète à bout de souffle, avec des riches super-pollueurs rejetant sur les pauvres la responsabilité de la misère. Car le discours du développement durable tourne en vase clos, pour le plus grand bonheur des nantis. Jugeons-en plutôt.
Le développement tel que nous l’avons pratiqué au Nord, dénoncé (de façon parfois caricaturale 1) dès les années 1960 par le Club de Rome, n’a servi qu’à une chose : faire prendre conscience aux tenants du pouvoir qu’ils avaient tout intérêt à intégrer ce qu’ils appellent les dimensions sociales, humaines, environnementales, etc., à leur discours, voire à leurs pratiques 2. Même le Fonds Monétaire International donne dans le développement durable, l’amitié entre les peuples et l’humanisme de bon aloi lorsque son sous-directeur au bureau européen, Sergio Pereira Leite, s’écrie joliment : " En y regardant de plus près, on voit que les activités du FMI contribuent toutes, directement ou indirectement, à la lutte contre la pauvreté et à la défense des droits de l’homme 3. " Le brave homme ! Pourtant, même le parti socialiste ou Attac reconnaissent que le FMI contribue, par ses pratiques cyniques, à engraisser le Nord en appauvrissant le Sud, qu’il réduit à la misère. Abandonnons M. Pereira Leite à ses contorsions intellectuelles rassurantes et déculpabilisantes à si peu de frais, et revenons à la réalité.
Le développement durable est devenu, dit-on par ailleurs, un concept fourre-tout. Ce qui signifie en fait que toutes sortes de groupes, d’institutions, d’organismes, y compris des gouvernements, des États ou le FMI, se reconnaissent dans ce concept. Or, assez curieusement, le " fourre-tout " en question n’inclut pas, et exclut même, la frange contestataire qui est en général assimilée, par les tenants de ce fourre-tout, à une opposition " romantique ", " délirante ", voire " paranoïaque " et surtout, comble d’insulte, " obscurantiste 4 ".. Quelle est précisément la nature de cette opposition au développement durable ?

Nous ne reconnaissons pas le concept de " développement " qui est, comme on le sait depuis belle lurette, le développement de l’individu Blanc, riche, de sexe masculin, jouissant de droits civiques, au travail, etc. Quant à l’adjectif " durable ", il implique le rejet a priori de toute révolution et, tout au contraire, la tentative de bien mesurer le développement afin qu’il soit " durable " et que les actuelles élites, surtout, se maintiennent au pouvoir. Le développement durable consiste ainsi à maintenir un équilibre précaire entre riches et pauvres, exploitation de la nature et protection de la biodiversité, trou d’ozone et réduction des émissions de carbone, production d’électricité nucléaire et inconvénients du style de Tchernobyl, etc., de façon que le commun des mortels – les " masses " – ne soient surtout pas tentées par l’" aventure " de l’opposition au développement qui est implicite dans la révolution, l’abolition des États, la liberté, la fraternité humaine. Cet équilibre subtil se fonde sur le pouvoir des experts, pouvoir que le développement durable garantit à long terme, car il faut être expert pour dire jusqu’où on peut faire fondre l’Antarctique et jusqu’à quel point on peut brûler l’Amazonie. Le développement durable est donc, en réalité, tout à fait profitable aux élites actuelles, économiques, politiques, financières et scienti-fiques 5.
Bien sûr, taxer l’opposition, dans ces conditions, de romantisme ou d’obscurantisme est tout ce qu’il y a de plus facile, puisque les partisans du développement durable sont, eux, pragmatiques (contraire de " romantiques ") et scientifiques (contraire d’" obscurantistes "). Mais la supercherie fonctionne dans tous les sens ! Car certains opposants finissent par donner vraiment dans l’obscurantisme 6. Un ouvrage " culte " comme celui de John Zerzan, Futur primitif, est en effet romantique et obscurantiste (ou plutôt réactionnaire au sens premier du terme, de " retour vers le passé "). Après avoir cité trop abondamment des ethnologues qui, pour la plupart d’entre eux, se souciaient comme d’une guigne du sens politique de leurs recherches, Zerzan conclut : " Dans une vie où les êtres étaient égaux, laquelle n’avait rien d’une abstraction et s’efforce de se maintenir encore aujourd’hui, ‘‘ils dansaient avec la forêt, dansaient avec la lune’’ 7. " Le tout à l’imparfait, pour accentuer encore cette idée de passé, de passéisme même ! Vision romantique parce que c’est de la seule compréhension ethnologique des erreurs énormes et en effet atroces qui ont pavé la longue route du Progrès, que Zerzan tire comme conséquence que nous devons revenir, dans le futur, à notre état primitif (par quel miracle pourrions-nous d’ailleurs y parvenir ?). Comme si, surtout, cet état primitif était si génial que cela ! Car il suffit de se pencher sur la littérature ethnologique sans a priori, ce que ne font pas les primitivistes, pour voir tout ce qu’il manque dans une société humaine " primitive "… et comprendre aussitôt ce qui manque encore davantage dans la société humaine contemporaine !

Une pincée de culpabilisation

Nous aurions avantage à rejeter à la fois le Progrès et le primitivisme, car ce dernier est l’obscurantisme-reflet de cet autre obscurantisme qu’est le Progrès. Nous aurions avantage à rejeter tous les intégrismes religieux, à commencer par l’intégrisme que constitue le néolibéralisme, avec son sacro-saint credo " Le marché réglera tous les problèmes ", lequel, notons-le, ne s’oppose pas à l’idée de développement durable. S’opposer au Progrès est la base d’une pensée, et surtout d’une pratique, radicales. Toute concession à ce mythe – du style " quand même, la Science, c’est génial ! " – est déjà un doigt happé par l’engrenage des compromis et des concessions, qui se transforment vite en compromissions. Il n’y a jamais eu de Progrès prenant l’homme comme centre. Le développement durable vise à nous faire croire que, malgré tout, dans la durée et dans l’espace fini qui nous est imparti – la Terre –, un " développement " de l’humanité est possible. L’humanité développée dont il s’agit est un mirage bardé de droits et de devoirs, une sorte de monstre totalement désincarné, qui n’a à voir avec les êtres humains réels que par le biais des statistiques, des études, des pourcentages et des projections. Humanité technocratisée, parfaitement conforme à la vision pragmatique et scientifique des choses 8. Vision d’un monde de progrès, forcément difficile à faire advenir, et pour lequel il nous faut trinquer, dans l’espérance que nos enfants, après nous, auraient enfin un monde beau, fraternel, etc., etc., etc.
Tout concourt à servir ce but. Le Nord a déjà culpabilisé les pauvres du Sud en leur disant : " C’est vous qui nous polluez avec vous usines pourries, vos bagnoles en échappement libre, vos métropoles dépourvues d’égouts. Allez-vous enfin vous mettre à vous enrichir ? Allez, tiens, on va être gentils : voici quelques prêts de la Banque mondiale… Quoi, votre dette est passée de 1000 milliards de dollars en 1985 à près de 3000 aujourd’hui ? Attendez encore un peu… " Ce discours a tellement bien marché que les élites du développement durable nous tiennent maintenant, à nous, " riches " du Nord, cet autre discours culpabilisant : " Gardez un monde propre et beau pour vos enfants. Ce n’est pas de la terre de vos ancêtres que vous avez hérité : vous n’êtes que les utilisateurs momentanés de l’univers de vos enfants ! "
Flûte alors ! Un grand coup de goupillon néolibéral ou christiano-freudiano-culpabilisant par-dessus tout ça, et nous revoilà, tout penauds… tandis que les vrais responsables du désastres sont absous. Si le Progrès, la Science, la Technologie et leurs valets nous ont conduits là où nous sommes en effet 9, ce n’est pas en ne posant pas la vraie question que nous sortirons du bourbier. Or, la vraie question est : " Comment se débarrasser du Progrès, de la Science, des Technologies et de tous leurs valets, une bonne fois pour toutes ? "

Politique de l’antidéveloppement !

La seule question qui est vraiment évacuée du concept de développement durable est bien entendu la question politique. Comme s’il allait de soi que personne ne puisse être contre le développement durable ! Consensus mou planétaire, alors que seules les élites autoproclamées des pays du Nord comme du Sud se sont approprié ce concept forgé en réalité il y a bien longtemps, et déjà contenu en germe – entre autres – dans les fameux discours des chefs Amérindiens au moment de la conquête de l’ouest américain 10.
Le coup magistral – et habituel – est que le développement durable apparaît aux yeux d’une large part de l’opinion publique " progressiste ", de celle qui réfléchit en lisant le Diplo et en regardant Arte, comme un " mieux " par rapport aux positions anciennes, butées, de l’époque des Trente Glorieuses (1945-1975) au cours desquelles l’on a développé à tout va sans se soucier ni de la nature ni des êtres humains. Pourtant, l’erreur de perspective est grossière : non seulement le développement durable est une position de repli des tenants de l’industrialisation et du Progrès, mais il est en même temps un outil offensif au service d’une politique de domination qui interdit de s’attaquer aux racines des problèmes. En ce sens, la critique du développement durable doit non seulement être une critique du Progrès, de l’industrialisation et du développement comme de la durabilité de ce monde-ci, mais elle devrait (aussi, voire surtout ?) être une dénonciation sans merci des faux critiques de l’existant. Ceux-ci se regroupent dans Attac, écrivent dans le Monde diplomatique ou le lisent assidûment, dévorent avec plaisir Empire de leur gourou Toni Negri, occupent des chaires au Collège de France dont ils se servent comme de tribunes qu’ils prétendent politiques, envoient des étrennes aux petits Noirs via le CCFD, sont des écologistes façon Greenpeace – car Greenpeace est l’un des fers de lance du développement durable. Ils ont bâti leur fonds de commerce sur du discours " critique " qui ne s’affuble de mots volés à la critique radicale que pour faire croire à la profondeur de leur discours. Mais qu’est-ce que la critique si elle doit rester rangée dans nos cartons ou étalée à longueur de rayons dans nos bibliothèques ! Ce que nous voulons est une critique profonde et radicale de l’existant, critique concrète du réel, abolition de tout ce qui, y compris la fausse critique, permet la perpétuation de l’ordre qui nous opprime.

PG

1. Car le Club de Rome, en prenant systématiquement en compte les perspectives les plus défavorables, s’est révélé piètre prophète, surtout en matière d’explosion démographique et d’épuisement des ressources naturelles – ce qui n’enlève rien au fond de son propos.
2. Ainsi, le patron de Shell France, Christian Balmes, l’explique en détail dans l’ouvrage dirigé par Anne-Marie Ducroux, Les Nouveaux utopistes du développement durable (éd. Autrement, 2002), et il a l’air d’y croire : Shell est une entreprise qui pense à nos enfants ! Merci, M. Shell.
3. Finances et Développement, revue du FMI et de la Banque mondiale, décembre 2001. Car les droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté participent du développement durable.
4. René Riesel répond très précisément aux accusations d’obscurantisme lancées contre les opposants aux OGM dans ses Déclarations sur l’agriculture transgénique et ceux qui prétendent s’y opposer et ses Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au Cirad le 5 juin 1999 (les deux à l’Encyclopédie des Nuisances, 2001). Voir aussi Roger Belbéoch, Tchernoblues (L’Esprit frappeur).
5. Ces dernières que l’on oublie trop souvent et qui ne sont pourtant pas les plus innocentes par les temps qui courent !
6. Ça a toujours été une erreur des révolutionnaires que de croire pouvoir retourner contre leurs adversaires l’insulte dont ils étaient gratifiés. En réalité, ce faisant, ils acceptaient la discussion sur le terrain qu’imposaient leurs ennemis. Or, c’est ce terrain même de discussion que nous devrions nous mettre en état de refuser.
|7. John Zerzan, Futur primitif, L’insomniaque (qui a publié de bien meilleurs textes !).
8. Ce que les pédants appellent une Weltanschauung, comme si l’on ne pouvait pas dire, comme tout le monde, une " vision du monde ", car ce n’est que de la merde qui s’étale partout autour de nous et que l’on nous invite à regarder avec les verres déformants de la philosophie hégélienne. Le vocabulaire philosophique employé par ses partisans pour maquiller le développement durable n’est pas innocent…
9. Car le monde contemporain est-il autre chose qu’une poubelle à la dérive dans l’univers ?
10. La lecture des Amérindiens est une éternelle source de critique du réel, de Pieds nus sur la terre sacrée à De mémoire indienne…En outre, cette lecture montre que, contrairement au discours officiel et partisan sur le développement durable, celui-ci n’est qu’une version amoindrie et reliftée d’une idée vieille comme le monde des hommes et de leurs cosmogonies – et regrettons au passage que Zerzan n’ait pas plutôt cherché à comprendre comment on est passé du monde décrit par les cosmogonies “ primitives ” ou les chefs amérindiens au monde des Lumières, de la technologie, etc.


[Sommaire du dossier]