QUELLE AGRICULTURE ?

DE QUELQUES MENSONGES BIEN INTENTIONNES SUR L’AGRICULTURE CONTEMPORAINE (CA n°126, février 2003)

Certes, raconter des histoires a toujours été le meilleur moyen d’endormir les masses. En matière d’agriculture aussi ! Ainsi, qu’en est-il de la superficie dont dispose réellement chaque être humain ? de la productivité comparée des diverses formes d’agriculture ? de la faim dans le monde ? sans parler des variétés cultivées ou encore de la façon dont sont promus les OGM...


La superficie dont nous disposons réellement pour la production d’aliments est une donnée clé des projections concernant l’alimentation de l’humanité dans les années et les décennies à venir. Mais il y a plusieurs façons de compter. On va voir que ceux qui, tels les fabricants d’OGM et Albert Jacquard – qui ne fabrique pas des OGM mais de la peur (consciemment ou pas, peu importe après tout !) – se rejoignent sur un point : tous crient “au loup !” Or, les OGM s’imposeront bien plus facilement si la peur l’emporte sur la réflexion. La peur de mourir de faim, bien sûr 1 ! Dans le contexte actuel, une telle perspective d’affolement généralisé ne peut conduire qu’à une chose : nous livrer corps et âme aux scientifiques, seuls sauveurs encore à peu près consensuels 2. D’où les OGM, parfaits joyaux high-tech, comme solution !

" une pâture à viande fournit plus
de calories qu’un champ de légume...
"

Quelques chiffres... Selon la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation, peu suspecte de favoriser les idées subversives, sur 130 millions de km2 (Mkm2) de terres émergées fermes, 50 Mkm2 sont des terres agricoles, dont 35 Mkm2 sont des pâturages et 15 Mkm2 des terres cultivées en végétaux (cultures temporaires comme les légumes ou permanentes comme les arbres fruitiers). La manipulation commence juste après : si l’on ne compte que les terres effectivement consacrées à l’agriculture – et non au pâturage – et qu’on divise ce chiffre par le nombre d’êtres humains (6 milliards), on arrive à ce résultat fort préoccupant : 0,25 ha de terres cultivées par habitant, et, à l’horizon 2050, selon Novartis (désormais appelé Syngenta, énorme multinationale de la biotechnologie), 0,15 ha 3. Dès lors, une seule solution : la fuite en avant scientiste, le “progrès”, bref, les OGM.
Si l’on compte autrement, si notamment on prend en compte le fait que, sur les 35 Mkm2 de pâturages, on pourrait en reconvertir une bonne partie en terres agricoles, on arrive à des chiffres très différents. Pourquoi reconvertir les pâturages en terres agricoles ? Tout simplement parce que si l’on mesure la productivité de ces pâturages en calories produites pour les êtres humains, c’est-à-dire effectivement consommées, on s’aperçoit que ces terres sont archi-improductives. Ces terres nourrissent les bœufs qui paissent dessus, mais du bœuf à l’homme, la déperdition est énorme : il faut 11 calories tirées par le bœuf de son alimentation (donc du sol) pour obtenir une calorie animale qui sera ensuite consommée par un humain 4. Ainsi, si une partie de ces terres étaient affectées à des cultures végétales, ce qui n’est pas une vision de l’esprit vu la déperdition immense en termes de calories, ce n’est plus de 0,25 ha dont nous disposerions par personne, mais presque du triple (35 Mkm2 divisé par 6 milliards d’habitants), ce qui, on en conviendra, soulage quelque peu la perspective. Avec 0,6 ha par habitant, on peut en effet largement produire de quoi se nourrir, même en en réservant encore une part (plus petite !) au pâturage pour les fanatiques de la viande que la vache folle n’a pas guéri définitivement...

" Les exploitations modernes
demandent moins de travail..."


La productivité des terres cultivées manuellement serait-elle, comme on nous le serine de tous côtés, largement inférieure à celle des grandes exploitations agro-industrielles ? Si l’on s’en tient à la productivité des cultures en soi – combien produit telle superficie cultivée par travailleur –, c’est vrai (et encore, pas toujours, cela dépend des cultures). En revanche, si l’on parle de la productivité réelle et totale, à savoir si l’on divise la production par la somme totale de travail qui est entrée dedans, c’est archifaux. Certains (la revue Scientific American) estiment même que la productivité des exploitations modernes est alors 66 fois inférieure à celle des exploitations familiales des pays sous-développées. En effet, dans le cas de l’agriculture moderne, il faut ajouter au travail de la terre proprement dit tout ce qui est rentré dans ce travail, notamment tous les produits et engins utilisés pour rendre cette terre épuisée capable de produire : pesticides, engrais, tracteurs et machines – car il faut bien du temps pour les concevoir, les construire, etc. Le bilan est même encore pire si l’on considère que l’agriculture selon les méthodes traditionnelles occupe des humains qui seront nourris par leur propre travail au lieu d’aller s’entasser dans les bidonvilles des métropoles du tiers-monde. L’on s’aperçoit alors du formidable gâchis de vies causé par l’appétit de dollars des grandes entreprises de biotechnologies, de semences, de pesticides, d’engrais et de constructions de machines-outils.

" On mange mieux à la ville
qu’à la campagne... "


Autre légende : les organismes internationaux ont tendance à dire que c’est dans les campagnes que l’on mange le moins bien. Ce qui semble a priori étrange, tout simplement parce que, quand on voyage en Afrique, en Amérique latine ou en Asie, on croit voir que les gens des campagnes ont l’air malgré toute leur misère en meilleure santé que les pauvres des villes. Finalement, il semble que là encore, l’on nous raconte des histoires. Une étude qui vient de paraître en Inde montre que la sous-nutrition en ville est plus forte que dans les campagnes 5. L’intérêt de cette étude est qu’elle porte sur tout le pays, soit un milliard de personnes, et qu’elle s’ajoute à d’autres études, qui allaient dans le même sens mais n’étaient que partielles. Ainsi, c’est bien dans les métropoles du tiers-monde et dans les villes en général que l’on mange le moins et le moins bien. Dès lors, l’explication saute aux yeux : il fallait bien justifier l’exode rural vers les villes, ce que les ONG et autres organismes internationaux ont fait, remplissant bien ainsi leur rôle de sbires des pouvoirs locaux et transnationaux... d’autant que, autre argument, dans les villes, les pauvres sont plus faciles à contrôler que dans les campagnes.
Si l’on en veut une autre démonstration a posteriori, évoquons le cas de la Chine : sous Mao (qui était un dangereux malfaiteur, mais qui eut cependant quelques bonnes idées), le pouvoir central s’est attaché à empêcher l’exode rural par des incitations diverses, certaines relevant de la basse police, d’autres d’une solide logique “révolutionnaire”. Le niveau de vie des paysans, si l’on considère l’ensemble de la période 1949-1976, c’est-à-dire sans nier les terribles famines du Grand Bond en avant et autres maoïsteries mais en considérant la tendance globale, s’est considérablement élevé.. Or, depuis, la Chine a voulu entrer dans l’OMC et y est arrivée. Que constate-t-on, en toute logique ? Les dirigeants chinois actuels estiment que plus de 250 millions de paysans vont émigrer vers les villes dans les décennies à venir. Il est vrai que, depuis 1976, tout a été fait pour pressurer les campagnes et les affamer. Donc, avec une politique donnée – maoïste ou autre... – , on peut obtenir à la fois des paysans vivant à peu près convenablement et pas d’exode rural. Avec une politique servant les trusts pétrochimiques, semenciers et autres, on peut tout aussi facilement obtenir exactement l’inverse : misère généralisée et exode rural massif ! De là à conclure qu’il y a un lien entre les deux... et à la nécessité de maintenir les paysans à la campagne pour obtenir de meilleurs niveaux de vie.

" on est dépendant des circuits
de distributions... "


Dernier exemple : dans le cas d’une catastrophe climatique, même régionale, il n’y aurait plus assez de nourriture dans le monde. C’est assez largement faux, et ce genre d’argument catastrophiste ne sert qu’à apeurer. Une catastrophe climatique régionale mettrait bien en évidence les problèmes d’acheminement de la nourriture là où il y en a besoin. Le cas de l’Inde est éclairant, puisque le Public Distribution System of Food (système public de distribution de nourriture) a permis une amélioration de l’accès des pauvres à la nourriture, et sa remise en cause par l’actuel pouvoir a précisément entraîné une baisse de la qualité de la nutrition des pauvres, baisse généralisée à l’échelle du pays 6. Quant à la nourriture acheminée “d’urgence” dans les zones où sévit une famine accidentelle, elle met en général cinq semaines et plus pour arriver. On le voit : la question n’est pas de production – même avec 0,25 ha –, mais de répartition, de distribution, et aussi de coût, bien entendu !

Conclusion de la FAO : “Si l’objectif du Sommet mondial de l’alimentation est atteint, à savoir 408 millions de personnes sous-alimentées en 2015, au lieu de 610 millions si la stratégie habituelle est maintenue, la valeur des années supplémentaires de vie en bonne santé devrait être de plus de 120 milliards de dollars EU par an.7” C’est nous qui soulignons. Sans commentaire !
Notre conclusion : arrêtons de nous leurrer avec la productivité des cultures “ modernes ” comme avec la question de la surpopulation. La vraie question démographique est celle de la répartition de la population mondiale entre les villes et les campagnes, et bien entendu son corollaire politique, le libre accès aux terres pour ceux qui les cultivent et veulent les cultiver. La “réforme agraire” est au cœur de l’émancipation humaine aujourd’hui. Mais quelle réforme agraire ? Il nous faut cesser d’accentuer la pression sur le vivant – qui est en dernière analyse, n’en déplaise aux partisans du progrès, la seule source de toute nourriture. La réforme agraire devra être radicale : libre accès de tous aux richesses ! Ce qui signifie très concrètement la fin des États et de la propriété, et la terre à ceux qui la cultivent.

Philippe Godard

P.S : les sous-titres sont de la commission journal

Pistes et notes

On peut lire en priorité Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde (Le Seuil, coll. “ Points Histoire ” n° 307, 2002), ainsi que Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée (Encyclopédie des Nuisances, 1999). Ou encore Vandana Shiva, Le terrorisme alimentaire (Fayard, 2001), et aussi Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir (Encyclopédie des Nuisances, 1998).

1. Puisque, ainsi que le disait Raoul Vaneigem dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, nous avons préféré mourir d’ennui plutôt que de mourir de faim, et qu’en effet nous mourons d’ennui dans ce monde archivirtuel. Nous n’allons pas accepter en plus de crever de faim !
2. Mais on se demande pour combien de temps encore...
3. Le livre vert du maïs Cb, document de propagande Novartis, p. 73.
4. L’Écologiste, “Comment nourrir l’humanité ?” (n° 7, juin 2002), p. 60.
5. Food insecurity Atlas of Urban India, World Food Programme (2002).
6. Madhura Swaminathan, Weakening Welfare [“la dégradation de la protection sociale”], LeftWord Books, New Delhi (2000).
7. Rapport de la FAO, Lutter contre la faim grâce au développement agricole et rural durable et à l’amélioration de l’accès à la nourriture (2002).

[Sommaire du dossier]