Depuis plusieurs semaines, les membres de la classe politique, des milieux artistiques et des médias français dissertent entre eux avec véhémence dans la presse au sujet de la prostitution, notamment sur " la liberté de disposer de son corps ", alors que lobjectif poursuivi par le gouvernement à travers un projet actuellement en discussion au Parlement est dajouter une pièce supplémentaire à son programme tout-répressif...
La belle agitation médiatique qui nous est servie masque en fait, dune part, lharmonisation en cours des politiques étatiques au niveau de lEurope en matière de prostitution ; dautre part, le renforcement de la politique sécuritaire dans lEtat français. La majorité de la classe politique est en effet convaincue de sa nécessité, même si certains partis politiques nosent pas assumer ouvertement cette position comme ce cher PS, qui feint de sinsurger contre les mesures prises par lUMP tout en ayant récemment rangé dans des cartons, avec son déménagement de Matignon, des projets très similaires.
Le " débat " sur la prostitution sinscrit donc dans un cadre beaucoup plus large quil nest présenté officiellement, et vise pour lessentiel à permettre une répression accrue dans ce secteur de la société aussi. Cest pourquoi il doit être analysé comme une nouvelle étape de la politique ayant pour finalité de criminaliser tout ce qui, dune façon ou dune autre, nest pas aux normes de la bourgeoisie grande et moyenne : après les jeunes de banlieue " sauvageons " ou " délinquants ", les marginaux tels que les " gens du voyage ", voici les déviants et pervers à ranger dans le même panier... à salade, bien sûr ! En attendant les catégories suivantes, car la lutte contre les " déviances " offre toujours au pouvoir des perspectives infinies...
Une répression de classe, comme dhabitude !
De même que dans un " débat " précédent, celui sur la parité, nous voyons se chicaner dans les médias des personnalités (écrivain-e-s, acteur-rice-s, représentant-e-s politiques divers et variés) qui multiplient les manifestes ronflants pour parler de liberté ou de morale, et prôner des solutions étatiques afin de réorganiser la vie des prostitué-e-s, avec leurs clients... ou en centres de réinsertion.
En nous parlant dun monde auquel elles ne se mélangent pas (sauf peut-être certaines, au titre de clients, mais elles ne le mentionnent jamais...), et en agrémentant leurs envolées de références à la philosophie ou à lHistoire (lAntiquité, par exemple : très bien, lAntiquité, non ?) sans nul doute fort éloignées de la réalité, ou plutôt des réalités de la prostitution, ces personnalités amusent la galerie le sexe est toujours un sujet croustillant et donc vendeur, nest-il pas ? pendant que dans les instances de gouvernement on semploie à faire passer le plus important : le sécuritaire tous azimuts.
En gros, deux clans de discoureur-se-s se sont formés : les partisan-e-s de l" authentique métier " qui doit " pouvoir sexercer dans les meilleures conditions possibles " et des " espaces de prostitution libre1 ", contre ceux et celles de l" éducation " et des mesures répressives à la mode PS (mais en général pas pour les clients, attention, juste pour les prostitué-e-s2). Comme cela a déjà été constaté au sujet du PACS ou de la parité, le clivage droite-gauche nopère pas complètement : les questions de murs créent en effet dautres clivages que ceux de lappartenance politique, en fonction des valeurs et références de chacun et chacune. Mais, pas dinquiétude, un modus vivendi a sans tarder été trouvé entre les principales crémeries politiques du Parlement, et tout le monde ou presque y est content. Pour faire passer son projet, le gouvernement a en effet admis de revoir à la baisse lamende quil avait envisagée concernant le client ; il a également réduit la durée de garde à vue, accepté dintégrer des mesures visant à " favoriser la réinsertion " des prostituées... et précisé que sa " principale cible, ce sont les étrangères ", pour que des féministes ne puissent pas lattaquer sur les prostituées françaises au prétexte que certaines dentre elles exercent leur activité par " choix ".
Mais, au hasard, quel aspect de lopération sarkozienne est pour ainsi dire presque passé sous silence dans les différentes prises de position, parce quobtenant une adhésion quasi générale ? La répression de ces étrangères qui-nont-rien-à-faire-ici. Dans lopposition, on affirme vouloir leur venir en aide, mais pour mettre par ce biais le gouvernement dans lembarras bien davantage que pour démonter son projet. Et la fameuse liberté revendiquée et défendue à juste titre par les femmes en matière de sexualité est avancée par des membres de la gauche et des féministes pour défendre les prostitué-e-s sous prétexte quils et elles ont le droit dexercer volontairement le commerce du sexe et " méritent " lappellation de " travailleur-se-s du sexe " (toujours le politiquement correct, qui rhabille dun " bon ton " neutre pour faire plus présentable).
Pourtant, qui va en prendre plein la tête grâce au texte de Sarkozy ? Ces étrangères que dautres prostitué-e-s, " bien de chez nous ", voient dun assez mauvais il : hostiles à cette concurrence qui gâche à leurs yeux le métier, ils-elles les rendent facilement responsables des ennuis à venir3. Mais que nos gens de gôche se rassurent, cest uniquement pour le bien de ces Roumaines ou de ces Bulgares, pour leur sauvegarde morale, si les mesures prévues à leur encontre comprennent une augmentation des amendes pour racolage, une prolongation de la garde à vue, ou la suppression de leur carte de séjour... Et puis, si elles coopèrent avec la police en dénonçant à leurs risques et périls leur souteneur, car on ne va pas se préoccuper en plus de leur sauvegarde physique, faut pas pousser ! , on ne les reconduira peut-être pas tout de suite à la frontière.
Un " débat "cache-sexe de lordre moral
Dans le système capitaliste, le corps étant une marchandise comme la force de travail en général (voir la publicité pour sen convaincre, si besoin en est vraiment), il est logique quil soit couramment vendu pour de largent à travers des actes sexuels que ceux-ci sexercent dans le cadre légal du mariage ou dans celui des bordels et des hôtels (pas toujours louches ou borgnes). De là lidée quont certaines personnes den faire de leur propre gré le commerce (mais cette idée na évidemment pas éclos avec lentrée dans lépoque capitaliste), considérant quelles ont pleine latitude pour en disposer et que ce choix les concerne seules. (En particulier les hommes, qui nont pas fréquemment de souteneur quand ils sont adultes... même si leur " liberté " est, elle, fréquemment prise en sandwich entre la dépendance à une drogue et la menace du sida.) Certes, les tenants dune morale ou de principes philosophiques, quels quils soient, soffusqueront de cette réalité, ou du cynisme avec lequel elle est parfois présentée, parce queux-mêmes font dans leur esprit une place à part au corps ; mais qui, en vérité, oserait prétendre être toujours et totalement " libre " de ses propres choix, dans la société existante ?
Les arguments contre une décision personnelle de vendre son cul plutôt que sa tête ou une autre partie de son corps parce que cela rapporte plus relèvent de jugements moraux non recevables selon moi... tout simplement au nom de la liberté individuelle. Le seul critère dappréciation, en matière de sexualité comme dans les autres relations sociales, demeure lexistence ou non dune domination sur autrui par la contrainte avec comme problème que si, en matière de violences physiques, cette domination peut apparaître assez facilement, les pressions dordre psychologique le sont souvent moins...
Mais, cela étant dit, réduire la prostitution en général à la " prostitution consentie ", et le revendiquer comme un acquis du féminisme, est pour le moins culotté ! Car à quel pourcentage des prostitué-e-s ce " choix " mis en avant par certain-e-s intellectuel-le-s branché-e-s correspond-il ? Les enfants prostitués, pour ne prendre quun exemple, en font-ils partie ? Présenter ou analyser la prostitution sur le seul critère du droit à disposer de son corps constitue une vaste fumisterie ou relève dillusions mêlant la naïveté et la bêtise, avec des conséquences très graves pour les personnes réellement concernées.
Comme dans dautres domaines, la dimension non prise en compte dans le " débat " sur la prostitution est celle de sa composition sociale. Or, on ne peut pas généraliser sur les prostitué-e-s, ou sur leurs clients, étant donné les différentes couches sociales qui y sont représentées, sans commettre à mon avis de grossières erreurs dappréciation sur les mesures gouvernementales. Ce que les prostitué-e-s (non volontaires, autrement dit la grande majorité) ont en commun, cest la contrainte quils-elles subissent. On constate sans peine le souci de call-girls et autres prostituées de luxe de se dissocier de leurs collègues, leur refus dêtre considérées comme des victimes et leur horreur de tout amalgame avec les prostituées les plus menacées dans leur existence même celles qui connaissent les tabassages et viols à répétition, abrutissement par des drogues diverses... et bien dautres tortures pratiquées dans le but de vaincre toute résistance chez elles. On notera aussi, dans les analyses qui nous sont assenées, la persistance de clichés se rapportant au " plus vieux métier du monde ", devant la rareté des mentions faites à la prostitution masculine, alors que le nombre dhommes se prostituant ne cesse de croître.
Quant aux clients, sils ont en commun lexercice dune domination sur des prostitué-e-s, à travers des actes sexuels rémunérés, on sait davance lesquels dentre eux seront concernés par la répression-rééducation gouvernementale : les opérations de police toucheront les maillons faibles de la clientèle, à coup sûr les travailleurs immigrés plutôt que les clients fortunés des clubs privés et autres lieux de prostitution chic : financiers, hommes politiques et autres notables ne seront pas ou peu inquiétés. Il sagit, soyons-en sûr-e-s, déliminer la racaille, ce qui fait désordre et gêne le regard, ici comme ailleurs : la prostitution la plus populaire, comme celle qui occupait le quartier Saint-Denis à Paris avant la construction du Forum des halles par exemple.
Les hautes vertus de la délation...
Et puis, comme toujours, délation et répression font bon ménage. Ainsi les prostituées convaincues de devoir aider la police pourront-elles, nous promet-on, obtenir un titre de séjour provisoire moyennant la dénonciation de leur proxénète. Mais, outre le fait quelles auront ensuite sans doute intérêt à surveiller leur proche horizon un souteneur nétant pas dépourvu de relations , la commission des lois leur a concocté un " petit nid douillet " : des " places en centres dhébergement et de réinsertion sociale " à faire rêver, destinées " à laccueil de victimes de la traite des êtres humains dans des conditions sécurisantes ". Une formule dhôtel en fait inspirée dun amendement du sénateur socialiste Michel Dreyfus-Schmidt, à ceci près que ce dernier préconisait des centres " exclusivement réservés " aux prostituées, alors que le gouvernement a opté pour des établissements de " droit commun " afin que les victimes soient " mélangées à dautres populations ". Rien à voir avec les prisons et autres endroits idylliques, on vous dit !
... et du recours aux institutions
On voit des gens dextrême gauche et des féministes appuyer au bout du compte la politique répressive du pouvoir au nom de valeurs morales, " dans lintérêt " des prostitué-e-s, ou par puritanisme, ou pour plusieurs de ces raisons. Ils et elles tombent facilement, ce faisant, dans le travers du recours à lEtat du déjà vu : des tribunaux pour réprimer les violeurs, des hôpitaux psys pour soigner les pédophiles... Une demande dintervention qui découle du souci de défendre les " victimes " par nimporte quel moyen, y compris celui de lautorité, et ce même si cette demande se révèle contradictoire avec certains engagements politiques. Parce que le " sexe " recouvre les désirs et pratiques les plus divers... mais que chaque personne est tentée de lui donner sa propre définition, partant, de lenfermer dans la vision quelle en a. Le problème étant, là encore, que ce que tel ou telle trouvera inacceptable (comme par exemple le sado-masochisme) sera jugé acceptable, et même volontairement recherché par dautres.
Christine Boutin (UMP), qui ne se voile pas la face, pour sa part, a proposé un amendement visant à punir le client ou à lui faire subir un " suivi médico-social " : il existe des normes pour la sexualité, estime cette brave dame qui les défend mordicus. Mais les socialistes Christophe Caresche, Martine Lignières-Cassou, Danièle Bousquet ou Ségolène Royal ne sont pas en reste, puisquils et elles préconisent pour leur part une amende de 3 750 euros contre le client ou un " stage " dans un " organisme sanitaire social ou professionnel " afin de le responsabiliser. Autrement dit, celui qui pourra payer ne sera pas " rééduqué " (dans le style Orange mécanique ?). Simple question de gros sous, nest-ce pas, au bout du compte ? On reconnaît bien là lesprit lutte de classes qui anime les farouches défenseurs de la rose.
La tarte à la crème des "espaces de sexe " cools
La lutte contre la prostitution ne peut sinscrire que dans la lutte globale contre le système existant. Car si les gangs mafieux de lEst ou dailleurs prolifèrent aujourdhui à lOuest, avec les trafics de drogue et les blanchiments dargent, sans que cela indispose les gouvernants malgré leurs discours, hier cen était dautres, avec notamment le trafic de Blanches à destination des pays arabes, sans que cela indispose davantage les gouvernants malgré leurs discours. Autrement dit, les réseaux de drogue-prostitution-etc. changent selon les époques, mais leurs bonnes affaires continuent avec la bénédiction des pouvoirs publics intéressés.
Alors, comment pourrions-nous choisir si nous en avions envie entre les différentes recettes proposées pour " améliorer " concrètement la condition des prostitué-e-s ? Les " espaces de prostitution libre " seraient mieux que la rue, prétendent certain-e-s... Mieux pour qui ? Le client ? Sans doute, pour son " confort ", parce que cest plus soft : il na plus à traîner sur les trottoirs, démarche pas toujours très évidente pour ce pauvre homme. Mais, en fait, le client est-il tellement gêné, présentement, pour obtenir ce quil veut ? Il sait en général où sadresser, où aller et qui trouver, en fonction de ce quil recherche, et sil a de largent il na même pas besoin de descendre marcher : un coup de téléphone ou une " commande à la carte " sur Internet et tout sarrange... Alors, mieux pour le souteneur ? Possible, il paraît que les réseaux de prostitution saccommodent fort bien des " espaces de prostitution libre " dans dautres pays, et sorganisent en conséquence, de concert avec les tenancier-ère-s et avec beaucoup de profit... Et les pouvoirs publics ? La formule leur convient aussi, car le nettoyage des rues au profit deros centers nickel améliore limage de marque du pays, bon pour le tourisme ça coco... Et puis, surtout, mieux pour les habitant-e-s des quartiers où sévit la prostitution : ce sont elles et eux qui font circuler des pétitions allant dans ce sens... Mais les prostitué-e-s ? Oh, les prostitué-e-s...
Pas forcément victimes, mais en tout cas pas coupables !
Toujours est-il que les mesures actuellement en discussion au Parlement sattaquent avant tout aux prostitué-e-s les plus vulnérables. Les conséquences de la future loi vont être, entre autres, une prostitution encore plus sauvage, en devenant plus clandestine, et un rejet encore plus fort des étrangères de la part des autres prostitué-e-s, car elles seront vécues comme responsables de la répression accrue.
" La sanction, la répression, la punition, il ne faut pas en avoir peur, affirmait récemment Sarkozy. Mon devoir, cest de les mettre au service des plus faibles, des plus petits, des plus fragiles. " Ceux et celles qui vont avoir loccasion de constater personnellement le renforcement des pouvoirs et moyens mis à la disposition des forces de lordre et les nombreux délits créés (prostitution, mendicité, occupation de terrains ou de halls dimmeuble...) seront en mesure dapprécier ce genre de déclaration à sa juste valeur, et définitivement convaincus de la bienveillance gouvernementale à leur égard.
Sur cette réalité-là, au moins, il est aussi facile de nous positionner aujourdhui quhier ou demain : mobilisons-nous, contre la répression des prostitué-e-s et contre la répression tout court !
Vanina le 10 février
1. Voir par exemple Le Monde du 9 janvier : " Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer " signé par Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet.
2. Voir entre autres " Oui, abolitionnistes ! ", de Danielle Bousquet, Christophe Caresche et Martine Lignières-Cassou, Le Monde du 16 janvier.
3. On retrouve là lattitude empreinte de racisme quont à légard de leurs collègues asiatiques ou africaines certaines caissières de supermarchés genre Monoprix ou certaines vendeuses de grands magasins, Françaises employées par des directions soucieuses de soigner leur clientèle bourge en nemployant guère détrangères.
|