Avant-propos du livre L'ordre moins le pouvoir

Avant-propos de l'édition française du livre de Normand Baillargeon L'ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l'anarchisme édité par Agone.

Paru l’an dernier au Québec, ce petit livre connut un succès inattendu dans un pays où le mouvement anarchiste est en pleine effervescence alors qu’il n’avait, jusqu’alors, jamais réussi à s’implanter durablement et n’assurait pas vraiment de continuité entre les générations (1). En France, qui fut une de ses terres d’élection avant la grande nuit de la Première Guerre mondiale et le triomphe usurpé du bolchevisme, l’anarchisme connaît un indubitable renouveau. Sans céder au triomphalisme ni ignorer les problèmes énormes auxquels il doit faire face, les signes de cette embellie sont multiples dans le champ intellectuel (colloques, édition, livres, revues) et, surtout, dans le domaine social où, depuis 1995, la présence de l’anarchisme ne petit plus être ignorée : grèves et luttes de classe, mouvements des chômeurs et des « sans », actions directes contre les OGM et les autres nuisances, mobilisations contre les nouvelles formes de la mondialisation capitaliste. L’anarchisme apparaît donc comme une des forces essentielles du mouvement social, en particulier celle qui lui donne son caractère autonome et radical — même si des médias aux ordres s’emploient avec plus ou moins de succès à réactiver à la moindre occasion les stéréotypes les plus éculés.

Loin des clichés habituels, le lecteur français avait, depuis longtemps, la possibilité de s’intormer sur l’histoire du mouvement anarchiste grâce aux travaux pionniers de Jean Maitron (1910-1987) (2), tandis que le Dictionnaire biographique du mouvement Ouvrier français qu’il fonda nous renseigne sur les hommes et les femmes qui firent ce mouvement — pour l’instant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Cette historiographie universitaire opère toutefois une mise à distance qui tend à privilégier les objets froids, les astres morts qui continuent d’irradier pour les spectateurs éloignés alors que leur cœur s’est éteint depuis longtemps. Ainsi, le même Jean Maitron, instituteur communiste traumatisé par la signature du pacte germano-soviétique, commence à s’intéresser à l’histoire sociale en 1940 et soutient sa thèse sur l’histoire du mouvement anarchiste en France dix ans plus tard. Le mouvement anarchiste se trouve alors au creux de sa traversée du désert et semble plus briller par un passé glorieux — dont l’apogée se situe vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle — que par les promesses d’un avenir que tous les commentateurs jugent bien fermé. De leur côté, les militants toujours soucieux du passé de leur mouvement mais essentiellement centrés sur quelques figures emblématiques ont produit une histoire surtout identitaire et commémorative — penchant qui s’explique sans doute aussi par l’absence de perspectives. L’histoire du mouvement anarchiste se partageait donc entre la production universitaire d’une connaissance parcellaire et spécialisée, coupée de toute préoccupation présente — qui enterre périodiquement l’anarchisme au profit de ses rivaux — et des militants qui s’obstinent à réchauffer les cendres encore tièdes d’un passé glorieux en attendant, envers et contre tout, d’incertains jours meilleurs. Cette histoire doit donc être complétée, en gardant avant tout le souci de son utilité sociale, notamment sur la période qui va de la Seconde Guerre mondiale à mai 1968, date de la renaissance d’un anarchisme en phase avec son époque.

Ainsi, quelle place occupèrent les anarchistes et les libertaires dans le mouvement ouvrier ? Chacun connaît les débats violents et les conflits homériques qui opposèrent Karl Marx et Michel Bakounine dans la Ire Internationale. Ne rejouons pas d’une manière stérile et mécanique cette opposition entre « autoritaires » et « anti-autoritaires », entre marxistes et bakouniniens, car il s’agit bien plutôt, comme l’a écrit Daniel Guérin, « du heurt de deux puissantes personnalités, chacune s’efforçant de « noyauter » l’Internationale et, sans trop regarder aux moyens, de se l’assujettir (3) ». On sait moins, en revanche, que les anarchistes furent exclus du Congrès socialiste international de Londres en 1896 (4). Bernard Lazare, alors journaliste et proche des idées libertaires, la commenta en des termes toujours actuels : « Ainsi, ne sont socialistes que ceux qui rêvent le futur paradis où tous les offices gouvernementaux seront occupés par M. Rouanet et ses amis, qui n’appartiennent que de très loin au prolétariat. [...] Sont socialistes seulement ceux qui poursuivent la conquête du pouvoir par la petite bourgeoisie. (5) »

Au cours du XIXe siècle, le mouvement anarchiste se trouve dans une situation paradoxale : inspirateur de pratiques et d’idées du mouvement ouvrier naissant autour du thème central de l’autonomie ouvrière, il est bientôt isolé et rejeté dans ses marges au fur et à mesure que la social-démocratie fait de la conquête électorale et légale de l’État l’alpha et l’oméga de la transformation sociale. Pour en sortir, l’anarchisme doit inventer de nouvelles pratiques eu trouver de nouveaux terrains d’action. En quelques années, il se fourvoiera dans le terrorisme de la « propagande par le fait » et le culte de Ravachol, avant de devenir le ferment du syndicalisme révolutionnaire français. D’autres militants seront également en pointe dans le combat pour l’émancipation des femmes, l’éducation libertaire, la vie communautaire, etc. En somme, tout ce que l’on pourrait dénommer, non sans anachronisme, la « libération de la vie quotidienne » telle qu’elle fut remise au goût du jour dans le sillage de Mai 68 avant d’être récupérée par sa marchandisation au profit d’un capitalisme bientôt « néolibéral » (6). Autour d’auteurs comme Libertad, le courant individualiste français des premières années du XXe siècle pose déjà les questions clefs sur l’émancipation sociale au quotidien — tout ce qu’il est possible de changer, non sans risque, ici et maintenant — et dénonce les limites d’un syndicalisme guetté par les tares de l’institutionnalisation et de la simple régulation de la force de travail.

Cependant, en août 1914, le mouvement anarchiste, comme l’ensemble du mouvement ouvrier, ne peut empêcher le déclenchement d’une guerre mondiale prévisible et redoutée, voyant même certains de ses militants les plus prestigieux se rallier à la patrie de la Révolution française de 1789 et aux « démocraties » contre le régime impérial du Kaiser. La révolution russe ravive quelque temps les espoirs dans une issue émancipatrice à la guerre. Rapidement, le bolchevisme de Lénine, puis le marxisme-léninisme de l’Union soviétique stalinienne symbolisent aux yeux de la majorité des exploités la réalisation du socialisme et l’horizon indépassable des luttes de classe. Le socialisme ne trouve donc plus à s’incarner durant des décennies que dans le régime soviétique — que l’anarchiste russe Voline qualifie à juste titre de « fascisme rouge » — ou dans la version de plus en plus affadie des expériences social-démocrates. Après la défaite de la révolution sociale espagnole, abandonnée par les « démocraties » face aux fascistes et aux staliniens, une seconde guerre mondiale annonce qu’il est minuit dans le siècle. L’espérance socialiste ne s’incarne plus dans aucune force sociale de quelque ampleur que ce soit.

Mais la lutte des classes ne s’arrête pas et invente de nouvelles formes. À l’Est, où les ouvriers réels doivent affronter un régime censé les représenter, ils se saisissent dans l’action de nouveaux outils de lutte adaptés à leur situation : conseils ouvriers en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968), syndicalisme d’action directe en Pologne (1980). À l’Ouest, les années 1960 voient un renouveau des luttes de classe et des pratiques sociales autour de l’opposition à la guerre du Vietnam et des luttes pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis, du Mai français, de l’Automne chaud italien, de la fin des régimes autoritaires en Espagne et au Portugal, etc. Mais ceux qui croyaient, rapidement et sans coup férir, monter à l’assaut du ciel se heurtent à l’arrivée d’une nouvelle crise économique qui remanie de fond en comble les conditions de l’exploitation capitaliste élaborées après la Seconde Guerre mondiale. Incarnés dans les gouvernements Reagan aux États-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne, les politiques dites néolibérales de déréglementation trouvent ensuite des adeptes dans les gouvernements social-démocrates européens. Pour se maintenir au pouvoir, ce « social-libéralisme » symbolise la « modernité » d’une expansion tous azimuts de la marchandise, diminuant encore un peu plus les différences entre « droite » et « gauche ». Entre 1989 et 1991, l’effondrement de l’URSS et de ses pays-satellites d’Europe centrale et orientale met fin au mythe du « socialisme réalisé ». La double faillite du socialisme d’État — dans sa version dure, lénino-stalinienne, et dans sa version molle, la social-démocratie européenne — laisse un vide immense dans l’imaginaire des exploités, abandonnés sans véritable Outil de lutte face au retour en force des méfaits les plus criants du capitalisme. Cette double conjoncture — exceptionnelle, est-il besoin de le souligner — constitue sans doute une chance historique pour le mouvement anarchiste, qui peut y trouver non seulement un terrain favorable pour sortir de sa marginalité chronique, mais aussi la possibilité de se constituer en principale force de contestation et d’opposition à ce nouvel empire du capitalisme mondialisé.

Insister sur cette conjoncture pourrait paraître superflu si des discours récurrents ne venaient de divers côtés renouveler les illusions sur la nécessité de reconstruire une « nouvelle gauche », une « gauche morale », une « gauche vraiment de gauche » et autres piètres truismes dont le changement accéléré suffit a démontrer le caractère spectaculaire et l’obsolescence programmée. Ces diverses appellations recouvrent le même projet d’arrimer à la soi-disant gauche de gouvernement le mouvement social apparu sur le devant de la scène durant les grèves de l’hiver 1995 — cette « Commune de Paris sous la neige ». Hier, c’était la nécessité de faire barrage à la montée en puissance du Front national — alors même que la politique des partis de gouvernement faisait son lit et qu’ils s’en servaient sans vergogne pour déstabiliser leurs concurrents dans la course à l’assiette au beurre ; aujourd’hui, c’est celle de limiter ou d'« humaniser » les conséquences de la mondialisation capitaliste — alors que lesdits partis en sont les dociles exécutants. Il suffirait donc d’établir un catalogue de « propositions » — toutes plus « de gauche » les unes que les autres — pour peser sur un prochain gouvernement de gauche grâce à un mouvement social désormais éclairé et mobilisé sur des objectifs réalistes à court ou moyen terme. Est-il nécessaire de préciser que ces propositions n’engageraient, comme les promesses électorales, que les naïfs, susceptibles d’y croire le temps de déposer le bon bulletin dans l’urne électorale ?

Pour ces conseillers du Prince d’un nouveau genre, cette dénomination « de gauche » les rend par là même préférables à ceux de droite même s’ils exercent tous deux la même politique. Ils font même souvent pire dans la mesure où ils ont sur leurs concurrents l’avantage de disposer de relais dans les appareils de contrôle social (associations et syndicats institutionnalisés) qui leur permettent de mieux endiguer les résistances et les soubresauts de la société face aux politiques de « modernisation » capitalistes. Pourquoi insister si lourdement sur le qualificatif de gauche ? Parce que « la plupart de nos erreurs consiste en cela que nous ne donnons pas correctement leurs noms aux choses » (Spinoza). On l’a bien vu avec la mise en œuvre de la loi Aubry où la revendication des 35 heures s’est transformée en machine infernale qui introduit annualisation et flexibilité du temps de travail. Accessoirement, cette approche permet de démontrer que les gouvernements possèdent une marge de manœuvre plus grande qu’ils ne veulent bien le dire pour mettre en place de véritables réformes sociales, et donc qu’il suffirait de remplacer une équipe discréditée par une nouvelle, désormais mieux éclairée et bien intentionnée, pour, enfin, avoir un bon gouvernement de gauche capable d'« essayer » ces propositions miraculeuses au lieu de gérer, comme à l’accoutumée, les intérêts bien compris des classes dominantes... L’expérience ô combien instructive de deux calamiteux septennats d’un président de la République issu du PS aidant, il faut en finir avec les mensonges encore et toujours entretenus par une politique de « propositions » liants partis de gauche et Mouvement Social. Voilà sans doute un des derniers avatars du « mythe de la gauche » — c’est-à-dire des « illusions social-démocrates » (7).

La vitalité du mouvement social apparu en France depuis 1995, qui tire l’essentiel de ses forces et de ses principes du courant libertaire, n’aura d’avenir que s’il arrive à conserver envers et contre tout son autonomie et, en particulier, à déjouer les récupérations politiciennes apparues en son sein. Son orientation est donc un enjeu majeur des prochaines années.

Pour finir, disons simplement que l’anarchisme n’accédera à la visibilité et ne sera efficace que s’il arrive à dépasser des clivages anciens, à renouveler ses idées au contact des autres courants de la critique sociale (en particulier le communisme de conseils et le situationnisme) et à se saisir des problèmes de son temps pour y être le fer de lance des ruptures avec une économie mortifère.

Le petit livre de Normand Baillargeon, véritable vade mecum sur l’anarchisme pour les jeunes lecteurs d’aujourd’hui, répond parfaitement à la double préoccupation d’une histoire éclairant l’actualité du mouvement. L’engagement y prend pleinement en compte une connaissance qui ne cède pas à des préoccupations institutionnelles. Le lire, c’est faire le premier et le bon pas dans un nouvel univers dont nul ne sortira indemne s’il veut, un jour, pouvoir vivre à la hauteur de ses rêves.

Charles Jacquier

Notes
(
1). Lire Nicolas Phébus, « Anarchistes au Québec », <http://users.sky-net.be/AL/archivp./2000/231sepiquébec.htm>.
(
2). Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Tome I, Des origines à 1914, tome II, De 1914 à nos jours, François Maspero, Paris, 1975.
(
3). Daniel Guérin, À la recherche d'un communisme libertaire, Spartacus, Paris, 1984, p. 54.
(
4). Lewis L, Lorwin, L'Internationalisme et la classe ouvrière, Gallimard, Paris, 1933, p. 59.
(
5). Lire Charles Jacquier, « Bernard Lazare, un prophète anarchiste », Les Nouveaux Cahiers, n° 118, 1994.
(
6). Lire François Lonchamps & Alain Tizon, Votre révolution n'est pas la mienne, Sulliver, Arles, 1999.
(
7). Selon le titre de l'excellent dossier de la revue Courant alternatif, hors série n° 2, 1999.


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