De l’autonomie dans la lutte des classes

Le texte présenté ici est la préface d'une brochure « Les grèves de l'été 1955, les luttes de Saint-Nazaire et leurs répercussions » qui reprend un article de Socialisme et Barbarie n° 18 de janvier 1956, écrit à l'époque par Henri Simon. Cette brochure a été éditée par le groupe Front libertaire de Saint Nazaire (44), dans le cadre, au mois de mai 2001, d’une journée de rencontre et de débat autour du centenaire de la mort de Fernand Pelloutier, militant anarchiste et animateur de la fédération des bourses du Travail.

Les grèves de 1953, puis de 1955 ont marqué un virage important dans le mouvement ouvrier contemporain, dans la mesure où la base ouvrière (re)commença alors à échapper au joug des confédérations syndicales inféodées aux enjeux politiciens marqués par la guerre froide, la décolonisation, et la politique intérieure française. En remettant en perspective ces luttes dans le lent processus d'émancipation du prolétariat, fait d'avancé et de recul, d'accélération et de ralentissement, Henri Simon interroge ici des notions importantes de lutte de classe, d'autonomie, d'intégration ou de répression des mouvements sociaux, qui sont autant d'incontournables pour qui veut combattre la globalité du capitalisme. À ce titre ce texte complète et prolonge certains aspects des différents articles sur la globalisation, l'unité des libertaires, et « la liberté démasqué », publiés dans Courant Alternatif n° 111.

Cette préface devrait donner lieu à une publication plus importante par Échanges BP 241, 75866 Paris cedex 18.

En attendant on peut lire et discuter ce texte, et se procurer la brochure en question auprès de Front Libertaire, maison du peuple, Place Allende, 44600 St-Nazaire, contre 10F + 6,40 F de port. Une autre brochure « Le mouvement ouvrier à Saint-Nazaire » est également disponible aux mêmes conditions. Chèques à l'ordre de « Noir et Rouge ».


Les voies de l'autonomie dans la lutte de classe sont impénétrables, tout au moins pour ceux qui ne veulent pas la voir ou la chercher là où elle se trouve. On pourrait dire que cette autonomie est protéiforme, c’est-à-dire changeant constamment de forme, de registre et de niveau d'attaque car elle trouve en face d'elle, selon les nécessités du capital, des constructions répressives ou intégrantes tendant à empêcher son action comme elle tendrait à le faire.

D'une certaine façon on pourrait l'assimiler au virus de la grippe qui change chaque année tout en se référant à une souche commune, ou bien à l'évolution des espèces, les barrières dont nous venons de parler la contraignant de s'adapter en se modifiant pour pouvoir continuer à agir. C’est-à-dire à survivre. L'autonomie c'est en quelque sorte l'expression brute de la résistance à l'exploitation qui existe tant que le capital existe. La souche commune à toutes les formes historiques et présentes de l'autonomie dans la lutte des classes, c'est la défense par les acteurs eux-mêmes -les exploités- de leurs propres intérêts. Ce qui fut exprimé il y a bien longtemps par la formule « faire ses affaires soi-même » ou plus emphatiquement à la même époque par « l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

On a beaucoup parlé d'autonomie dans les 30 ou 40 dernières années comme s'il s'agissait d'un mouvement spécifique, voire d'un courant de pensée, comme s'il s'agissait d'une revendication à inscrire dans un programme. L'autonomie n'est pas un comportement à promouvoir : elle est en actes et non en paroles et ces actes expriment ce qui paraît naturel dans l'exploitation : agir par soi-même, pour soi-même. Cela appellerait de longs développements, mais dans ce texte bref, je vais essayer de montrer ce qui, depuis les grèves de 1955, a profondément changé dans l'expression de l'autonomie de la lutte. Mais il n'est pas possible de parler d'autonomie sans la situer historiquement, car, comme toutes les autres expressions de l'autonomie ouvrière, 1955 ne fut qu'un moment, un moment important dans un processus historique.

Je dois ajouter que j'éprouve, peut-être injustement, une méfiance particulière vis-à-vis des groupes qui revendiquent l'autonomie d'abord pour eux-mêmes, ce qui n'a guère de sens et n'a rien à voir avec l'autonomie de la lutte de classe, ensuite pour le prolétariat, les travailleurs dans leur ensemble. C'est ce dernier point qui me laisse dubitatif. Cela me fait toujours penser aux bolcheviks de 1917 qui revendiquaient « Tout le pouvoir aux soviets » pour les conquérir et les soumettre à la loi du parti. Cela aussi mériterait de longs développements qui apparaîtront ici ou là dans le cours de cette préface.

Il y manquera pourtant un point capital : la relation étroite, dialectique, entre les caractères propres du capitalisme et les formes d'expression autonome de la lutte de classe. Une partie de la dynamique du capital répond à cette autonomie. Et la lutte de classe se modèle sur cette dynamique en réponse à l'évolution des méthodes de production et des méthodes de domination du travail. C'est en ce sens qu'il faut comprendre toutes les transformations depuis plus de deux siècles. Bien sûr cette autonomie dans la lutte de classe est universelle, internationale ; mais les mêmes contraintes de place nous obligeront souvent à nous restreindre à l'Hexagone. Si les mêmes méthodes d'exploitation se retrouvent partout, les conditions spécifiques à un Etat feront que l'expression de l'autonomie ouvrière sera différente et que des formes nouvelles exprimant la percée de cette autonomie pourront surgir là où on ne les attend pas.

Les prolétaires n'ont jamais particulièrement décrit leur action propre et ne le font pas plus aujourd'hui. Bien que l'existence de l'autonomie dans la lutte de classe ne se résume pas à la présence d'organisations de lutte exprimant cette autonomie, force est de constater que le débat se limite souvent à la référence à ces organisations et pas du tout à ce qu'elles supposent chez les travailleurs : c'est seulement l'histoire formelle qui laisse des traces historiques. Pour prendre un exemple dans les grèves de 1955, l'autonomie de la lutte s'exprimait dans un cadre syndical (ce fut souvent le cas et cela peut l'être encore) mais dans ce cadre, la détermination, la combativité, l'initiative selon les circonstances de la lutte faisaient que cette lutte dépassait largement les caractères et les objectifs que les organes établis de contrôle de la lutte lui assignaient. Pourtant, sauf sur le terrain propre des affrontements, aucune forme exprimant cette autonomie n'apparaissait.

Ainsi, je l'ai évoqué, on peut faire remonter l'autonomie de la lutte de classe au développement concomitant du capitalisme et du prolétariat avec la formation spontanée de diverses associations qui plus tard se transformeront en syndicats. L'intégration progressive de ceux-ci dans l'appareil politico- économique sera la première manifestation formelle de cette dialectique entre l'autonomie de la lutte et les pouvoirs de domination de l'exploitation. Tout était achevé avant la première guerre mondiale et cette dialectique se poursuit encore aujourd'hui autour de la forme syndicale.

Les soviets russes de 1905 et de 1917 furent aussi des créations spontanées : aucun des théoriciens politiques révolutionnaires ou réformistes n'en avait prévu ou imaginé. Les conseils allemands ou italiens des années 20, plus tard les collectivités espagnoles de 36 montraient la constante résurgence de l'autonomie dans la lutte de classe à une dimension insoupçonnée jusqu'alors. On peut y rattacher le mouvement shop-steward (1) en Grande-Bretagne, les mutineries de 1917 en France, les grèves de 36 encore en France. La disparition, l'intégration formelle de ces organisations diverses pouvait venir d'une répression brutale tout autant que d'une conquête par les courants politiques traditionnels -bolcheviks léninistes puis staliniens, sociaux-démocrates, anarchistes. Là où les menaces avaient été les plus grandes dans cette montée de l'autonomie, les répressions prirent la forme de régimes totalitaires : fascisme, stalinisme, nazisme, franquisme se partagèrent l'élimination physique. Les démocraties se chargeaient d'une répression plus douce ou dominaient l'intégration.

Pour la France, ce double rôle, de 36 à l'après seconde guerre mondiale incombait au Parti communiste et à sa succursale, la C.G.T. Néanmoins, les pouvoirs restaient méfiants à ce qui pouvait surgir des souffrances de la guerre. Dans une sorte de parodie de ce qu'avait créé l'autonomie ouvrière, une législation promet le « welfare » comme expression de la solidarité ouvrière, les conseils sous la forme de comité d'entreprise, de cogestion allemande, de comité shop-steward en Grande-Bretagne. Mais le courant d'autonomie ressurgissait néanmoins dans les différentes grèves de 1947 - dont la grève Renault Billancourt, courant aussitôt récupéré, dans la confusion entourant le début de la guerre froide et l'échappatoire F.O. à la domination totalitaire P.C.-C.G.T.. C'est par rapport à cette domination syndicale que les grèves de Nantes expriment alors ce que certains considérèrent alors comme le «réveil de la classe ouvrière» mais qui n'était, sous une autre forme plus diffuse, que la réapparition au grand jour d'une autonomie de la lutte. On peut aussi référer à ce courant l'existence dans cette période de formes éphémères d'organisations informelles de base qui n'ont guère d'histoire écrite mais qui firent l'objet de récupération de groupuscules politiques revendiquant la combativité ouvrière. On peut aussi rattacher à ce courant les insurrections ouvrières de l'Allemagne de l'Est en 1953, de Hongrie (1956) ou de Pologne (1956). Ils correspondaient à l'ébranlement de la domination de P.C. et voyaient la réapparition éphémère des conseils -aussitôt détruits par une brutale répression. On peut aussi en rapprocher le développement des résistances du prolétariat britannique qui, sous la domination formelle des Trade unions, finira par provoquer par une large autonomie de base, une crise politique jusqu'au tatchérisme en 1979.

En France, les formes de lutte exprimant l'autonomie telles que les avaient révélées les luttes de 1955 à Nantes vont en quelques sortes culminer en 1968 avec une généralisation de la grève que les forces de contrôle n'avaient guère envisagée. C'est que les contestations de la domination syndicale au cours des conflits étaient trop dispersées, trop disparates pour laisser supposer qu'elles étaient l'expression d'un courant persistant d'autonomie dans la lutte. Elles pouvaient prendre soit des formes d'affrontement violent comme à Caen, soit celle d'une exigence de démocratie directe comme à Rhodacieta à Besançon. 1968 les fera alors mentionner avec les prolongements lointains vers Nantes 1955 comme les signes prémonitoires d'un tournant dans le surgissement d'une autonomie dans la lutte.

Alors même que les syndicats avaient pu contenir la grande vague de 1968, cette poussée de l'autonomie avait pourtant paru assez grave pour le système capitaliste pour générer les formes classiques intégration-répression. Celles-ci jouaient à différents niveaux :

— l'intégration du courant d'autonomie -tout au moins de ceux qui en avaient parus les militants actifs qui dans les organisations “révolutionnaires” maoïstes, trotskystes, etc., qui dans le syndicat qui paraissait le plus porteur de « l'esprit de 1968 » - la C.F.D.T.
— la répression directe qui vit, au début des années 70 le licenciement de bien des animateurs de luttes de mai 68
— le développement étatique, patronal et syndical de l'idéologie de l'autogestion avec quelques tentatives de créer un développement de cette cogestion (par exemple dans l'enseignement). Là aussi il faudrait en dire beaucoup plus.

Pourtant 1968 avait masqué, en dépit des succès apparents de cette intégration-répression, une rupture avec certaines formes de domination de l'autonomie qui va ressurgir sous des formes diverses éphémères mais récurrentes (je ne parle que pour la France). On peut les distinguer bien qu'à mon avis elles sont l'expression de ce même courant d'autonomie dans les luttes :
— dans tous les conflits importants (c’est-à-dire hors des sempiternelles journées d'actions syndicales) la démocratie de base s'impose. Pratiquement, aucune grève ne peut se terminer sans un vote. On est loin de la grève syndicale presse-bouton des années 50. Bien sûr, cela n'exclut pas les manipulations, d'autant que forts de leur reconnaissance légale, les syndicats imposent leur présence dans les négociations qui doivent mettre fin à la grève. La généralisation de cette pratique “démocratique” est un acquis de 1968.
— Les grèves de 1995 ont révélé une tendance à une autre forme de démocratisation. Alors qu'en 1968 les comités de grève n'étaient que des intersyndicales élargies aux non-syndiqués mais interdisant tout contact avec l'extérieur, en 1995, les assemblées générales étaient souveraines et ouvertes à tout public. Bien-sûr là aussi les syndicats qui formellement proclamaient le respect de cette démocratie de base gardaient le contrôle des négociations, des manifestations, et pouvaient manipuler à loisir. Mais on était déjà loin des comités d'action de 68 réduits à jouer les mouches de coche à l'extérieur des entreprises.
— L'apparition de formes globales d'organisations de base extrasyndicales, les coordinations. Sans doute ont-elles une existence éphémère- à la fois par les barrages des syndicats traditionnels et du pouvoir de décision et par l'apparition de syndicats d'oppositions qui se construisent sur cette disparition des coordinations œuvrant en même temps pour leur intégration.

C'est le bilan que l'on peut faire aujourd'hui de l'autonomie dans les luttes mais il faudrait aussi relier ces développements à ceux qui apparaissent sur un plan plus global touchant non plus l'activité de travail mais la vie en général dans une société dominée plus que jamais totalitairement par le capitalisme. Comme dans le passé, personne ne peut dire dans l'enchaînement dialectique autonomie-répression-intégration ce qui surviendra, notamment dans ce que l'on voit actuellement un peu partout dans la multiplication d'actions de base, parcellaires, limitées, mais qui peuvent paraître une réponse à ces contrôles récurrents sur toutes les luttes importantes. De toute façon, même si les formes d'autonomie sont plus évidentes aujourd'hui, tant que le système capitaliste ne sera pas mis en cause, d'une manière ou d'une autre dans sa globalité, il sécrétera des formes répressives-intégratives dans le même enchaînement dialectique qui est la plus claire leçon du passé.

Henri Simon

Note

(1) Mouvement de délégués d'atelier apparu au cours de la Première guerre mondiale. Cf Henri Simon, « To the bitter end » Grève des mineurs en Grande-Bretagne (mars 1984-mars 1985), Acratie, 1987, 208 p. (N.D.E.)


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